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Contre une approche scientiste des rapports de l'esprit et du corps - mise au point sur la philosophie des qualia

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 Cette possibilité essentielle de rendre-compte d'un comportement comme d'une action en en donnant une certaine description intentionnelle permet d'appréhender également l'aspect subjectif de l'intention dans la mesure où le compte-rendu peut toujours être fait pour soi-même, de manière réflexive, par l'agent qui est censé "savoir ce qu'il fait". En effet, aux "actions [intentionnelles par définition] s'applique un certain sens de la question "pourquoi ?". Ce sens est bien sûr celui dans lequel la réponse mentionne, si elle est positive, une raison d'agir. [...] On refuse toute application à cette question quand on répond : "je n'étais pas conscient(e) que je faisais cela". [...] Dès lors, dire qu'un homme sait qu'il fait X, c'est donner une description de ce qu'il a fait sous laquelle il le sait"(Anscombe, l'Intention, §§5-6). Or, et Elizabeth Anscombe fait, ici, directement référence à un des leitmotive de la philosophie de Wittgenstein, le mode de connaissance par soi-même de sa propre raison d'agir est tout à fait particulier en ce qu'il ne peut être confondu avec le mode de connaissance d'une cause de son propre mouvement. Wittgenstein remarque en effet qu'"une confusion s’installe ici entre raison et cause, à laquelle on est conduit par l’utilisation ambiguë du mot pourquoi […]. La proposition selon laquelle votre action a telle ou telle cause est une hypothèse qui est bien fondée si vous avez un certain nombre d’expériences qui, grosso modo, s’accordent à montrer que votre action est la conséquence régulière d’un certain nombre de conditions appelées causes de l’action, mais s’il s’agit de savoir la raison, il n’est plus nécessaire d’avoir un certain nombre d’expériences concordantes, et l’énoncé de votre raison n’est plus une hypothèse"(Wittgenstein, le Cahier Bleu, 15). Un comportement est réputé intentionnel, donc doit être imputé à un être doté de spiritualité et pas simplement de vie biologique, si et seulement si 1) ledit comportement peut faire l'objet d'une description intentionnelle objective au sens où nous l'avons définie supra, donc en termes d'ordre chronologique et nomologique des mouvements mais aussi, 2) ledit comportement peut être assumé, subjectivement, en première personne par l'agent lui-même lorsque, répondant à la question "pourquoi as-tu fait cela ?", il excipe d'une raison et non d'une cause de son agissement. Si, pour reprendre l'exemple d'Ulysse, celui-ci, supposé qu'il ait eu une parfaite connaissance neuro-scientifique des mécanismes biologiques qui gouvernent ses mouvements, avait répondu par "eh bien voici le schéma causal qui conduit de ma perception visuelle des prétendants jusqu'à leur mort, via les connexions nerveuses et musculaires de mes membres entre eux et avec mon système nerveux central", il aurait donné une (ou plutôt des) cause(s) à son comportement. En revanche, lorsque, s'adressant aux prétendants encore vivants enfermés dans son palais, il leur lance : "ah chiens, […] vous pilliez ma maison ! vous entriez de force au lit de mes servantes ! et vous faisiez la cour, moi vivant, à ma femme ! […] sans penser qu'un vengeur humain pouvait surgir !"(Homère, l'Odyssée, chant XXII, 35-40), il expose la raison ou le motif de ce qu'il s'apprête à accomplir : une vengeance. La différence saute aux yeux : il ne s'agit pas, pour l'agent supposé "savoir" ce qu'il fait et sollicité par la question "pourquoi ?", de s'observer afin de s'analyser en produisant un schéma causal, mais de se justifier afin de répondre de ses actes. D'où "la différence entre cause et raison peut être expliquée de la façon suivante : la recherche d’une raison entraîne comme partie essentielle l’accord de l’intéressé avec elle, alors que la recherche d’une cause est menée expérimentalement [...]. C’est une confusion de dire qu’une raison est une cause vue de l’intérieur"(Wittgenstein, Cours de Cambridge1932-1935). Wittgenstein réfute donc Spinoza pour qui les causes et les raisons sont un seul et même processus considéré, tantôt sous l'attribut de l'étendue, tantôt sous celui de la pensée (cf. Éthique, IV, préf.). Bref, un acte A est, pour agent déterminé a, un acte intentionnel ou une action, à la double condition 1) qu'un observateur o puisse décrire A en disant "a fait (ou a fait, ou fera) A pour la raison r" et 2) que a lui-même puisse décrire A en disant "je fais (ou ai fait ou ferai) A pour la raison r". Entendons-nous bien : il n'est pas nécessaire que o et a donnent d'emblée, la même raison r. On comprend que, dans le cas d'une imputation pénale, la probabilité d'une telle occurrence puisse être, originairement, très faible. En