Euterpe a écrit:Opiner, c'est bien plus affirmer quelque chose de soi que quelque chose, c'est une modalité de l'affirmation de soi. Ainsi, lorsque deux opinants s'opposent, ils opposent moins deux opinions que deux ego. Le relativisme égalitaire de l'opinion ne repose que sur cela et contribue à renforcer la confusion entre soi et ses opinions propres. Ajoutons à cela le dogmatisme de l'opinion et le conformisme induit, vous obtenez la moralisation ambiante. Si remettre en cause une opinion équivaut à remettre en cause l'individu qui l'énonce, le "danger" est de nier une personne dont la valeur est d'autant plus grande que l'individu en soi est une affirmation dont toutes les autres procèdent.
Mais alors il n'y a pas à craindre de radicalisation de l'opinion, puisque celle-ci, même si elle se produit, ne fera qu'engendrer une réaction morale pour la neutraliser, notamment via le conformisme. En réalité, on a peur de la liberté de débattre, et c'est comme si la société empêchait, par crainte de la violence, toute véritable discussion. En même temps, j'ai l'impression que l'opinion se radicalise, mais que toute radicalisation (de droite ou de gauche) est morale. Si je vais plus loin, je me dis que c'est le libéralisme qui est menacé, non la société. A moins que la fin du libéralisme entraîne un regain de fanatisme (mais il faudrait alors ne pas avoir peur de la guerre de tous contre tous, or aujourd'hui l'individu craintif est roi).
Euterpe a écrit:Autrement dit, M est un phénomène singulier, dont la singularité suscite d'abord l'incompréhension. De ce point de vue, rien de nouveau depuis une trentaine d'années. Le problème, c'est la confusion, chez les antisémites, entre sionisme et judaïté ; ainsi que l'ignorance où ils sont des diverses "sensibilités" sionistes.
Chose trop complexe pour les paranoïaques qui trouvent, tels les tyranneaux, un peu de puissance dans ce phantasme qu'est la théorie du complot : cela explique tout sans rien expliquer, catalyseur du ressentiment ambiant.
Euterpe a écrit:Nous assistons peut-être aux dernières conséquences désastreuses de l'élection du président de la république au suffrage universel. Cette donnée de la Ve République n'est pas seulement un élément perturbateur dans le jeu des institutions. Elle me paraît conduire tout droit à l'autonomie définitive du social (contrairement à Castoriadis, je pense que la politique est une hétéronomie sociale - si je reprends sa terminologie -, qui doit absolument rester infrangible, parce que je ne crois pas qu'une société soit capable d'accéder à elle-même autrement que politiquement).
Vous êtes donc plus du côté de Lefort que de Castoriadis, si je comprends bien. Je tendrais à vous rejoindre, après quelques mois de réflexion - même si Castoriadis considère bien que toute institution suppose une hétéronomie irréductible (mais il serait par conséquent difficile de la qualifier ainsi). Faut-il aussi penser que sa vision de la société autonome est un leurre (en dépit de l'auto-limitation qui en est la condition), de la même manière que la volonté générale de Rousseau serait belle sur le papier (en droit) et non dans les faits, irréalisable (cf. la critique qu'en fait par exemple Pierre Manent, volonté générale vs. volonté de tous) ? Sans la politique, la société perdrait-elle tout garde-fou (toute auto-limitation réelle qui permettrait la liberté) ?
Mais je ne comprends pas bien la cause de cette autonomisation de la société (que je comprends comme une montée de l'hétéronomie, puisqu'allant contre le politique) : est-elle due au présidentialisme ou à son affaissement ? Autrement dit, lorsque vous dites que la politique est une hétéronomie sociale, réfutez-vous la démocratie au profit d'autre chose ou envisagez-vous tout de même la démocratie (par exemple de manière lefortienne contre la démocratie participative ou la pseudo-démocratie actuelle) ?
Euterpe a écrit:Je ne vois pas la Ve République perdurer, précisément parce que l'impératif de la transparence à elle-même qu'exige la démocratie imposera des changements institutionnels profonds.
Vers plus ou moins de politique ? Est-ce ou non une bonne chose ?
Euterpe a écrit:Or la France n'a jamais su opérer des transitions historiques autrement que sous la forme de révolutions et, le plus souvent sous la forme d'une guerre civile. Bien sûr, les moyens policiers sont incomparablement plus efficaces aujourd'hui qu'ils ne l'étaient auparavant, mais l'état des banlieues montre que la société civile n'a pas peur de défier la police, et sait se montrer efficace également.
Le risque étant de ne pas aller vers plus de démocratie, mais bien l'inverse... Qui lutte, aujourd'hui, sinon des populistes qui croient parler au nom d'un peuple introuvable ?
aldolo a écrit:D'autre part, je n'ai parlé en ce qui me concerne que d'un sentiment (je peux me tromper). Celui que j'avais, comme quoi la très grande majorité des gens se foutent aujourd'hui de savoir si untel est juif ou pas (alors qu'à mon sens le racisme anti-arabe ou anti-noir est encore présent). Vous êtes en droit de m'opposer votre opinion à vous, pas de prétendre à l'exclusive d'un fait sur votre seul ressenti, en tous cas sans le moindre argument pour l'étayer. (C'est pourquoi je pense qu'il est vain de prolonger sur cette affaire.)
L'anti-sionisme très répandu aujourd'hui mène le plus souvent, sans se l'avouer, à l'antisémitisme, ne serait-ce parce que oui, on fiche les personnalités selon leurs appartenances pour savoir si oui ou non tel ou tel est contre le peuple. Est-il Juif, a-t-il un peu de pouvoir ? Donc il doit être sioniste, c'est-à-dire un ennemi, un salaud (comme si, d'ailleurs, cela allait de soi). On essentialise encore le Juif pour le traquer. C'est le cas en banlieue à cause du conflit israelo-palestinien (comme si tout Juif était Israélien, d'ailleurs il y a des arabes avec la nationalité israélienne), ce qui se mêle à la chasse aux possédants par l'extrême-gauche et au vieil antisémitisme d'extrême-droite, surtout en temps de crise (car le Juif s'oppose à la nation en tant qu'il fait partie de l'élite, est cosmopolite et travaille dans la finance - ce qui est tout de même prendre une partie des Juifs pour l'ensemble). Aujourd'hui il ne fait pas bon être perçu comme Juif (= argent = traitre à la nation = sioniste = bouc émissaire parfait, forcément mauvais et coupable, pour exercer sur lui son ressentiment). Et malheureusement, plus la réaction des Juifs sera communautaire, plus il y a aura une hiérarchisation entre le traitement de l'antisémitisme et des autres racismes, et plus les Juifs seront détestés et les violences faites à leur encontre acceptées par la population. Mais l'antisémitisme ordinaire commence dès qu'on pense, par exemple, que "c'est normal, les Juifs ont tout l'argent" ou "sont tous riches". On entend cela souvent au quotidien. C'est pernicieux car latent. De la même manière que lorsqu'on exclut (moralement) le Juif de la communauté quand on dit à n'importe qui qu'il "fait son truc en feuj" (= dans son coin, égoïstement, ce qui est mal). Expression banalisée depuis des lustres.