Liber a écrit: La pensée oui, la sensibilité non. Il n'a pas d'accroche sur moi, car même au plus fort de son discours moral, il ne me touche pas. Qu'est-ce qu'une philosophie qui ne pense pas la vie ? C'est la différence entre Kant et Schopenhauer. Prenons par exemple son opuscule sur le droit de mentir par humanité. Dans l'idéal, on ne doit pas mentir, mais quand la Gestapo vient vous demander si votre ami est là, vous pouvez mentir.
Je suis d'accord, mais les idées et la métaphysique peuvent avoir leur intérêt, même si vous avez raison de rappeler qu'il ne faudrait pas oublier la prise en compte de la vie ou de l'existence, comme ce que Schopenhauer a fait à partir de sa lecture de Kant. Sauf que Schopenhauer considère encore la vie sous un angle chrétien. La vie est une vallée de larmes, c'est pourquoi il faut encore chercher à s'oublier. Nietzsche décapitera la figure du philosophe, c'est-à-dire du prêtre, pour exalter cette vie. Cela dit, si je suis sensible à certaines dimensions du christianisme et de l'idéalisme je n'ai jamais accordé aucun crédit à la morale. Essayer de constituer une éthique c'est très intéressant, de même qu'il m'apparaît indispensable de se pencher sur la question de la responsabilité - à mon sens, Nietzsche est peut-être encore plus impitoyable que Kant, sans pour autant condamner la vie (c'est la croix que Zarathoustra devra porter puisque l'éternel retour du même implique le retour des forces réactives, il va falloir les aimer ou au moins les tolérer), lorsqu'il pense le rôle du philosophe comme éducateur de l'humanité et médecin de la civilisation, sur fond de la crise des valeurs.
Mais à l'impératif catégorique kantien j'opposerais la critique du stade éthique formulée par Kierkegaard (ce qui ne l'empêche pas de penser l'approfondissement de l'Individu dans le face à face singulier avec Dieu et par l'endettement, la prise sur soi d'une responsabilité tandis que l'éthique de Lévinas est un renoncement à soi dans la prise en charge de l'Autre dans tous les autres hommes) ; grosso modo l'impératif catégorique nous contraint à devenir des "exemplaires de l'espèce" en ce qu'elle vise en chacun notre nature commune d'être de raison, de sorte qu'en répondant au général ou à l'universel nous nions ce que nous sommes singulièrement, dans notre particularité et notre sensibilité. Bref, le diktat de l'abstraction et de l'Autre (ou du Même, selon où l'on se place). Mais en même temps, par ce trait général, l'impératif catégorique peut être pensé comme souci de soi en l'autre et souci de l'autre en soi. De plus, le noble nietzschéen ayant plus de devoirs à rendre que quiconque et valorisant la maîtrise de soi, est-ce que l'impératif catégorique peut être si mauvais lorsque répondre à la loi morale en moi et m'obliger c'est savoir m'obéir et me commander, gagner mon autonomie ? En fait, la critique de l'impératif catégorique relève plutôt de deux facteurs, on peut montrer que des cas concrets n'y correspondent pas, que la vie et ses situations excèdent la rationalité et l'universalité, ou bien encore qu'il est meilleur de persévérer dans son être et de commettre une injustice en vue du bonheur que de se soumettre à autrui en visant un Bien commun ou souverain (le cas typique de Thrasymaque).
Cependant, ce qui peut être intéressant c'est de prendre en compte la limitation de la connaissance dans la CRPure et le dépassement qu'exige la raison pratique qui exige de viser ses idéaux pour la réaliser. Autrement dit : certes, Kant en pensant les conditions de possibilité de la morale ne remet aucunement en cause le contenu des mœurs de son temps qu'il ne fait que retraduire dans une morale acceptable, et il réintroduit Dieu là où il l'avait expulsé auparavant, toutefois j'oscille entre la critique féroce, continuatrice de son scepticisme théorique, et la tentation de se laisser prendre au "comme si" de la croyance en Dieu, puisque la mort de Dieu est aussi synonyme de perte du monde, d'accroissement du désert. Or, je crois fondamentalement, et ce même s'il faut avoir le courage de la lucidité et d'un certain scepticisme, que l'homme a besoin de croyances pour agir et viser des fins élevées. Ce à quoi, peut-être, peut servir la substitution de Dionysos, dont Zarathoustra et Nietzsche se font les prophètes, à la figure du Christ. Ce qui est, au fond, le renouvellement du pari pascalien, bien que chez Kant la croyance soit rationnelle et que chez Nietzsche elle vise à l'incorporation du "sens de la terre" par l'éternel retour (qui conjugue ainsi, selon moi, l'amour du fatum et du monde, de la vie dans sa plasticité et son devenir, en réponse à la déchirure du caractère tragique de la vérité, c'est-à-dire que s'y associe aussi la responsabilité de se convertir à une éthique de la responsabilité qui nous incombe lorsque nous nous tenons avec l'humanité au bord de l'abîme).
