Silentio a écrit: Il m'a toujours semblé que le fouet était pour Nietzsche même si la phrase peut signifier qu'il vaut mieux être psychologiquement armé pour supporter et mater les femmes
En effet, je le vois comme cela moi aussi. La femme aime qu'on la domine. Et peut-être pas seulement psychologiquement, car dans un autre de ses livres,
Par delà Bien et Mal, il reprend à son compte un proverbe italien en l'exagérant (cité par un auteur dont je ne me souviens plus le nom). Ce proverbe dit que la
mauvaise femme mérite le bâton, mais pas la
bonne, traduit par Nietzsche : "
toute femme...", ce qui est bien différent. En ce qui concerne Nietzsche par contre, j'ai du mal à m'imaginer en quoi un fouet pourrait être utile pour aller voir des prostituées (car ce passage décrit une scène de bordel). Ou alors là vraiment il y a de la misogynie, car chercher à dominer une femme soumise jusqu'à la vénalité est un non-sens.
Or il me semble que seule une forme de vie impuissante sur certaines choses ou inadaptée à la vie quotidienne, inapte à l'action, peut développer un instinct par lequel la volonté de connaissance devient une force et permet à l'individu de s'affirmer et de développer une force de caractère de plus en plus aiguisée (ce qui forme, finalement, au jugement et à la décision).
Donc la vie spéculative serait un moyen
aussi d'affirmer sa volonté de puissance ? Mais cela vient s'opposer à la conception du génie schopenhauérien (et goethéen) dont Nietzsche me semble avoir conservé la plus large part, autrement dit la clarté et la hauteur de vue, l'éternité du regard.
En tout cas j'ai du mal à comprendre sa conception du bonheur, mot qu'il emploie plusieurs fois et qu'il décrit comme un état actif et intensif ; il parle de connaître la souffrance pour connaître le bonheur.
Oui, une minute de joie mais tellement intense qu'elle peut racheter une éternité de souffrances. J'en profite pour signaler qu'on retrouve cette conception, déjà propre à Schopenhauer (pour qui à la différence de Nietzsche aucune joie ne pouvait racheter la souffrance des mondes), chez Goethe, comme toujours le grand précurseur en Allemagne. En effet, un poème de Goethe dit :
Goethe a écrit: Les dieux infinis donnent tout à leurs favoris, entièrement : toutes les joies infinies, toutes les douleurs infinies, entièrement
Ici vous avez même le fatum, auquel Goethe a choisi de s'abandonner en toute confiance, ce qu'il a appelé le
renoncement, pilier de sa sagesse weimarienne.
Le bonheur est peut-être le sentiment de puissance éprouvé durant l'effort et qui culmine et s'achève avec la réalisation et l'accouchement d'une œuvre par laquelle notre volonté se trouve réconciliée avec l'être, avec le monde, et par laquelle on se trouve en quelque sorte justifié dans ce monde, jouissant du pouvoir de défier la nécessité en créant du superflu qui provienne de soi.
Je me rappelle avoir lu avec ravissement la fin du volume
La volonté de puissance (dans l'édition Livre de Poche). Je n'ai pas les aphorismes sous la main, mais Nietzsche y parle de cette "coulée de bonheur" que devait ressentir le Grec initié aux Mystères. Nous sommes étonnamment très proches du Nietzsche des débuts, certes plus dionysiaque, ou même exclusivement dionysiaque. Mais à cette époque, il reprend ses premiers livres, auxquels il adjoint des préfaces.
Ne peut-on trouver un équivalent à Frédéric II de Prusse (qui était le champion de Kant) ?
Je pense qu'il faut remonter beaucoup plus loin dans le temps, jusqu'à un autre Frédéric, celui des Deux-Siciles. Gide en faisait un des exemples de Surhomme qui ont pu influencer Nietzsche. Mais je ne crois pas à un monde où le philosophe dialogue avec l'homme d'action. Nietzsche admire les grands hommes d'action pour leur beauté, leur grandeur, mais non pas pour leurs actes, dont il n'a que faire. Parle-t-il une seule fois de la politique napoléonienne, à l'instar de Chateaubriand ? Non, exactement sur le modèle du Goethe d'Eckermann, il admire
l'homme Napoléon. Il se moque de l'histoire. Je crois donc davantage à une aristocratie secrète (Nietzsche ne voulait-il pas fonder un phalanstère d'esprits libres ?). Charles Andler parle de ces îles bienheureuses de Zarathoustra où n'aborderont jamais les non philosophes.
A noter qu'il connaissait l'art de la nuance et pouvait mépriser sans jamais haïr, ce qu'on oublie souvent.
En somme, une grande finesse psychologique gâtée par un tempérament trop méfiant. Nietzsche aurait gagné à prendre quelques leçons "d'honnête homme" chez La Bruyère, Molière ou La Rochefoucauld. L'hypocrisie n'est pas qu'un défaut.
Est-ce allemand, au fond ? A-t-il vraiment échappé à ses origines ?
Je pense qu'il est resté un Allemand jusqu'au bout des ongles. Ses critiques envers sa patrie ne sont pas un désaveu, mais l'expression d'un amour exigeant. Barbey d'Aurevilly disait à mon avis très justement que même les Allemands qui admiraient le plus les Français n'étaient pas du tout disposés à nous apprécier à notre juste valeur. Ils étaient très fiers de leur patrie, de leurs actes, de leurs pensées. On retrouve ce trait de caractère jusque dans l'actualité la plus récente (crise économique).
On voit que vous connaissez la peinture, vous nous dépeignez toujours des portraits somptueux par leur précision et leur pertinence, et ce dans un langage toujours simple et raffiné.
Il est vrai que j'ai tendance à voir en images plus qu'en mots. ;)
J'aimerais bien me remettre au latin. Je n'étais bon que dans la partie civilisation du cours. Mais maintenant, sans les impératifs du collège et en étant un peu plus mature je regrette de ne pouvoir comprendre cette langue. Quant au style de Nietzsche, je suis toujours partagé entre le fait de reconnaître qu'il est un des plus grands écrivains de son siècle au moins et le fait que son style n'est qu'imitation de celui des moralistes (associé aux idées pas si originales, même s'il fallait les réactiver, de certaines traditions antiques et plus récentes).
Le latin est unique par sa rigueur, bâtie sur le fond juridique de la langue. Elle paraît très lourde à un esprit moderne, très rustique, ce qui est naturel pour un peuple de paysans, mais d'une grandeur inhabituelle. Elle s'apprécie comme un fruit âpre et nourrissant, ou une vieille recette de cuisine de Caton l'Ancien, une nourriture de soldat romain en campagne.
Le style de Nietzsche cherche la clarté, donc en cela il ressemble aux Français, avec le même penchant pour la brillance (sommet de la clarté). Il est cependant beaucoup trop idéaliste, trop rêveur, pour être français (ou romain).