revanche, il est nécessaire que, étant donné le contexte socio-historique partagé par a et o, il y ait possibilité de convergence, voire d'accord, en usant simplement de rhétorique à l'exclusion de tout recours à un processus expérimental (même si, dans le cadre juridique en particulier, un tel processus expérimental peut, bien entendu, finir par confondre le prévenu qui, dès lors, avoue, c'est-à-dire tombe d'accord avec son accusateur. On peut songer, par exemple, à l'utilisation qui est faite des images lorsqu'il s'agit de persuader un interlocuteur récalcitrant. Il reste que, dans tous les cas, comme le souligne Davidson, "la fonction légitime de l’explicitation propositionnelle d’une image est de permettre au spectateur ignorant ou paresseux d’avoir une vision semblable à celle du critique compétent" - Davidson, Enquête sur la Vérité et l’Interprétation, xvii -). Nous rejoignons là, apparemment, l'empirisme classique de Locke qui déclare que "s’il ne pouvait, par la conscience, confier ou approprier à ce soi actuel des actes passés, [un individu donné] ne pourrait pas plus s’en soucier que s’ils n’avaient jamais été accomplis […]. Partout où un homme découvre ce qu’il appelle ‘lui-même’, un autre homme pourra dire qu’il s’agit de la même personne"(Locke, Essai Philosophique concernant l’Entendement Humain, II, xxvii, 26) et donc qui fait de la récapitulation possible en première personne des imputations en troisième personne qui lui sont faites la condition première de l'agency (ce qui réfute le cognitivisme d'un Dennett, par exemple, qui réduit, dans la Stratégie de l'Interprète, l'intentionnalité à une simple posture interprétative - "an intentional stance" - en troisième personne de la part de l'observateur). Sauf que, nous l'avons dit, pour Locke, la conscience est une sorte de scène de théâtre intériorisée, une représentation par laquelle l'agent peut "réflexivement" s'observer tout à loisir (Vincent Descombes note dans le Complément de Sujet que l'aspect réfléchi de la construction grammaticale est souvent trompeuse : tandis que l'on se soigne ou se coiffe de la même manière que l'on soigne ou coiffe autrui - constructions réellement réflexives -, en revanche, ce n'est pas le cas lorsqu'on se lève ou que l'on s'imagine - constructions faussement réflexives -. Quant à s'observer, c'est un verbe réfléchi s'il s'agit de s'observer dans un miroir, mais non pas s'il s'agit de concentrer son attention sur ce que l'on fait ou sent. Comme en mathématiques, il n'y a réflexivité que là où la symétrie est possible - a R a suppose, en effet, a R b, b R a et a = b -). Tandis que, pour Wittgenstein, "ce qui caractérise [l'imputation d'intentionnalité] c’est que la troisième personne peut être vérifiée par l’observation, mais non la première"(Wittgenstein, Fiches, §472). Plus précisément, "pourquoi voudrais-je lui communiquer une intention en plus de lui dire ce que j'ai fait ? Non point parce que l'intention était aussi quelque chose qui se passait alors. Mais parce que je veux lui communiquer quelque chose qui va au-delà de ce qui s'était alors produit. Je lui révèle mon intérieur dès que je lui dis ce que je voulais faire. Non pas, cependant en vertu d'une auto-observation, mais par une réaction"(Wittgenstein, Recherches Philosophiques, §659). Pour Wittgenstein, donc, s'auto-attribuer un acte en le justifiant, cela consiste non pas à s'observer sous "l’œil de l'esprit", comme dirait Platon, mais à réagir d'une certaine manière, en l'occurrence, en produisant une raison d'agir, à une sollicitation sociale. Anscombe est plus précise en ce qu'elle n'hésite pas à parler à cette occasion de connaissance sans observation : "un homme connaît souvent la position de ses membres sans observation. Nous disons "sans observation" parce que rien ne lui montre la position de ses membres [...]. L'observation suppose que nous ayons des sensations descriptibles séparément, et que les avoir soit en un sens notre critère pour en dire quelque chose. En général, ce n'est pas le cas quand nous savons quelle est la position de nos membres. Pourtant, nous pouvons le dire sans qu'on nous le souffle. Je dis cependant que nous le savons et non pas, simplement, que nous pouvons le dire, parce qu'il est possible d'avoir raison ou de se tromper"(Anscombe, l'Intention, §8). Réfutant le représentationnalisme de Locke, Anscombe définit donc la conscience en général comme l'ensemble des processus kinesthésiques et cœnesthésiques par lesquels chacun d'entre nous à connaissance de soi, mais intuitivement, sans le moins du monde s'observer. Voilà pourquoi "la classe des actions intentionnelles est un sous-ensemble [de l'ensemble des choses connues sans observation]"(Anscombe, l'Intention, §8) et donc aussi de l'ensemble des connaissances sans observation que chacun a de soi-même.

(à suivre ...)

