Silentio, pour vous répondre il me faudrait une page toutes les quatre lignes de votre intervention. Et comme je ne maîtrise pas les [quote] multiples, je vais faire autrement. Je peux vous suivre à peu près partout dans ce que vous dites mais ce qui me gêne, c'est que je peux dire tout ce que vous dites sans le concept nietzschéen de volonté de puissance (qui, avec tout le respect que je vous dois, commence à ressembler au mot préféré des petits hommes bleus). En effet, votre texte consiste en partie à vouloir la retrouver partout (dans la survie des hominidés, dans le monde des insectes, dans la coopération, dans le social, dans la morale castratrice...).
Un peu plus dans le détail : l'homme, les hominidés sont là ; oui, comme des millions d'autres espèces. Aujourd'hui ils grouillent, mais c'est assez récent. Il y a un million d'années il n'y avait peut-être pas 10000 hominidés sur un territoire grand comme quatre fois la France actuelle (pour vous donner une idée). Cela n'est pas très ancien ni très long, l'humanité se ferait péter le citron un de ces jours (nucléaire, pollution, guerre totale...) et les avantages adaptatifs paraîtraient minimes pour un paléontologue du futur. Il y a toutes sortes de comportements d'espèces et de plantes... Vous savez que l'on trouve des parasites de 4ème niveau (parasite d'un parasite d'un parasite de parasite). La vie de ces êtres n'est pas très spectaculaire du point de vue de la volonté de puissance, pourtant leurs chances de survie terrestre équivaut largement à la nôtre. Non, la plus grande caractéristique de la vie est dans sa capacité à occuper absolument toutes les niches viables possibles. Il est encore difficile d'expliquer une telle souplesse du vivant en général, le code génétique et sa mutabilité n'y sont pas pour rien, mais le concept de volonté de puissance n'est pas ici fonctionnel et de toute façon il n'aide pas à comprendre. Par exemple on forgerait un concept de "toute puissance de l'eau au sein du vivant" et on aurait raison, mais c'est une nuit de vaches grises.
La coopération accroît la puissance : pas seulement et pas toujours ! Tout dépend en vue de quoi vous coopérez. Pour prendre un cas extrême, dans une secte, vous pouvez établir une coopération maximale et diminuer à zéro la puissance de chacun, quant à la puissance de la secte, tout dépend, n'est-ce pas ? Oui, les orques s'associent pour chasser, les lionnes, toutes sortes de meutes, le but est commun, la force et le nombre sont mis en commun. Mais aucune de ces bêtes n'a une volonté de puissance (comme le dit Liber, il vaut mieux laisser ce concept à l'homme chez Nietzsche).
Vous écrivez encore que chaque activité culturelle, sociale... est une stratégie pour la volonté de puissance. Vous écririez que c'est une stratégie pour l'esprit, pour la pensée, pour l'inconscient, pour le divertissement, cela fonctionnerait aussi bien. Vous dites ensuite que Nietzsche nous apprend à voir la puissance dans l'organisation et dans l'agencement des corps, des organismes. Le biologiste vous répondrait que dans la compréhension des agencements, il y voit avant tout la fonctionnalité, l'adaptation, la capacité, la complémentarité, etc., dans bien des cas il ne penserait pas à la puissance ni même à la force. Pourquoi vouloir subsumer à tout prix ? Remplacez volonté de puissance par volonté d'être, puis par être tout court et vous pourrez subsumer encore davantage. Mais cela ne vous suffit pas, il y a encore de la volonté de puissance dans le christiannisme, donc dans la morale, dans les religions... mais pourquoi s'arrêter là ? Il y a de la puissance partout. Vous pourriez proposer d'autres termes et concepts : libildo dominendi, surmoi, tradition, forces coercitives, lien social... non, tout cela et le reste... c'est de la volonté de puissance ! (y compris ce dernier point d'exclamation). D'ailleurs vous en terminez par là, le social est une réserve pour la volonté de puissance, en effet.
Lorsque Nietzsche annote les livres de biologie qu'il a lus, il écrit systématiquement "moi" dans la marge à chaque fois que le biologiste (ou Guyau) décrit une situation où le vivant déploie soit de la force, soit de l'agressivité, soit de l'expansion ; il n'écrit rien ou inscrit son désaccord (!) lorsqu'il s'agit d'une description d'une coopération paisible, lorsque le mécanisme ne relève pas de cette volonté de voir la volonté de puissance à l'œuvre partout (vous trouverez cela dans Fouillée).
Dites-moi que Nietzsche veut des hommes libres, émancipés, capables de choisir, de trancher, de tuer s'il le faut. Qu'il abhorre la société de masse, la démocratisation et la montée du prolétariat. Qu'il préfère la hauteur de vue et de pensée de quelques uns à la mièvrerie collective, etc., etc., cela ne me pose pas de problème. Mais lorsqu'on forge et qu'on utilise un concept, c'est autre chose, surtout lorsqu'il est forgé de deux parties aux champs sémantiques déjà trop larges pour chacun d'eux. Car, la volonté, vous accorderez que c'est vaste, la puissance ne l'est pas moins, il est peut-être préférable pour des philosophes de ne pas en rajouter en vastitude. La précision et la compréhension l'emportent à coup sûr sur le méga concept un peu passe-partout, vous en conviendrez peut-être.