Je vais tenter de préciser succinctement ce que j'ai essayé de dire au sujet de ce très très grand monsieur (avant ou après ma prise de connaissance du travail de Fouillée, peu importe, Fouillée aide à penser ce qui suit, c'est tout).
A ma droite Nietzsche, un monstre dans la pensée, quelqu'un qui prétend que, de Platon au "chinois de Koënigsberg", la tradition philosophique n'a rien moins fait que d'oublier littéralement la question de la possibilité de l'homme, c'est-à-dire la possibilité du surhomme. (Quelques années plus tard Heidegger accusera cette même tradition philosophique d'avoir oublié la question de l'être...)
A ma gauche la philosophie elle-même, toute déformée par son axiomatique des valeurs, par sa moralité, par ses fins, par l'héritage chrétien. Mais philosophie dont Nietzsche se réclame néanmoins comme lieu de la pensée. Aristippe me demandait les distinctions et nuances que l'on peut opérer entre "penseur", "philosophe" et "sage". Chez Nietzsche, cette question est du plus grand intérêt, car il est sans doute les trois dès lors que l'on précise comment ces catégories peuvent lui être adaptées. Commençons par cela.
Nietzsche "penseur" ? C'est si évident que c'est justement par nuances vis-à-vis des deux autres termes qu'il peut s'y retrouver. Car, dans les moments où Nietzsche ne fait pas œuvre de philosophie, ou qu'il ne fait pas dans la sagesse, et bien il revendique la possibilité de penser encore et toujours, presque affranchi parfois des deux autres catégories.
Nietzsche philosophe, il le revendique, parfois d'ailleurs très simplement lorsqu'il explique l'ennui où il se trouvait littéralement dans son travail de philologie et la libération qu'il a ressentie sur la terre d'accueil philosophique. Philosophe, donc, mais pas un philosophe de systèmes (encore que, c'est lui qui le dit), philosophe qui n'adopte pas ni la forme ni le style classiques, dont non seulement il se méfie mais qui ne lui conviennent pas - ce qui ne l'empêche pas d'être un écrivain majeur. Philosophe qui opère sur ses lecteurs, même philosophes, une véritable opération de la cataracte. Tant et si bien que beaucoup de jeunes étudiants en philosophie ont non seulement l'impression de sortir de la caverne une première fois en abordant les rivages philosophiques, mais encore une seconde fois, lorsque l'acuité visuelle s'améliore encore à la lecture de Nietzsche. Nietzsche serait une sorte de génie de la lucidité, rendue possible chez lui par une sensibilité hors du commun. Philosophe encore par son pouvoir critique, par son pouvoir d'analyse quasi chirurgical parfois et par son aptitude aux synthèses métaphysiques d'envergure.
Mais philosophe de la construction ? Philosophe de "la cité" ? Philosophe épris ou soucieux de cohérence ? Philosophie en faveur de l'homme, philosophe proche de la sagesse ? C'est ce qui de mon point de vue peut se discuter. (Bien sûr Euterpe, cela n'enlève aucune valeur à sa pensée.)
Du côté de la sagesse, Nietzsche a été là aussi si clairvoyant dans la proximité entre le savoir, la sagesse, la "sapience", la saveur, la "sophia", la sagacité... (même racine indo-européenne sur laquelle il discourt volontiers), qu'il y a chez cet homme une aspiration à la sagesse aussi me semble-t-il. Sauf que si cette sagesse signifie aussi chez Nietzsche penser comme un enragé (pardonnez-moi), c'est une sagesse très particulière tout de même.
Ensuite, je tiens, dans cette première intervention à vous faire partager mes deux principales déceptions (chez un philosophe chez qui l'on prend tellement que l'on voudrait pouvoir lui sucer encore un peu plus de sang) :
1°) Une grande partie de sa critique (de la morale, des valeurs, de la vérité, de la religion, parfois même de la science) est bâtie sur un concept métaphysique que je trouve insuffisamment fondé : celui de volonté de puissance, qu'il croit voir à l'œuvre à peu près partout non seulement dans le vivant mais surtout dans la psychologie humaine, dans les passions et les mobiles humains. Tant et si bien que la tradition devient pour lui à peu près tout ce qui s'oppose à cette volonté de puissance. Plus je prends de l'âge et moins Nietzsche ne parvint à me convaincre ici.
2°) Je ne parviens pas (malgré tous mes efforts) à trouver chez Nietzsche une pensée politique (sans parler d'une pensée du "travail", d'une pensée de la "société"). Cette histoire de domination des forts sur les faibles, également bâtie sur le même principe de volonté de puissance, et bien je vous le dis tel quel, je trouve que c'est un peu court, même si Nietzsche le fait en plus long.
Alors oui, la lecture de Fouillée est éclairante à plus d'un titre. Pour ceux qui disposent de peu de temps, la lecture du Livre III sur Nietzsche et Guyau constituerait une bonne base pour la discussion future. (Plus j'avance dans ce livre de Fouillée et meilleur je le trouve, le livre III me semble au-dessus des deux premiers et le livre IV (en cours de lecture) est tout aussi nourrissant et salvateur.)
J'ai admiré la pensée de Nietzsche plus qu'aucun autre philosophe mais ces regrets 1° et 2° que j'avais éprouvés dans mes jeunes années se sont aujourd'hui, et au fil du temps, transformés en prise de recul vis-à-vis de ce penseur dont les livres ne me font plus aujourd'hui le même effet.