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 En effet, la propension spontanée à se justifier par telle ou telle raison, tel ou tel motif, fait partie de cet ensemble de processus sensibles associés à l'histoire de notre corps sans se confondre avec ces processus biologiques qui se décrivent au moyen d'un enchaînement causal et qui obsèdent les neuro-sciences. Wittgenstein insiste souvent sur l'effet que cela fait (le quale au sens de Nagel), par exemple, de prononcer tel ou tel mot : "quand je lis un poème, ou une prose expressive, et surtout quand je la lis à haute voix, il se produit bien pourtant quelque chose dans cette lecture qui ne se produit pas quand je ne fais que survoler les propositions pour en retirer simplement l'information qu'elles contiennent [...]. Je puis par exemple lire une phrase de façon plus ou moins émouvante. Je m'efforce de trouver exactement le ton juste. Ce faisant, il est fréquent que je voie une image devant moi, une sorte d'illustration. Je puis même donner un certain ton à un mot, ton que sa signification appelle, presque comme si le mot était une image. On pourrait imaginer pour soi-même un système d'écriture, dans lequel certains mots seraient remplacés par de petits dessins, ce qui les ferait ressortir. De fait, cela arrive souvent, quand nous soulignons un mot ou quand, dans la phrase, nous le mettons formellement sur un piédestal"(Wittgenstein, Leçons sur la Philosophie de la Psychologie, §1059). Pour autant, l'aspect subjectif de ce qu'Elizabeth Anscombe appelle "connaissance de soi sans observation" (Wittgenstein ne parle pas exactement en ces termes : il est plutôt question, chez lui, de monstration ou de manifestation, en anglais "avowal". Mais nous pouvons négliger cette subtilité pour la suite de notre propos) n'a rien à voir avec le subjectivisme ineffabiliste commun à la philosophie classique, à la phénoménologie et à la philosophie des qualia. Cette conception, nous l'avons vu tout particulièrement avec Nagel, consiste à admettre que l'état ou processus mental de a, seul a peut être dit en avoir connaissance. La philosophie classique et la phénoménologie en infèrent que seul a peut en avoir conscience dans le sens où une telle connaissance est et ne peut être que réflexive. D'où le problème psychologique que nous avons relevé : comment a peut-il parler de ce qu'il "connaît" de cette manière et, plus encore, être compris lorsqu'il en parle ? Sauf que le problème psychologique est mal posé. Car, comme l'avait déjà montré Durkheim, "ce n’est pas la psychologie qui peut nous apprendre comment les idées se forment et se développent, [...] car si c’est un fait psychique à sa base, c’est un fait social à son sommet"(Durkheim, Éléments d'une Théorie Sociale), et comme y insiste Descombes, "la psychologie est une science sociale, une science d'une conduite qui doit être apprise, et qui le sera conformément aux mœurs et aux habitudes d'un groupe"(Descombes, la Denrées Mentale, vii, 4). En effet, si "tout mot familier, par exemple dans un livre, se présente à notre esprit enveloppé d'une atmosphère, d'une sorte de ''halo'' d'emplois à peine suggérés […] si, dans un tableau, chaque personnage était entouré de scènes délicatement et comme nébuleusement dessinées, qui se trouveraient pour ainsi dire dans une autre dimension, et comme si nous voyions ici les personnages dans différents contextes […] si les choses se passent d'une façon telle que les emplois possibles d'un mot nous viennent à l'esprit en demi-teinte pendant que nous parlons ou écoutons, s'il en est effectivement ainsi, ce n'est que pour nous [...]. Nous nous faisons comprendre des autres sans savoir s'ils vivent, eux aussi, ces expériences"(Wittgenstein, Recherches Philosophiques, II, vi). Prenons l'exemple d'un quale familier, celui d'une douleur : "qu’en serait-il si les hommes n’extériorisaient pas leurs douleurs, ne gémissaient pas, n’avaient pas le visage crispé, etc. ? Dans ce cas on ne pourrait pas enseigner à un enfant l’usage de l’expression ‘douleur’"(Wittgenstein, Recherches Philosophiques, §257) ? En clair, comment un enfant pourrait-il apprendre l'expression "j'ai mal (à) …" et l'utiliser à bon escient s'il n'avait jamais connaissance de ses propres douleurs qu'en première personne et de manière privée ? Or, il est manifeste que l'on voit (et, souvent, on entend) la douleur d'autrui. Si ce n'était pas le cas, si, d'une manière générale, les sensations et les émotions n'étaient pas objectivement perceptibles par nos semblables à des fins de communication mutuelle, on comprend mal pourquoi et comment l'évolution aurait sélectionné ce que, s'agissant de l'être humain, nous nommons états mentaux. Bien plutôt, comme le souligne Allan Gibbard, "une personne incapable de manifester ses sentiments sera socialement inadaptée [...] les capacités à coordonner ses sentiments font partie de l’équipement normal dont l’homme est doté"(Gibbard, Sagesse des Choix, Justesse des Sentiments, §15). Les exemples de "psychopathes" en ce sens abondent dans la littérature (Meursault) ou dans le cinéma (Hannibal Lecter). De fait, l'état mental de douleur, par exemple, ne procède pas d'une re-présentation mais d'une présentation, c'est-à-dire d'une manifestation, de sorte qu'il est objectivement perceptible, ne fût-ce que parce qu'il s'accompagne, entre autres manifestations, de cris. "C'est un malentendu de dire ''l'image de la douleur entre dans le langage avec le mot douleur''. La représentation [Vorstellung] d'une douleur n'est pas une image [Bild] et cette représentation ne peut être remplacée dans le jeu de langage par ce que nous nommerons une image. Sans doute la représentation d'une douleur entre-t-elle dans le jeu de langage, en un certain sens ; mais non pas en tant qu'image"(Wittgenstein, Recherches Philosophiques, §300). Ce qu'il veut dire, c'est que chacun peut bien se représenter une image de la douleur, par exemple sous les traits d'une mater dolorosa, mais c'est là une adjonction contingente et non l'essence de l'état mental de douleur.Dès lors, "comment apprendre la signification du mot ‘‘douleur’’ par exemple ? En voici une possibilité : […] un enfant s’est blessé, il crie ; alors des adultes lui parlent et lui apprennent […] une nouvelle manière de se comporter face à la douleur"(Wittgenstein, Recherches Philosophiques, §244). Par exemple, "l’expression "aïe ! ça fait mal !" [laquelle] n’a pas de signification, si ce n’est comme cri de douleur"(Wittgenstein, Carnets de Cambridge et de Skjölden). Bref, mettre des mots sur une douleur, ce n'est pas, pour celui qui souffre, décrire quoi que ce soit. C'est exprimer ou manifester sa douleur de manière substitutive et appropriée, étant donné le contexte socio-historique de l'expression ou de la manifestation.

(à suivre ...).

