Silentio a écrit: Kant est à la fois un sceptique, sur le plan de la connaissance, et quelqu'un qui souhaite élaborer un chemin vers la morale, vers Dieu
Comment entendez-vous son scepticisme ? Y a-t-il un passage en particulier qui vous fait dire qu'il est sceptique ? Pour ma part, je conçois qu'on puisse le déclarer sceptique face à la métaphysique (au dogmatisme), la vraie source à ses yeux de l'incrédulité (p. 54 de la 2e préface, chez Folio), laquelle est à mettre en rapport avec la dialectique de la raison pure, naturelle, mais source d'erreurs. En outre, il dit clairement que par sa démarche critique, il renforcerait même plutôt « l'espérance d'une
vie future », « la conscience de la
liberté », « la foi en un grand
auteur du monde » (pp. 55-56).
Silentio a écrit: le plan pratique exige d'excéder la connaissance et ses limites
Il emploie le verbe démettre :
Je ne puis donc même pas admettre Dieu, la liberté et l'immortalité au service de l'usage pratique nécessaire de ma raison, si je ne démets en même temps la raison spéculative de sa prétention à des intuitions transcendantes.
p. 54.
D'une manière générale, je ne détecte pas de doute chez Kant.
Silentio a écrit: je suis d'accord avec l'idée qu'il faille passer outre la connaissance pour élaborer une conduite de vie. Peut-être le problème est-il plus dû à la gêne occasionnée par une réactivation de la morale que cette idée de Dieu vient justifier en retour.
Il distingue d'emblée un usage théorique et un usage pratique. Comment diable admettre qu'on sort de la connaissance en passant de l'un à l'autre, quand la première phrase de sa 1ère préface s'énonce ainsi ?
La raison humaine a cette destinée particulière, dans un genre de ses connaissances, d'être accablée de questions qu'elle ne peut écarter ; car elles lui sont proposées par la nature de la raison elle-même, mais elle ne peut non plus y répondre, car elles dépassent tout pouvoir de la raison humaine.
D'emblée, l'essentiel est dit : la métaphysique correspond à l'usage dialectique de la raison (cf. l'apparence transcendantale et les idées de la raison), inévitable lors même qu'on l'a détecté (« c'est là une illusion qu'on ne saurait éviter », p. 321), dont le remède forgé par Kant est la dialectique transcendantale, qui lui permet de convertir les idées de la raison théorique en idéaux de la raison pratique. Mais des unes aux autres, nous ne sortons pas de la connaissance, nous changeons de genre de connaissance.
Silentio a écrit: le malaise de voir la manière que Kant a de passer d'un discours à un autre, même s'il y a une cohérence. Comme Nietzsche on se sent floué. Le piège se referme sur nous.
Pouvez-vous développer ?
Silentio a écrit: Euterpe a écrit: Cette hypothèse d'un Kant qui fait "comme si" me paraît trop suspicieuse, irrationnelle. D'autant qu'elle fait abstraction de son piétisme.
Son piétisme est important, bien entendu, et même si les Lumières allemandes conservent le sens du religieux, il me semble qu'il n'est pas vraiment décelable dans la CRPure.
Il tient pourtant un discours d'une grande sévérité à l'endroit des "indifférentistes", eux-mêmes victimes du dogmatisme et de l'anarchisme métaphysiques, quand il s'agit des religions. Je trouve du reste qu'on ne prête pas assez attention d'une manière générale à ses propos les plus personnels, souvent très durs, dans son œuvre :
Il est vain, en effet, de vouloir affecter de l'indifférence à l'égard de telles recherches, dont l'objet ne peut être indifférent à la nature humaine. Aussi tous ces prétendus indifférentistes, quelque souci qu'ils aient pris de se rendre méconnaissables en changeant la langue de l'École en un ton populaire, retombent-ils inévitablement, pour peu seulement qu'ils pensent, dans des affirmations métaphysiques, pour lesquelles ils affichaient pourtant tant de mépris. Cependant, cette indifférence, qui survient au plein de l'épanouissement de toutes les sciences, et qui atteint précisément celles à la connaissance desquelles, si elle était accessible, on renoncerait le moins parmi toutes, est un phénomène qui mérite attention et réflexion.
p. 33.
Chez les indifférentistes de Kant, on trouve précisément les sceptiques du XVIIIe, et qui, pensant avoir détruit les anciennes idoles, en inventent de nouvelles ("ils retombent dans des affirmations métaphysiques"). Kant n'est du reste pas le seul à énoncer une telle critique, on la trouve souvent en France à la fin du XVIIIe siècle.
Silentio a écrit: puisque Dieu n'est qu'une hypothèse, on ne peut partir de Lui pour fonder la morale.
Hypothèse de la raison théorique, pas de la raison pratique.
Silentio a écrit: Pour être moral et rationnel, il faut croire en Dieu parce que la raison le suppose en tant qu'Il réalise la circularité de la raison. Agir avec Dieu comme visée nous oblige à être moraux et réalise l'effectivité de la morale si Dieu existe bien. Le but c'est que le "comme si" donne lieu à une réification de ce qui est supposé, ainsi c'est la croyance qui crée son objet et lui donne à exister, mais il faut auparavant en être venu à croire, c'est-à-dire avoir pris conscience de la nécessité de franchir les limites de la connaissance et de la nécessité de prendre en considération une donnée qui peut n'être que factice au regard de la raison pure. Il faut se donner les moyens de réaliser la raison en visant ses exigences, se mettre en condition, ce qui réalise notre dimension nouménale. Le vraisemblable s'incorpore, dispose le monde au vrai.
Non. Cette donnée ne peut être factice au regard de la raison pure, puisque la raison pure n'a plus cours à ce moment-là. Elle est démise. Elle n'y a pas accès.