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descriptionNietzsche et la pitié EmptyNietzsche et la pitié

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Bonjour,

Je ne comprends pas les aphorismes suivants, extraits de Humain, trop humain. De manière plus générale, je ne suis pas sûr de saisir toutes les subtilités de l'analyse nietzschéenne de la pitié.

Nietzsche a écrit:
(44) Reconnaissance et vengeance. — La raison pour laquelle un puissant montre de la reconnaissance est celle-ci. Son bienfaiteur a, par son bienfait violé, pour ainsi dire, le domaine du puissant et s’y est introduit : à son tour, il viole en compensation le domaine du bienfaiteur par l’acte de reconnaissance. C’est une forme adoucie de la vengeance. S’il n’avait la satisfaction de la reconnaissance, le puissant se serait montré impuissant et désormais passerait pour tel. Voilà pourquoi toute société de bons, c’est-à-dire originairement de puissants, place la reconnaissance au nombre des premiers devoirs. — Swift a hasardé cette proposition, que les hommes sont reconnaissants dans la proportion où ils cultivent la vengeance. 


Nietzsche a écrit:
(59) Intelligence et morale. — Il faut avoir une bonne mémoire pour être capable de tenir les promesses qu’on a faites. Il faut avoir une grande force d’imagination pour être capable d’éprouver de la compassion. Tant la morale est étroitement liée à la bonté de l’intelligence. 


Par rapport au premier aphorisme. En quoi la reconnaissance constitue-t-elle un viol du domaine du bienfaiteur ? Pourquoi l'acte de donner de la reconnaissance appartient-il aux puissants ? 

Pour le deuxième. Pourquoi faut-il avoir une grande force d'imagination pour être capable d'éprouver de la compassion ? Pourquoi la morale est-elle "étroitement liée à la bonté de l'intelligence" ?

Merci d'avance pour vos réponses

descriptionNietzsche et la pitié EmptyRe: Nietzsche et la pitié

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Pour la première citation, je propose ceci :
 
Pour Nietzsche, un "puissant" ne devrait jamais avoir besoin d'un bienfaiteur. S'il se trouve une occasion où quelqu'un vient à son secours, il est vexé. Cette vexation demande une vengeance. En suivant la logique de la volonté de puissance, cette vengeance prendra la forme d'une reconnaissance à l'égard du bienfaiteur, puisqu'ainsi lui-même sera diminué, moins puissant. La fin de la citation parle d'un temps pré chrétien (où la volonté de puissance était le "bien") dans lequel cette vengeance était un modus vivendi. Il faudrait demander aux aristocrates français ou autres ce qu'ils en pensent.

descriptionNietzsche et la pitié EmptyRe: Nietzsche et la pitié

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Pour Nietzsche, un "puissant" ne devrait jamais avoir besoin d'un bienfaiteur


Tautologique !

En suivant la logique de la volonté de puissance


Il n'y a pas de "volonté de puissance" chez Nietzsche (ça, c'est une invention des nazis). En allemand, der Wille zur Macht, c'est la volonté vers la puissance.

En quoi la reconnaissance constitue-t'elle un viol du domaine du bienfaiteur ? Pourquoi l'acte de donner de la reconnaissance appartient-il aux puissants ? 


Pour comprendre le paragraphe 44, il faut ... lire les suivants, notamment le §45 où il est question de "la double préhistoire du bien et du mal" qui anticipe la distinction que Nietzsche fera dans la Généalogie de la Morale entre la morale des esclaves et la morale des maîtres. Réduite à l'opposition du bien et du mal, "dans l’âme des races et des castes dirigeantes [...] qui a le pouvoir de rendre la pareille, bien pour bien, mal pour mal, et qui la rend en effet, qui par conséquent exerce reconnaissance et vengeance, on l’appelle bon ; qui est impuissant et ne peut rendre la pareille, compte pour mauvais"(Nietzsche, Humain, trop Humain, §45). Nietzsche rejoint, sur ce point, Spinoza pour qui le bien ou le mal ne sont rien d'autre que la prise de conscience, respectivement, d'une augmentation (joie) ou d'une diminution (tristesse) de la puissance d'agir. Tandis que "dans l’âme des opprimés, des impuissants. Là tout autre homme passe pour hostile, sans scrupules, exploiteur, cruel, perfide, qu’il soit noble ou vilain ; mauvais est l’épithète caractéristique d’homme, même de tout être vivant dont on suppose l’existence, d’un dieu ; humain, divin, sont équivalents à diabolique, mauvais. Les marques de bonté, la charité, la pitié sont reçues avec angoisse comme des malices, prélude d’un dénouement effrayant, moyens d’étourdir et de tromper, bref comme des raffinements de méchanceté"(Nietzsche, Humain, trop Humain, §45). En termes spinoziens, nous dirions que, pour eux, tout est tristesse, tout est faiblesse.