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Wittgenstein remarque que, d'une manière générale, "ce qu’il y a d’extrêmement important quand on enseigne [des mots], ce sont les gestes et les mimiques exagérées. Le mot est enseigné comme le substitut d’une mimique ou d’un geste. Dans ce cas, les gestes, l’intonation, la voix, etc., sont des manifestations d’approbation. Qu’est-ce qui fait du mot une expression d’approbation ? C’est le jeu de langage dans lequel il apparaît"(Wittgenstein, Leçons sur l’Esthétique, I). Toutefois, il y a deux cas à considérer dans le cadre de l'apprentissage verbal : le cas où le mot enseigné est le nom propre ou bien la description définie (nous avons analysé la distinction que Russell, notamment, établit entre ces deux expressions dans la Théorie Russellienne des Descriptions) d'un objet extérieur au(x) locuteur(s), auquel cas il acquiert, pour l'enfant en situation d'apprentissage, la fonction de désigner ledit objet extérieur dans des propositions vraies ou fausses ; le cas où "l’expression verbale [par exemple] de la douleur remplace le cri et ne décrit rien du tout"(Wittgenstein, Recherches Philosophiques, §244), auquel cas, il est simplement associé, pour un individu donné, à la fois à la perception des comportements typiques qui, chez autrui, ont justifié et justifient encore l'emploi de ce terme, et à la perception de ses propres sensations kinesthésiques et cœnesthésiques lors de la manifestation objective desquelles ses éducateurs ont, jadis, jugé pertinent d'introduire ledit terme. Les mots "table", "chien", "arbre", Papa", etc. font partie de la première catégorie nominative ou descriptive et, pour cela, sont réputés termes physicalistes. En revanche, les termes comme "douleur", "haine", "plaisir", "désir", "angoisse", etc. font partie de la catégorie expressive ou monstrative et, pour cela, seront dits termes mentalistes. Il est donc clair que "ce qui caractérise les concepts mentalistes, c’est que la troisième personne peut être vérifiée par l’observation, mais non la première"(Wittgenstein, Fiches, §472) : je peux justifier la validité de la proposition "vous avez mal" au moyen de quelque observation que vous avez mal, mais je ne peux pas justifier la validité de "j'ai mal" par une auto-observation. Je suis conscient que j'ai mal, autrement dit, je sais sans observation que j'ai mal, et c'est tout (la raison pour laquelle Wittgenstein répugne à parler, dans ce cas, de "connaissance", c'est que l'erreur d'identification sur le sujet du quale n'est pas possible : je peux me tromper en pensant que c'est Pierre qui souffre, mais non en pensant que c'est moi qui souffre. Tandis qu'Anscombe, nous l'avons dit, fait de la relation du sujet à ses intentions un cas particulier de sa relation à ses qualia en général. Or, dans le cas d'une intention, je peux faire erreur en pensant que c'est moi qui ai l'intention de faire A alors qu'en réalité je ne suis que l'instrument d'une volonté tierce). Ce qui n'implique ni que ma conscience appartienne à un mystérieux monde métaphysique (être conscient d'un objet O, c'est percevoir O au moyen de ses facultés sensibles ordinaires), ni qu'elle doive me représenter "intérieurement" son objet (être conscient d'un objet O, c'est percevoir O par sensations kinesthésique et cœnesthésiques évocables dans le champ lexical du "ressenti" et non dans celui du "représenté"), ni que ledit objet soit incommunicable (être conscient d'un objet O, c'est percevoir O avec, comme pour toute perception, une possibilité contingente d'en rendre compte. Contingente parce que la pertinence d'y associer un jeu de langage déterminé dépend de conditions socio-historiques elles-même contingentes. Ainsi, "décris l’arôme du café ! Pourquoi est-ce que cela ne va pas ? Est-ce que les mots nous manquent ? Et pourquoi nous manquent-ils ? Mais d’où la pensée qu’une telle description devrait bien être possible ? Une telle description t’a-t-elle jamais manqué ? As-tu cherché à décrire l’arôme sans y réussir ? […] J’aimerais dire : « Ces tons expriment quelque chose de superbe, mais je ne sais quoi. Ces tons sont un geste puissant, mais je ne puis en donner aucune explication ». Un hochement fort grave de la tête. James : les mots nous manquent. Pourquoi alors ne pas les introduire ?"(Wittgenstein, Recherches Philosophiques, §610). Après tout, il existe bien un riche lexique destiné à décrire l'arôme du vin, alors pourquoi pas celui du café ? Finalement, nous voyons que le mental ou la conscience n'est que l'autre nom de la connaissance sans observation que nous avons, en première personne, de nos qualia en général, tandis que le corps reste, par excellence, un objet de connaissance par observation que, corrélativement, autrui peut aussi décrire en troisième personne. Comme Wittgenstein l'a remarqué, "que reste-t-il si je soustrais le fait que mon bras se lève du fait que je lève le bras ?"(Wittgenstein, Recherches Philosophiques, §621). Autrement dit, que reste-t-il de mon intention de lever le bras, ou de mon quale par lequel je sens que je fais effort pour lever le bras, si je retire le fait physique et observable que mon bras se lève ? Bref, que reste-t-il de mon état-processus mental en première personne si je lui retranche l'état-processus physique en troisième personne ? La réponse est : rien du tout. Connaissance par observation en première personne ("mentale") et connaissance empirique en troisième personne ("physique") des intentions ou des qualia sont strictement corrélatives ou immanentes l'une à l'autre (pensons à la connaissance sans observation que nous avons de notre propre voix lorsque nous parlons, laquelle est indissociable, quoique très différente, de la connaissance empirique qu'autrui en a simultanément, ou que chacun peut en avoir, après s'être enregistré). Spinoza n'a donc pas tort d'assimiler physique et mental, sauf que cela ne vaut, paradoxalement, que pour le cas de l'être parlant qu'est l'homme seulement. Quant à la phénoménologie et la philosophie des qualia, elles seraient fondées à envisager la spécificité irréductible de la première personne