Dernière édition par friedrich crap le Ven 29 Juil 2011 - 20:39, édité 5 fois
A ma droite Nietzsche, un monstre dans la pensée, quelqu'un qui prétend que, de Platon au "chinois de Koënigsberg", la tradition philosophique n'a rien moins fait que d'oublier littéralement la question de la possibilité de l'homme, c'est-à-dire la possibilité du surhomme. (Quelques années plus tard Heidegger accusera cette même tradition philosophique d'avoir oublié la question de l'être...)
A ma gauche la philosophie elle-même, toute déformée par son axiomatique des valeurs, par sa moralité, par ses fins, par l'héritage chrétien. Mais philosophie dont Nietzsche se réclame néanmoins comme lieu de la pensée. Aristippe me demandait les distinctions et nuances que l'on peut opérer entre "penseur", "philosophe" et "sage". Chez Nietzsche, cette question est du plus grand intérêt, car il est sans doute les trois dès lors que l'on précise comment ces catégories peuvent lui être adaptées. Commençons par cela.
Nietzsche "penseur" ? C'est si évident que c'est justement par nuances vis-à-vis des deux autres termes qu'il peut s'y retrouver. Car, dans les moments où Nietzsche ne fait pas œuvre de philosophie, ou qu'il ne fait pas dans la sagesse, et bien il revendique la possibilité de penser encore et toujours, presque affranchi parfois des deux autres catégories.
Nietzsche philosophe, il le revendique, parfois d'ailleurs très simplement lorsqu'il explique l'ennui où il se trouvait littéralement dans son travail de philologie et la libération qu'il a ressentie sur la terre d'accueil philosophique. Philosophe, donc, mais pas un philosophe de systèmes (encore que, c'est lui qui le dit), philosophe qui n'adopte pas ni la forme ni le style classiques, dont non seulement il se méfie mais qui ne lui conviennent pas - ce qui ne l'empêche pas d'être un écrivain majeur. Philosophe qui opère sur ses lecteurs, même philosophes, une véritable opération de la cataracte. Tant et si bien que beaucoup de jeunes étudiants en philosophie ont non seulement l'impression de sortir de la caverne une première fois en abordant les rivages philosophiques, mais encore une seconde fois, lorsque l'acuité visuelle s'améliore encore à la lecture de Nietzsche. Nietzsche serait une sorte de génie de la lucidité, rendue possible chez lui par une sensibilité hors du commun. Philosophe encore par son pouvoir critique, par son pouvoir d'analyse quasi chirurgical parfois et par son aptitude aux synthèses métaphysiques d'envergure.
Mais philosophe de la construction ? Philosophe de "la cité" ? Philosophe épris ou soucieux de cohérence ? Philosophie en faveur de l'homme, philosophe proche de la sagesse ? C'est ce qui de mon point de vue peut se discuter. (Bien sûr Euterpe, cela n'enlève aucune valeur à sa pensée.)
Du côté de la sagesse, Nietzsche a été là aussi si clairvoyant dans la proximité entre le savoir, la sagesse, la "sapience", la saveur, la "sophia", la sagacité... (même racine indo-européenne sur laquelle il discourt volontiers), qu'il y a chez cet homme une aspiration à la sagesse aussi me semble-t-il. Sauf que si cette sagesse signifie aussi chez Nietzsche penser comme un enragé (pardonnez-moi), c'est une sagesse très particulière tout de même.
Ensuite, je tiens, dans cette première intervention à vous faire partager mes deux principales déceptions (chez un philosophe chez qui l'on prend tellement que l'on voudrait pouvoir lui sucer encore un peu plus de sang) :
1°) Une grande partie de sa critique (de la morale, des valeurs, de la vérité, de la religion, parfois même de la science) est bâtie sur un concept métaphysique que je trouve insuffisamment fondé : celui de volonté de puissance, qu'il croit voir à l'œuvre à peu près partout non seulement dans le vivant mais surtout dans la psychologie humaine, dans les passions et les mobiles humains. Tant et si bien que la tradition devient pour lui à peu près tout ce qui s'oppose à cette volonté de puissance. Plus je prends de l'âge et moins Nietzsche ne parvint à me convaincre ici.
2°) Je ne parviens pas (malgré tous mes efforts) à trouver chez Nietzsche une pensée politique (sans parler d'une pensée du "travail", d'une pensée de la "société"). Cette histoire de domination des forts sur les faibles, également bâtie sur le même principe de volonté de puissance, et bien je vous le dis tel quel, je trouve que c'est un peu court, même si Nietzsche le fait en plus long.
Alors oui, la lecture de Fouillée est éclairante à plus d'un titre. Pour ceux qui disposent de peu de temps, la lecture du Livre III sur Nietzsche et Guyau constituerait une bonne base pour la discussion future. (Plus j'avance dans ce livre de Fouillée et meilleur je le trouve, le livre III me semble au-dessus des deux premiers et le livre IV (en cours de lecture) est tout aussi nourrissant et salvateur.)
J'ai admiré la pensée de Nietzsche plus qu'aucun autre philosophe mais ces regrets 1° et 2° que j'avais éprouvés dans mes jeunes années se sont aujourd'hui, et au fil du temps, transformés en prise de recul vis-à-vis de ce penseur dont les livres ne me font plus aujourd'hui le même effet.
Dernière édition par friedrich crap le Ven 29 Juil 2011 - 20:39, édité 5 fois