La question est de savoir si la raison ne nous illusionne pas, d'autant plus qu'une idée ne crée pas son objet. Mais en même temps, notre action dans le monde repose sur des habitudes et des croyances, et la croyance en Dieu peut être propice à notre accomplissement dans le monde et elle peut nous responsabiliser sans forcément nous nier ; de toute façon il faut reconstruire les principes qui guident les rapports humains après la crise de la modernité et les événements du XXe siècle. Que l'on veuille introduire la morale en l'homme et lui constituer une seconde nature qui le diminue est condamnable (l'intériorisation de la contrainte devient obligation), mais qu'il n'y ait pas de morale fondée ne veut pas dire que nous n'avons pas besoin d'élaborer une morale positive ou une éthique. Cependant, est-ce qu'en agissant selon la morale ou d'après une croyance nous les réifions ? Il me semble que l'entreprise kantienne consisterait à lier la morale à la raison et à présupposer la liberté du sujet qui par l'exercice de son autonomie en conformité à la loi morale et par la visée des idéaux qui complètent la raison réaliserait la nature nouménale de l'homme dans le monde, y faisant advenir la liberté et Dieu (cf. Kant,
CRPratique, Iere Partie, Analytique, trad. F. Alquié, p. 708, Paris, PUF, Pléiade).
Lorsque je m'interrogeais là-dessus j'avais écrit ceci :
Si je comprends bien, les Idéaux de la raison sont les exigences de la raison : la pensée m'amène vers eux pour réaliser l'ensemble des capacités de la raison. Mais la pensée dépassant la connaissance, ce n'est que par la pratique que je réalise ces Idées, c'est-à-dire que je vis raisonnablement. Je suis pris entre deux mondes, je suis également noumène : c'est pourquoi je peux m'auto-déterminer. Le noumène est l'Idée de la raison qui exprime ce qui est à faire.
Je ne sais pas ce qui doit être, mais par la pensée je connais ce qui peut satisfaire l'exigence de ma raison : donc supposer que ce qui complète la connaissance est de l'ordre de Dieu, de l'âme, de la liberté. Penser est une nécessité et un devoir. Il y a de la chose en soi car la conscience de ma propre existence exige une chose permanente dans mes perceptions. Le moi est transcendantal et empirique, sujet et objet, il construit et reçoit. Les Idées ne sont que principes régulateurs du fonctionnement de la raison : des symboles utiles qui donnent une unité à nos conceptions, leurs donnent du sens. Elles poussent l'entendement à continuer la totalisation de l'expérience. Les Idées participent du schématisme.
L'Idée rend possible la pratique, dans un système toujours ouvert, c'est-à-dire que la pensée doit se concrétiser dans son mouvement pour mener l'homme à transformer la nature en un monde moral et intelligible. L'acte moral fait pénétrer la raison dans le sensible, la liberté dans la nature : l'homme transforme le monde en le rendant plus proche de la raison, et donc de son exigence qui vise la perfection, le divin. Il y a une réelle influence sur le monde sensible qui doit devenir conforme à l'Idée.
Dieu est à la fois supposé comme modèle dans lequel se trouve la représentation de la totalité de l'être et comme finalité de la raison dont l'exigence ultime se trouve dans une intelligibilité absolue qui si elle n'est pas accessible par la connaissance reste toujours visée, et c'est donc en visant Dieu que l'on remplit l'exigence de la raison (qui s'impose à moi comme devoir).
Dieu est une projection de notre besoin de tout comprendre mais notre raison est constructrice. Or, on ne passe pas de l'idée à l'être. Ce n'est que sous l'ordre moral, donc en droit, que Dieu peut exister. La morale revient à reconnaître des droits et devoirs auxquels est soumis l'homme, tandis que l'être de droit, Dieu, n'a que des droits et qu'il s'impose en moi : je suis limité par la nature et par le devoir, passif et contraint. Dieu est ce qui doit être, il est l'activité : il y a une législation immanente de la raison qui s'exerce en moi.
La raison pratique est reconnue comme une personne, une expérience humaine de la raison : c'est le sentiment de la finitude qui nous fait entrer dans un rapport à Dieu. C'est dans l'action morale que l'homme réalise son humanité, tend à se dépasser en fonction des principes qui l'animent. Mais d'une certaine manière ce Dieu n'est que la raison elle-même et la morale le moyen d'en faire l'exercice, de la réaliser.
Est-ce ainsi qu'est justifié le passage à la morale en dépit de la limitation de la connaissance ? Est-ce que cela explique ce pouvoir de la pratique en ce qu'elle serait une sorte de réification de l'Idée par le mime, l'homme étant aussi une monade capable de transposer l'Idée dans la chair du monde ? Par ailleurs, pourquoi vouloir à tout prix conserver la liberté ? Parce que nous l'espérons, ou parce qu'elle est elle-même une exigence de la raison (et ces exigences ce qui constitue notre espoir naturel) ?
Quelle est la finalité de la morale, si ce n'est "la morale pour la morale" ? Pourquoi la morale est-elle nécessaire ? Ne vise-t-on pas l'accomplissement de la nature supérieure de l'homme, l'avènement du monde nouménal sur la réalité ? L'intersubjectivité sous l'angle de la morale ne sert-elle pas à faire exister la perfection divine en nous [je rajoute : entre nous] et dans le monde ? Ne s'agit-il pas de remplir la raison, de la réaliser à son maximum ?
Mais il est vrai qu'à trop faire primer l'Idée, le monde vrai (nouménal) sur le monde sensible et apparent nous nions le monde au profit des arrières-mondes...
Toutefois, ce qui m'intéresse au travers de tout ça c'est penser la responsabilité, mais aussi de voir en quoi, peut-être, Kant préfigure la pensée de l'existence (même si comme je l'ai dit Pascal l'a précédé) dans la tension entre la limitation de la connaissance et la nécessité de la sphère pratique.