Leo Strauss, cité par Kthun a écrit: La crise de la Modernité se révèle dans le fait, ou elle consiste dans le fait, que l'homme occidental moderne ne sait plus ce qu'il veut - qu'il ne croit plus qu'il peut savoir ce qui est bien et mal, ce qui est juste et injuste. Jusqu'à il y a un petit nombre de générations, on tenait généralement pour acquis que l'homme peut connaître ce qui est juste et injuste, ce qui est l'ordre social juste, ou bon, ou le meilleur - en un mot que la philosophie politique est possible et nécessaire.
Auparavant, on croyait donc en une nature qui pouvait servir à établir une hiérarchie des valeurs. Platon, que Strauss suit volontiers, s'est élevé contre la disparition de cette hiérarchie sociale. Constatant la décadence de la démocratie athénienne, il a tenté de rétablir l'idée de nature alors que triomphait celle du
nomos. Si la modernité peut être associée à la découverte de l'historicité de la société, et de son auto-institution, il n'est toutefois pas certain que cela soit si grave - ça l'est pour celui qui suppose qu'il y a un ordre des choses. N'est romantique que le platonicien contrarié, celui qui aspire à une nature supposée perdue, et en réalité illusoire.
Leo Strauss, cité par Kthun a écrit: La Modernité fut entendue dès le commencement par opposition à l'Antiquité ; la Modernité pourrait donc inclure le monde médiéval. La différence entre d'un côté le moderne et le médiéval, et l'Antiquité de l'autre, fut réinterprétée autour de 1800 comme la différence entre le romantique et le classique.
Je ne suis pas historien, ni philosophe, et j'ai beaucoup de respect pour Strauss, mais il me semble qu'on peut s'opposer à cette dichotomie classiquement admise. Le Moyen Âge, à part dans les quelques cas répertoriés de démocraties, a été une longue période (forcément très diverse) où a régné la tradition, par le biais du christianisme. Je ne vois pas en quoi on pourrait la dire moderne.
Leo Strauss, cité par Kthun a écrit: Au sens le plus étroit, le romantisme signifiait le mouvement de pensée et de sentiment dont Rousseau fut l'initiateur.
Tout à fait, mais Rousseau est hanté par l'idée d'une nature perdue. Avec lui, le
nomos ne sert qu'à recréer une nature fantasmée (ce qu'on estime correspondre au devoir-être de l'homme). Le romantisme n'est donc pas exclusif à la modernité, et la modernité peut n'être pas romantique. Les sophistes et Machiavel ont confiance dans ce que Clément Rosset appelle une anti-nature. Elle peut d'ailleurs être la raison pour laquelle on peut consentir à la convention en tant que telle. Le désordre infligé par les révolutionnaires, idéalistes, n'est que la violence infligée au monde pour son absence regrettée d'ordre. Il faudra créer coûte que coûte l'idéal sur terre. En ce sens, le romantique ne manque pas de volonté, contrairement à Hamlet. Rousseau est faustien si l'on veut, peut-être, du moins ses sectateurs. Mais il demeure le platonicien dont je parlais, un optimiste déçu.
Leo Strauss, cité par Kthun a écrit: Nous pouvons dire que Spengler a remplacé "romantique" par "faustien" lorsqu'il a décrit le caractère de la modernité.
Spengler, c'est ce romantique épuisé qui peut être vu à bien des égards comme l'un des pères du fascisme. Rien de plus moderne que la peur du déclin, que de souffrir du présent en ayant le passé, fantasmé, en tête - pour promouvoir une révolution conservatrice. Il me semble que ce n'est pas du tout la même modernité que, par exemple, celle de la République de Weimar critiquée par Spengler (attitude que l'on peut mettre en parallèle avec celle de Platon à l'égard d'Athènes). Peut-être faut-il en conclure qu'il est possible de se passer de droit naturel, mais qu'une société historique qui succomberait à la tentation de l'Un risquerait de s'auto-détruire. Ce n'est donc pas la modernité qui serait mauvaise, mais le romantisme (autre nom de la réaction naturaliste à la modernité elle-même).
Leo Strauss, cité par Eunomia a écrit: Machiavel paraît avoir rompu avec tous les philosophes politiques antérieurs. Il existe de lourdes preuves à l’appui de cette opinion. Cependant, sa plus grande œuvre politique vise ostensiblement à provoquer la renaissance de l’ancienne République romaine ; loin d’être un novateur radical, Machiavel est le restaurateur de quelque chose d’ancien et d’oublié.
Disons que le paradoxe, comme le dit Clément Rosset, est que Machiavel répudie l'idée de nature, mais considère la politique comme l'avènement d'une nature, faisant de l'homme un être coutumier. On va créer une nature, artificielle, à l'homme qui n'en a pas. La politique consiste à forcer la nature à être, mais sans nature préexistante servant de norme et sans idéal à atteindre.
Desassocego a écrit: êtes-vous en train de dire que Husserl et Heidegger sont romantiques, car si c'est le cas je ne vois vraiment pas ce qui vous fait dire ça ?
Je dis cela en tant que leur pensée est influencée par le christianisme et l'idéalisme. Je n'irai pas plus loin concernant Husserl, parce qu'il baigne aussi dans le positivisme scientifique. Mais Heidegger a une conception de l'être et de l'histoire, un rapport à la cité et au soi, qui rappellent Platon, Rousseau et Hegel. Ne serait-ce qu'avec, par exemple, l'idée d'une chute ou celle d'authenticité et de son contraire, etc.
Desassocego a écrit: Du reste, qu'est-ce qui fait de Deleuze l'anti-Heidegger ?
Ce serait beaucoup trop long à expliquer, il faudrait procéder à une comparaison point par point. Mais s'il y a une ressemblance, on peut dire que Deleuze est radicalement différent en tant que penseur, justement, de la Différence et en tant que spinoziste. Heidegger paraît souvent plus idéaliste que les idéalistes qu'il dénonce (grosso modo : ils n'ont pas vu l'Être véritable), avec de plus une attitude de retrait, de refuge auprès de cet Être dont il se fait le berger. Au risque de perdre le monde. Deleuze est au contraire un empiriste pris dans le monde, penseur des singularités et de la création (pas d'un temps réductible au décret d'un Être égal à lui-même). Plus proche d'Aristote en cela que de Platon, par exemple. C'est un penseur non de l'être, mais des relations (le "et" "entre" les êtres). Et il vise à affirmer joyeusement le monde et son immanence, tandis que Heidegger, plus sombre (me semble-t-il) réintroduit de la transcendance avec l'Être séparé des étants. Bien entendu,
Être et Temps donne l'impression d'un existentialisme libérateur... Bien entendu, je force le trait à dessein.