Liber a écrit:Il n'y a aucun doute possible que Kant veut restaurer l'éclat de la religion mis à mal par les Lumières, ni besoin d'aucune justification sur une prétendue "croyance rationnelle". Il s'agit bel et bien de "foi en Dieu", que permet à nouveau l'indécision sur l'existence ou l'inexistence de Dieu. Kant espérait que sa critique mettrait fin à l'athéisme radical et à l'absence de morale (cf. Seconde préface).
Absolument. Je ne comprends pas pourquoi on néglige à ce point ce côté de Kant, pour qui Dieu ne fait aucun doute dès le départ.
Silentio a écrit:Euterpe a écrit:Comment entendez-vous son scepticisme ?
D'abord comme un criticisme anti-dogmatique, qui limite la connaissance, la sépare de ce que la pensée peut, une approche négative à partir de laquelle reconstruire en usant correctement de la raison, en passant les énoncés au crible de la raison. C'est pouvoir juger de l'exercice de la raison en rapport à une part d'inconnu, de même que s'interroger sur les fondements, les conditions de possibilité.
C'est du criticisme, autrement dit ce n'est pas du scepticisme ; ce serait même le contraire, si on se souvient que Kant a confiance dans la connaissance. Il n'y a aucune déception chez lui, aucune désillusion. C'est fort de cette confiance jamais démentie qu'il bâtit la cathédrale Critique. "Tout est bien", dit-il en mourant.
Silentio a écrit:Euterpe a écrit:D'une manière générale, je ne détecte pas de doute chez Kant.
Entre le doute cartésien et le soupçon nietzschéen on trouve le criticisme kantien. Je les conçois comme des formes particulières de scepticisme et qui sont dans ces cas-là méthodiques.
Descartes pas plus que Kant n'est sceptique, il n'est pas moins confiant que Kant.
Silentio a écrit:Nietzsche parle d'une philosophie des "portes dérobées".
Nietzsche n'est pas le meilleur lecteur de Kant. Il manque souvent de fairplay, et ses sources sont souvent de piètre qualité. Non seulement Kant est beaucoup plus luthérien qu'il ne voulait l'admettre, ce qui impliquait de modifier la place qu'il lui accordait, mais sa source principale était Schopenhauer lui-même. Accorder au Kant de Nietzsche un crédit incontestable c'est s'interdire purement et simplement de lire Kant.
Silentio a écrit:le piétisme aurait tendance à être considéré comme dogmatique par sa rigueur extrême, et pourtant ici Kant critique le dogmatisme des autres.
Non. Aucun dogmatisme dans le piétisme. Lisez l'article qu'on trouve sur Wikipedia, pour un aperçu. Vous y trouverez de quoi éclairer certaines difficultés apparentes des positions qu'adoptait Kant. Vraiment, son piétisme est déterminant pour la lecture des deux premières critiques.
Silentio a écrit:Kant est justement celui qui détruit les prétentions de l'ancienne métaphysique pour en construire une d'un nouveau type.
Kant n'est l'auteur d'aucune métaphysique nouvelle. Il rend impossible la métaphysique, puisque l'être est comme coupé en deux et que, pour la partie qui intéresse précisément la métaphysique, on ne peut rien en dire. Seule subsiste une métaphysique des mœurs. Et pour cause : la liberté est à la raison ce que l'idée mathématique est à l'entendement.
Silentio a écrit:Dès lors qu'on affirme des certitudes, ou des préférences, et que l'on se place dans un jeu de valeurs, il y a des croyances.
Vous ne pouvez réduire la philosophie à un objet des sciences sociales.
Silentio a écrit:je ne vois pas à quoi sert une foi qui "permet à nouveau l'indécision sur l'existence ou l'inexistence de Dieu". N'est-ce pas plutôt l'inverse, partir de ce constat, de cette indécision, pour indiquer la nécessité du salut, elle-même passant dorénavant par la raison ?