si elles n'avaient pas dissocié conscience et langage pour la première, première personne et troisième personne pour la seconde. Nous devons donc confirmer la position d'Elizabeth Anscombe ou de Vincent Descombes selon laquelle la déclaration d'intention en première personne nous fournit, à travers la connaissance pratique de nos actions, dont l'acte de langage consistant à commenter pertinemment un quale n'est que le cas général, une explication nécessaire et suffisante du mental. En un sens, on peut même parler, en dépit du paradoxe apparent, d'intentionnalité de la perception (Wittgenstein préfère dire que tout "voir" - sehen - est d'emblée un "voir-comme" - sehen-als - qui nous détermine a priori à faire un certain compte-rendu de ce qui est "vu". Dans l'expérience du cube de Necker, par exemple, nous voyons et disons voir le cube comme ayant le carré de droite en guise de face frontale, ou bien ayant le carré de gauche comme face frontale. De même, dans l'expérience du canard-lapin de Jastrow, nous voyons et disons voir le dessin comme un canard ou bien comme un lapin : "la question que je veux poser est la suivante : en quoi consiste le fait de voir la figure tantôt d’une façon, tantôt de l’autre ? – Est-ce que je vois effectivement chaque fois quelque chose d’autre, ou ne fais-je qu’interpréter de façon différente ce que je vois ? – Je pencherais pour la première réponse" - Wittgenstein, Leçons sur la Philosophie de la Psychologie, I, §1 -. Cf. sentir et percevoir : une Distinction Problématique). Il s'agit par là de justifier, au moyen d'un jeu de langage approprié, la connaissance sans observation que nous avons de certaines positions, de certains états et de certains mouvements de notre propre corps. C'est pourquoi, "dans cette optique, la mentalité – ce qui fait que quelque chose ou quelqu'un possède un esprit – est à concevoir comme le pouvoir de produire quelque part un ordre de sens"(Descombes, la Denrées Mentale, i, 6) : un ordre nomologique dans tous les cas, un ordre chronologique pour les cas les plus complexes, lequel ordre nous est nécessairement suggéré par des règles qui nous ont été socialement inculquées et que nous sommes spontanément enclins à mobiliser en les appliquant à nous-mêmes.

(à suivre ...).

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 L'analyse que nous faisons de la pensée comme commentaire nécessaire de certains mouvements, positions ou états de notre corps, nécessaire car indissociable de ceux-ci, revient à évoquer, contre Spinoza, une spécificité strictement humaine. Or si c'est à travers et par la parole que nous pensons, si c'est cela qui fait de nous une espèce à part, c'est parce que, comme y insistera Marx, "l’essence humaine n’est point inhérente à l’individu isolé, elle est, dans sa réalité, l’ensemble des relations sociales"(Marx, Thèses sur Feuerbach, VI). C'est donc parce que "l’“esprit” est frappé de la malédiction d’être entaché de la matière : il emprunte la forme des couches d’air agitées, de sons, bref, la forme du langage"(Marx, l’Idéologie Allemande) que nous sommes une espèce d'animaux politiques (Wittgenstein demande ironiquement : "pourquoi un chien ne peut-il simuler la douleur ? est-ce parce qu’il est trop sincère ?" -Wittgenstein, Recherches Philosophiques, §250- ), comme nous définissait Aristote. Ces réserves faites, "il n’y a aucun mal à dire que penser est un processus incorporel, mais à condition de distinguer la grammaire du mot ‘‘penser’’ de celle du mot ‘‘manger’’ par exemple […]. Penser n’est pas un processus incorporel que l’on puisse détacher de la parole"(Wittgenstein, Recherches Philosophiques, §339). Autrement dit, pour comprendre la nécessité d'un dualisme corps-esprit, au sens où l'esprit est nécessairement autre chose que le corps, il faut commencer par distinguer soigneusement les règles grammaticales d'utilisation des termes mentalistes (e.g. "penser") et celles des termes physicalistes (e.g. "manger") : c'est ce que nous avons fait supra en décelant, chez les premiers nommés, une asymétrie entre la première et la troisième personne du singulier qui n'existe pas chez les seconds. L'idée sous-jacente à tout cela est que "l’importance de la considération des jeux de langage réside dans le fait que les jeux de langage ne cessent de fonctionner, que donc leur importance réside dans le fait que les hommes se laissent dresser à réagir de cette manière à des sons"(Wittgenstein, Remarques sur le Fondement des Mathématiques, 208), donc que l'éducation humaine est toujours, d'une part, indissociable de l'apprentissage du langage, d'autre part, nolens volens, affaire de conditionnement psychologique au sens où nous avons défini la psychologie comme une science sociale. Nous avons dit que penser revient à justifier par une règle sa propre intention ou, plus généralement, son propre quale. Or "se justifier par une règle est du même genre que l’acte de dériver un résultat à partir d’une donnée, du même genre que le geste qui montre des signes placés sur un tableau"(Wittgenstein, Grammaire Philosophique, I, §61). Ce que la psychologie va nous apprendre sur l'état-processus de pensée ne peut donc s'étendre au-delà de l'étude du contexte socio-historique de la production des règles de la grammaire au sens général de ce terme, au sens où "la grammaire décrit l’usage des mots dans le langage : la grammaire est au langage ce que les règles du jeu sont au jeu"(Wittgenstein, Grammaire Philosophique, II, 23), usage qui est nécessairement social : "pourrait-il exister une arithmétique sans unanimité sur ceux qui comptent, un homme seul pourrait-il compter, un homme seul pourrait-il suivre une règle, un homme seul peut-il faire du commerce ?"(Wittgenstein, Remarques sur le Fondement des Mathématiques, 349). Bourdieu, après Aristote, Spinoza, Marx, Freud ou Wittgenstein, notamment, remarque que, dans ces conditions, le microcosme corporel est nécessairement le reflet du macrocosme social : "tout le corps qui répond par sa posture et sa réaction aux exigences du jeu exprime tout le rapport au monde social"(Bourdieu, Langage et Pouvoir Symbolique, i, 2). 