Or, dans le §44, Nietzsche explique "pourquoi toute société de bons, c’est-à-dire originairement de puissants, place la reconnaissance au nombre des premiers devoirs". Nietzsche se place donc du point de vue des maîtres, non de celui des esclaves. Pour ces derniers, la reconnaissance est un devoir moral, une lourde contrainte qu'ils ont la responsabilité d'assumer à l'égard d'un bienfaiteur, étant entendu que, pour eux, toutes "les marques de bonté [...] sont reçues avec angoisse comme des malices, prélude d’un dénouement effrayant, moyens d’étourdir et de tromper, bref comme des raffinements de méchanceté". Remarquons au passage qu'en allemand, les notions de "responsabilité", de "faute" et de "dette" s'expriment par le même terme : Schuld (ce qui en dit long sur l'origine psychanalytique de l'obsession allemande à l'égard de la dette publique !). Donc, pour les faibles, "reconnaissance morale" = "dette à rembourser". C'est la marque de leur faiblesse. Il en va différemment pour les puissants qui regardent la reconnaissance comme une sorte de compétition. Supposons A et B, tous deux des "maîtres" au sens nietzschéen : A oblige B par sa bonté, sa charité, sa pitié, sa libéralité, etc. Mais B ne considère pas cet événement comme une charge pour lui, plutôt comme une occasion de lui rendre la pareille et, par conséquent, de se montrer aussi puissant que A (cf. l'analyse que fait Mauss du potlatch et celle que fait Veyne de l'évergétisme). En ce sens, la reconnaissance est une réponse symbolique du fort vers le fort: "son bienfaiteur [A] a, par son bienfait violé, pour ainsi dire, le domaine du puissant [B] et s’y est introduit : à son tour, il viole en compensation le domaine du bienfaiteur [A] par l’acte de reconnaissance. C’est une forme adoucie de la vengeance". Rappelons que, dans le référentiel de Nietzsche, la vengeance est une forme de grandeur : "on ne regarde pas l’ennemi comme mauvais, il peut rendre la pareille. Les Troyens et les Grecs sont chez Homère bons les uns et les autres. Ce n’est pas celui qui nous cause un dommage, mais celui qui est méprisable qui passe pour un mauvais". Et il a raison : l'Iliade n'est que le récit de la (double) vengeance d'Achille, l'Odyssée celui de la vengeance d'Ulysse, l'Enéide, de la vengeance d'Enée, etc. 

Pourquoi faut-il avoir une grande force d'imagination pour être capable d'éprouver de la compassion ? Pourquoi la morale est-elle "étroitement liée à la bonté de l'intelligence" ?


Si on se place encore du point de vue des puissants, la compassion (la pitié) n'est nullement une marque de faiblesse mais, au contraire, un indice de maîtrise. Et, derechef, comme chez Spinoza, la puissance d'agir qui s'exprime par là est indissociable de la puissance de penser. En ce sens, pour éprouver de la pitié (la vraie, celle des forts), il faut faire preuve d'un certain nombre de qualités non seulement morales ("la bonté") mais aussi intellectuelles ("l'intelligence", "l'imagination", "la mémoire", etc.). Cf. ce que dit Proust : "quand, plus tard, j'ai eu l'occasion de rencontrer, au cours de ma vie, dans des couvents par exemple, des incarnations vraiment saintes de la charité active, elles avaient généralement un air allègre, positif, indifférent et brusque de chirurgien pressé, ce visage où ne se lit aucune commisération, aucun attendrissement devant la souffrance humaine, aucune crainte de la heurter, et qui est le visage sans douceur, le visage antipathique et sublime de la vraie bonté"(Proust, du Côté de chez Swann, I, ii, 73). Comparez avec l'expression canonique de la compassion dans le christianisme.

descriptionNietzsche et la pitié EmptyRe: Nietzsche et la pitié

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Merci beaucoup pour cette réponse très claire. J'en profite pour renchérir sur une autre incompréhension de ma part qui toutefois semble assez proche.

Nietzsche a écrit:
(67) Sancta simpticitas de la vertu. — Toute vertu a des privilèges, par exemple celui d’apporter au bûcher d’un condamné son petit fagot à soi. 


Je ne comprends pas le sens qu'a souhaité donner Nietzsche à l'aphorisme. 

Le fait "d'apporter au bûcher d'un condamné son petit fagot à soi" est-il simplement un privilège en tant qu'il contribue à exciter sa puissance sur un condamné, un faible ? 

Ou alors est-ce une image plus générale qui décrit un statut privilégié en tant que, tel un individu qui apporterait parmi d'autres sa pierre à un édifice plus grand que lui, le fait de posséder une ou plusieurs vertus atteste de son appartenance à la caste des puissants et de fait permet de contribuer à l'assouvissement des faibles, pour qui la morale est une contrainte, en synergie avec ses confrères moraux ? "Synergie" car j'imagine que dans cette image, le petit fagot de bois n'est qu'un morceau du bûcher... Et que par conséquent d'autres individus moraux ont dû apporter le leur.

Ou alors suis-je complètement perdu ?

descriptionNietzsche et la pitié EmptyRe: Nietzsche et la pitié

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D'abord le titre de l'aphorisme est erroné : ce n'est pas "Sancta simpticitas de la vertu", ce qui ne veut rien dire mais, évidemment "Sancta simplicitas de la vertu" (simplicité sainte).


Cela dit, c'est vrai que c'est assez sibyllin et, par conséquent, plutôt obscur. Là encore la lecture de ce qui précède et de ce qui suit n'est pas inutile. Notamment ce passage du §68 : "de là naît la pratique connue du politique, qui dit : « Donnez-moi seulement le succès ; avec lui j’aurai mis de mon côté toutes les âmes honnêtes — et je me serai fait honnête à mes propres yeux. » — D’une manière analogue, on peut dire que le succès supplée à une raison meilleure". Raison pour laquelle je serais enclin à partager votre interprétation :



Ou alors est-ce une image plus générale qui décrit un statut privilégié en tant que, tel un individu qui apporterait parmi d'autres sa pierre à un édifice plus grand que lui, le fait de posséder une ou plusieurs vertus atteste de son appartenance à la caste des puissants et de fait permet de contribuer à l'assouvissement des faibles, pour qui la morale est une contrainte, en synergie avec ses confrères moraux ? "Synergie" car j'imagine que dans cette image, le petit fagot de bois n'est qu'un morceau du bûcher... Et que par conséquent d'autres individus moraux ont dû apporter le leur.
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