La foi kantienne ne permet pas l'indécision sur l'existence ou l'inexistence de Dieu. Il y a d'un côté la connaissance (légitime), fondée par l'expérience ; or il n'y a aucune expérience possible de Dieu : le Dieu de Kant ne se manifeste guère plus que celui de Pascal (il a même moins de chance de se manifester, puisque le Dieu de Kant c'est le Dieu de Pascal la grâce en moins, pour le dire très sommairement). D'un autre côté, il y a la liberté, que la morale met en œuvre avec une autorité comparable aux commandements de Dieu. Comparable : Kant établit une comparaison ; la clarté des textes concernés, comme ceux de la 2e préface à la CRPure, ne laisse place à aucune interprétation tant c'est explicite. Lisez par exemple le chapitre 3 de l'Analytique de la raison pure pratique dans la CRPratique.
Silentio a écrit:avant de pouvoir trancher le philosophe doit considérer toutes les possibilités mais se garder de toute affirmation, agnosticisme et scepticisme vont de pair pour évaluer les propositions, mais cette position de retenue implique d'emblée de ne pas déjà croire.
Pas nécessairement. Kant par exemple n'est pas agnostique. Beaucoup prenaient Socrate pour un sceptique, alors qu'il n'en était rien. Dans les deux cas, on a tranché bien des choses avant même d'en venir aux conceptions philosophiques finales.
Silentio a écrit:Kant ramène Dieu à la raison.
Non ! Kant étalonne la raison avec Dieu en point de mire.
Silentio a écrit:"Si je ne peux pas trancher sur l’existence ou non de Dieu, la foi redevient possible", mais [elle] n'est pas simplement possible, elle s'impose. Surtout parce que la croyance est rationnelle et que Kant croit à la raison
Langage propre aux sciences sociales, là encore. Kant ne croit pas en la raison comme on croit en un Dieu. Reprenez les chapitres de la CRPure où il définit la raison, à commencer par les préfaces. La raison, c'est la nature même de l'homme. Or il se trouve que, naturellement, et en cela il est d'accord avec Benjamin Constant, les hommes ne se contentent pas du seul monde sublunaire.
Silentio a écrit:il est tout de même curieux, comme le dit Nietzsche, que la raison soit juge et accusée
Nietzsche se trompe en disant cela.
Silentio a écrit:croire à la raison et même à la grammaire.
Pas les nominalistes, par exemple. Encore une fois, Nietzsche n'est pas ce qu'on a dit de mieux sur Kant, qu'il platonise à outrance.
Silentio a écrit:Avec Kant le problème est, en effet, de passer par des portes dérobées quand les autres sont très clairs et assument leur croyance, tout ça pour imposer à l'homme une morale impossible à laquelle obéir. Le plus enrageant, d'un point de vue religieux, est peut-être de se servir de Dieu pour rabaisser l'homme et l'enchaîner (sous couvert de lui promettre une libération) quand la morale devrait servir l'homme et l'homme servir Dieu. Postuler Dieu, même si c'est dans l'ordre de la raison, sert finalement de prétexte à la morale. On pourrait, de plus, dire que lorsque l'on nous promet le règne de la liberté du nouménal sur le monde phénoménal, il s'agit en réalité de conformer le monde sensible au diktat de l'abstraction, du formalisme.
Il ne rabaisse pas les hommes. C'est l'inverse. Il commande aux hommes de s'élever indéfiniment, puisqu'il avoue lui-même que c'est sans fin. C'est en ce sens seulement qu'on peut dire qu'il rabaisse les hommes : c'en est une conséquence, parce que cela est écrasant, trop lourd à porter pour quelqu'un qui ne se sent pas la vocation. L'homme de Kant c'est un peu le "Moïse" de Vigny, or il est significatif que Hölderlin le surnomme « le Moïse de la nation allemande ».
Silentio a écrit:Spinoza pense Dieu comme si lui-même accédait au savoir divin
Non. Spinoza est athée (il n'a pas été excommunié pour de vaines questions d'interprétation de la Bible, et le herem est rarissime. L'hérésie elle-même ne suffit pas la plupart du temps pour être frappé d'une telle exclusion). Son Dieu ne donne pas le change. Il n'y a qu'une nature naturante, que l'on peut connaître, mais pas comme on connaît d'un savoir divin.
Dernière édition par Euterpe le Jeu 11 Aoû 2016 - 12:01, édité 1 fois