Loin de s'analyser en injonctions purement formelles (morales ou juridiques, par exemples), de telles exigences sociales sont, au sens de Spinoza, des causes matérielles qui laissent des empreintes dans le corps qui en est l'objet en en modifiant le conatus, c'est-à-dire les dispositions. Aussi, de telles causes sont-elles analysables en termes purement physicalistes, mécaniques si l'on préfère, et sont-elles, à ce titre, quantifiables dans une certaine mesure. Sauf qu'elles ne sont mesurables et prédictibles que par et dans l'outil statistique sur la base de l'étude d'une population et ne peuvent, en aucun cas, faire l'objet d'une mesure ou d'une prédiction pour un individu donné comme le prétendent les cognitivistes (dire qu'à la suite d'une campagne de publicité, les membres d'un groupe ont n % de chances d'acheter tel produit ne permet absolument pas de prédire ce que moi, membre de ce groupe, suis personnellement disposé à faire à la suite de cette campagne). De la sorte, ces exigences sont intériorisées ou, mieux, incorporées dans les dispositions ainsi modifiées (pour une description physicaliste de la modification de ces dispositions corporelles chez Spinoza, cf. les Grands Thèmes de l'Éthique de Spinoza : le Corps et l'Esprit, notamment §6) : "tous les apprentissages confient au corps, traité comme une mémoire, leurs dépôts les plus précieux […] : mieux que [d]es signes extérieurs, [ce sont d]es signes incorporés"(Bourdieu, Langage et Pouvoir Symbolique, ii, 2). Cet aspect de l'habitus pourrait faire penser au dualisme bergsonien dans le cadre duquel l'esprit est mémoire, par opposition au corps qui est matière. Sauf que Bergson, loin d'envisager l'enjeu fondamentalement social de la mémoire, en fait au contraire une mystérieuse composante métaphysique qui, dit-il, "s'insère" dans la matière pour la créer et la recréer en permanence (le champ lexical de la volonté et de la liberté du moi-esprit est, en définitive, très proche de celui de Descartes : "la conscience retient le passé, l'enroule sur lui-même au fur et à mesure que le temps se déroule et prépare avec lui un avenir qu'elle contribuera à créer [...]. Elle accomplit par une espèce de miracle, cette création de soi par soi [qui] a tout l'air d'être l'objet même de la vie humaine [...]. Cette chose qui déborde le corps de tous côtés et qui crée des actes en se créant à nouveau elle-même, c'est le "moi", c'est l'"âme", c'est l'"esprit"" -Bergson, l'Âme et le Corps-). En tout cas, ces dispositions, que Bourdieu, à la suite d'Aristote, appelle des habitus ("hexéïs", en grec) ont exactement la fonction que leur assigne Spinoza, à savoir conserver le conatus de l'être social tout entier : "l’habitus est le produit de l’incorporation des structures objectives de l’espace social, ce qui incline les agents à prendre le monde social tel qu’il est, plutôt qu’à se rebeller contre lui"(Bourdieu, Langage et Pouvoir Symbolique, iii, 5). Il en va évidemment de même pour cette catégorie particulièrement importante d'habitus, l'habitus linguistique qui est tel que "les structures objectives auxquelles il est confronté coïncident avec celles dont il est le produit, de telle sorte que l’habitus devance les exigences objectives du champ"(Bourdieu, Langage et Pouvoir Symbolique, i, 2) en nous faisant penser, sentir et commenter notre monde social comme il est préférable de le faire afin de le préserver. Ce qui fait que la grammaire, autrement dit les règles des jeux de langage par l'application desquelles nous sommes spontanément disposés à commenter pertinemment une action ou un quale sont une question d'habitus linguistique et non pas, comme le prétendent les cognitivistes (notamment Chomsky et Fodor) une question de génétique. Pour expliquer en quoi consiste, pour un individu soumis à un conditionnement social déterminé, ce résultat en termes d'habitus, c'est-à-dire de dispositions comportementales modifiées, Bourdieu emploie parfois la métaphore sportive du "sens du jeu" : "l’habitus, nécessité faite vertu, produit des stratégies qui, bien qu’elles ne soient pas le produit d’une visée consciente de fins explicitement posées sur la base d’une connaissance adéquate des conditions objectives, ni d’une détermination mécanique par des causes, se trouvent être objectivement ajustées à la situation. L’action que guide le "sens du jeu" a toutes les apparences de l’action rationnelle que dessinerait un observateur impartial [...], et pourtant, elle n’a pas la raison pour principe. Il suffit de penser à la décision instantanée du joueur de tennis qui monte au filet à contretemps pour comprendre qu’elle n’a rien de commun avec la construction savante que l’entraîneur, après analyse, élabore pour en rendre compte et pour en dégager des leçons communicables"(Bourdieu, Choses Dites). Et parfois la métaphore musicale de l'ensemble orchestral : "les conditionnements associés à une classe particulière de conditions d’existence produisent des habitus, systèmes de dispositions durables et transposables [...] en tant que principes générateurs et organisateurs de pratiques et de représentations qui peuvent être objectivement adaptées à leur but sans supposer la visée consciente de fins et la maîtrise expresse des opérations nécessaires pour les atteindre, objectivement réglées et régulières sans être en rien le produit de l’obéissance à des règles et, en étant tout cela, collectivement orchestrées sans être le produit de l’action organisatrice d’un chef d’orchestre"(Bourdieu, Choses Dites). Dans les deux cas, il y a l'idée que l'habitus humain, en tant que le langage est, à la fois, le vecteur principal et le premier objet de son conditionnement, n'est pas une simple habitude au sens banal du terme, encore moins un conditionnement opérant au sens pavlovien. Il produit, certes, des dispositions durables à agir et, en particulier, à agir en parlant, mais, à tout prendre, s'il fallait le rapprocher d'une notion déjà employée dans le champ lexical de l'éthos, c'est à la coutume pascalienne qu'il faudrait penser : "les pères craignent que l'amour naturel des enfants ne s'efface. Quelle est donc cette nature, sujette à être effacée ? La coutume est une seconde nature qui détruit la première. Mais qu'est-ce que nature ? Pourquoi la coutume n'est-elle pas naturelle ? J'ai grand peur que cette nature ne soit elle-même qu'une première coutume, comme la coutume est une seconde nature"(Pascal, Pensées, B93). Si, comme le dit Wittgenstein, "obéir à une règle n’est pas une question de mécanisme causal mais de justification ou de raison d’agir selon une règle"(Wittgenstein, Recherches Philosophiques, §217) donc, derechef, de disposition à commenter pertinemment ce que nous faisons ou sentons, c'est bien que "la règle ressemble à la partie visible de rails invisibles allant à l’infini"(Wittgenstein, Recherches Philosophiques, §218) et ce, même si "quand je suis la règle, je ne choisis pas. Je suis la règle aveuglément"(Wittgenstein, Recherches Philosophiques, §219). La boucle est donc bouclée : l'esprit, c'est l'habitus intentionnel du mouvement ou du quale en tant qu'il nous a été inculqué et se trouve en permanence réactivé par "le monde social […] parsemé de rappels à l’ordre qui ne fonctionnent comme tels que pour ceux qui sont prédisposés à les apercevoir"(Bourdieu, Raisons Pratiques, iv), en l'occurrence, ceux, parmi les êtres humains, qui, en raison de leur âge, de leur sexe, de leur classe sociale, de leur culture et, bien entendu, de leur langue, sont déjà enclins à être informés, modifiés par de tels "rappels à l'ordre". Malgré tout, Bourdieu répugne manifestement à établir une connexion entre l'habitus et la conscience (comme d'ailleurs Descombes entre intentionnalité et conscience). Il dit, par exemple, que "l'habitus est une connaissance sans conscience"(Bourdieu, Choses Dites). Or, lorsqu'il précise que les habitus "éveillent les dispositions corporelles profondément enfouies, sans passer par les voies de la conscience et du calcul"(Bourdieu, Raisons Pratiques, iv), on comprend une des raisons probables de sa réticence : pour lui, le terme "conscience" est définitivement marqué du sceau de l'infamie cartésienne et/ou lockienne qui réduit la conscience à une computation. Nous espérons avoir montré à quel point une telle réduction est le propre d'un scientisme absurde. Cela dit, il y a peut-être une autre raison à cette hostilité lexicale. Lorsqu'il définit, en se référant à Marx, l'habitus comme "plus proche d’un inconscient de classe que d’une conscience de classe"(Bourdieu, Langage et Pouvoir Symbolique, iii, 5) ou, en évoquant à la fois Marx et Freud, "l’habitus linguistique [comme] un aspect de l’habitus de classe […] ; tel est le fondement de la forme la plus fréquente et la mieux cachée de la censure"(Bourdieu, Langage et Pouvoir Symbolique, i, 2), il insiste plutôt sur ce que l'habitus nous interdit de dire, donc de penser, "et d'inscrire dans les détails en apparence les plus insignifiants de la tenue, du maintien ou des manières corporelles et verbales, le principe fondamentaux de l'arbitraire culturel, ainsi placés hors des prises de la conscience et de l'explicitation"(Bourdieu, le Sens Pratique). Il reste néanmoins que l'esprit n'advient au corps que si et seulement si celui-ci est pré-disposé à le recevoir. Nous ne pouvons donc plus faire l'économie, à ce stade de notre réflexion, et si nous voulons lui conserver son caractère conceptuel et non empirique, d'une interrogation métaphysique sur l'origine de la pré-disposition du corps humain à se spiritualiser.

(à suivre ...).

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 Elizabeth Anscombe puise sa notion de connaissance de soi sans observation en empruntant à Aristote la distinction entre deux formes de connaissance : "se peut-il que la philosophie moderne n'ait rien compris du tout à une chose : à savoir ce que les philosophes anciens et médiévaux entendaient par connaissance pratique ? Assurément, en philosophie moderne, nous avons de la connaissance une conception incurablement contemplative. [Or] il y a deux connaissances : l'une par observation, l'autre par intention"(Anscombe, l'Intention, §32). En effet, Aristote remarque que "deux facultés [désir -orexis- et intellect -noûs-] sont donc principes du mouvement local. [...] L’intellect qui raisonne en vue d’un but [logizomenos] c’est-à-dire l’intellect pratique [noûs praktikos] se distingue de l’intellect théorique [noûs theoretikos] par sa fin [telei]"(Aristote, de l'Âme, 433a). Autrement dit le mouvement que nous faisons vers quelque chose est toujours motivé (comme chez Spinoza ou Freud) par le désir, lequel, dans le cas spécifique de l'homme, est guidé par l'intellect. Sauf que ce quelque chose vers quoi nous nous mouvons est, soit éternel et immuable, soit contingent et muable. Soit il existe déjà dans l'absolu et il est à l'origine du mouvement, soit il n'existe pas encore ou, du moins, pas comme nous le souhaiterions et il est la fin du mouvement. En ce sens, "le terme final du raisonnement est le point de départ de l’action"(Aristote, de l'Âme, 433a). Dans un cas, notre mouvement vers lui se bornera donc, par définition, à une contemplation (théoria) au moyen de l’intellect théorique ("noûs theoretikon"). Dans l'autre cas, il peut être envisagé, soit de modifier, soit de détruire, soit même de créer un objet qui, avons-nous dit, pourrait être autre qu'il n'est au moment où nous le désirons. Aussi, la vertu, l'excellence de l'intellect guidant le désir ne peut être la même dans les deux cas. Aristote les nomme, respectivement sagesse théorique ("sophia") et sagesse pratique ("phronèsis"). Dans un cas, "la sagesse consiste à rechercher la vérité dans ce qui est universel et nécessaire, […] tandis que la sagesse pratique consiste à être capable de vouloir comme il convient ce qui peut être bon et utile"(Aristote, Éthique à Nicomaque, VI, 1140a-b). Il va de soi que le succès de l'entreprise vengeresse d'Ulysse doit être rapportée à sa sagesse pratique, car "la sagesse pratique, c’est ce mode d’être qui […] détermine notre action à l’égard des choses qui peuvent être bonnes pour l’homme en général"(Aristote, Éthique à Nicomaque, VI, 1140b). Or, la sagesse pratique (pour être tout à fait exact, il faudrait ajouter qu'Aristote distingue la faculté d'agir ("praxis") de la faculté de produire ("poïèsis"), toutefois, cette distinction n'est pas d'une grande pertinence pour notre propos) est une vertu ("arétè") au sens où Aristote dit que "la vertu est un juste milieu […] entre deux vices, l'un par excès et l'autre par défaut.Voilà pourquoi aussi c'est tout un travail que d'être vertueux. En toute chose, en effet, on a peine à trouver le moyen : par exemple trouver le centre d'un cercle n'est pas à la portée de tout le monde, mais seulement de celui qui sait. Ainsi également, se livrer à la colère est une chose à la portée de n'importe qui, et bien facile, de même donner de l'argent et le dépenser ; mais le faire avec la personne qu'il faut, dans la mesure et au moment convenables, pour un motif et d'une façon légitimes, c'est là une œuvre qui n'est plus le fait de tous, ni d'exécution facile, et c'est ce qui explique que le bien soit à la fois une chose rare, digne d'éloge et belle"(Aristote, Éthique à Nicomaque, II, 1109a). De fait, la colère d'Ulysse, tout comme celle d'Achille, sont, à cette aune, des colères éminemment vertueuses. La difficulté d'être vertueux réside dans l'aspect périlleux, voire franchement aléatoire, du choix des moyens d'atteindre le but fixé dans un mode sublunaire gouverné par l'incohérence des dieux, autrement dit par le destin ("tukhè"). Encore une fois, si la fin visée était nécessaire, il n'y aurait pas vraiment de problème : dans la mesure où elle existerait déjà de toute éternité, soit on serait capable de la viser par la seule force de l'intellect, soit on n'en serait pas capable. En revanche, c'est parce qu'elle est contingente que les difficultés s'amoncellent parce qu'indépendamment de la vertu de l'intellect, rien ne garantit à l'agent que ladite fin, action ou production, de possible ("dunamis") qu'elle est au moment de la visée intentionnelle ("prohairèsis"). L'intention ("prohairèsis"), par définition, vise le possible. Cela la distingue de la volonté ("bouleusis") qui peut, sans contradiction, porter sur l'impossible (qu'on se rappelle, à titre d'exemple, les propos d'un certain candidat élu qui déclarait, dès après son succès en mai 2017 : "je veux que, d'ici la fin de 2017, plus personne en France ne dorme dans la rue" ! Plus formellement, on s'aperçoit que la volonté, en tant qu'elle n'envisage que des fins, ne dit rien des moyens de les atteindre, contrairement à l'intention qui, nous l'avons vu, se donne implicitement l'agent lui-même pour vecteur. On peut dire à son fils "je veux que tu aies ton bac", mais non "j'ai l'intention que tu aies ton bac") devienne une réalité ("énergéïa"). C'est pourquoi "nous ne délibérons pas tellement sur le but que nous nous proposons, c’est plutôt sur les moyens qui doivent nous y conduire […]. La fin qu’on poursuit étant l’objet de l'intention, les moyens qui mènent à cette fin peuvent être soumis à notre délibération et à notre décision"(Aristote, Éthique à Nicomaque, III, 1112b-1113b). Or, parmi les risques que court l'agent qui choisit ses moyens d'agir ou de produire, il y en a un qui l'emporte en gravité sur tous les autres : manquer l'occasion ("kaïros"), rater l'opportunité. Car, au fond, la connaissance pratique ("noûs praktikos"), contrairement à la connaissance théorique ("noûs théorétikos"), "n'a rien de stable [puisque] c'est aux agents eux-mêmes qu'il appartient de tenir compte de l'opportunité [ton kaïron], comme c'est aussi le cas pour l'art médical et pour celui de la navigation"(Aristote, Éthique à Nicomaque, II, 1104a). Les exemples du médecin et du navigateur que prend Aristote pour illustrer son propos sont très significatifs. De même, le succès de l'entreprise d'Odusséus Polumètis, ("Ulysse aux mille ruses") dépend, entre autres choix, de celui, crucial, du moment opportun pour se saisir de l'arc, décocher la flèche, viser une autre victime, se déclarer auprès d'elle, l'invectiver, la tuer, etc., le tout dans un ordre chronologique déterminé tout en étant parfaitement aléatoire quant à son issue.

(à suivre ...).
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