Contre le scientisme de Dehaene et consorts, je voudrais à présent exposer et discuter ici les linéaments d'une véritable philosophie des qualia, c'est-à-dire d'un courant de la philosophie de l'esprit très dynamique outre-Manche et outre-Atlantique. Je commence par vous proposer quelques extraits afin de vous en donner une première idée. Je rappelle que "qualia" est le pluriel du pronom-adjectif latin neutre "quale" dont dérivent, en français, les termes appartenant au champ lexical de la qualité.
"Que se passe-t-il, par exemple, lorsque vous mordez dans une tablette de chocolat ? Le chocolat fond sur votre langue et cause des changement chimiques dans vos papilles gustatives ; les papilles gustatives envoient des impulsions électriques le long des nerfs allant de votre langue au cerveau, et lorsque ces impulsions atteignent le cerveau, elles produisent d'autres changements physiques encore, à cet endroit : en fin de compte, vous percevez le goût du chocolat. Mais cela, qu'est-ce que c'est ? Est-il possible que cela ne soit rien d'autre qu'un événement ayant lieu dans certaines de vos cellules cérébrales ou cela doit-il être quelque chose d'un tout autre genre ?
Si un scientifique décalottait votre crâne et regardait à l'intérieur de votre cerveau pendant que vous mangez la tablette de chocolat, tout ce qu'il verrait, c'est un masse grise de neurones. S'il se servait d'instruments pour mesurer ce qui se passe à l'intérieur, il détecterait différentes sortes de processus physiques extrêmement compliqués. Mais trouverait-il le goût du chocolat ? [...] Cette façon qu'ont vos expériences d'être à l'intérieur de votre esprit n'a rien à voir avec celle qu'a votre cerveau d'être à l'intérieur de votre tête : ce sont des façons d'être à l'intérieur tout à fait différentes. [...] Si ce qui arrive dans votre expérience se trouve dans votre esprit d'une certaine façon et ce qui arrive dans votre cerveau d'une autre, ce sera comme si vos expériences et vos autres états mentaux ne pouvaient pas être des états physiques de votre cerveau purement et simplement. Vous devez être davantage que votre corps et son système nerveux bourdonnant
[...] Mais, pour découvrir que percevoir le goût du chocolat n'est rien d'autre, en réalité, qu'un processus cérébral, nous devrions analyser quelque chose de mental, non pas une substance physique observée de l'intérieur, mais une sensation interne de goût. Et il est exclu que des événement physiques dans le cerveau, aussi nombreux et aussi compliqués soient-ils, puissent être les parties dont une sensation de goût serait composée. Un tout physique peut être analysé en parties physiques plus petites mais un processus mental ne peut pas l'être. Des parties physiques ne peuvent tout simplement pas s'additionner pour former un tout mentalThomas Nagel, Qu'est-ce que tout cela veut dire ?, iv, p.28-33 (c'est l'auteur qui souligne).
Le fait que les états mentaux ne soient pas des états physiques puisqu'on ne peut pas les décrire objectivement comme on décrit les états physiques, ne signifie pas que ce sont des états de quelque chose de non-physique. La fausseté du physicalisme n'exige pas que l'on fasse appel à des substances non physiques [à l'instar de Descartes par exemple]. Elle exige seulement qu'il y ait des choses vraies des êtres conscients qui ne puissent, en raison de leur caractère subjectif, être réduites en termes physiques. [...] Wittgenstein pourrait bien avoir eu raison lorsque, dans l'un de ses propos fameux [au §308 de ses Recherches Philosophiques], il dit que le pas décisif dans l'art de l'escamotage a été fait lorsque nous parlons des états et des processus mentaux et laissons leur nature indécise [en pensant] qu'un jour nous en apprendrons davantage à leur sujet.Thomas Nagel, Le Point de vue de nulle part, iii, pp.38-40.
Se demander quel effet cela fait d'être une chauve souris [what it is like to be a bat] semble nous conduire [...] à la conclusion suivante : il y a des faits qui ne consistent pas en la vérité de propositions exprimables par le langage humain. Nous pouvons être contraints de reconnaître l'existence de faits de ce genre sans être capable de les établir ou de les comprendre. [...] Il est difficile de comprendre ce que pourrait signifier le caractère objectif d'une expérience indépendamment du point de vue particulier à partir duquel son sujet l'appréhende. Après tout, que resterait-il de l'effet que cela fait d'être une chauve-souris si l'on ôtait le point de vue de la chauve-souris ? [...] En d'autres termes, cela a-t-il un sens de se demander ce que mes expériences sont en réalité [are really like] par opposition à la manière dont elles m'apparaissent ?Thomas Nagel, Quel effet cela fait-il d'être une Chauve-Souris ?, pp.397-403 (c'est l'auteur qui souligne).
Je mords dans un citron, sens l'odeur de la rose, entends le son du violon, passe la main sur une surface rugueuse, ressens une violente douleur dans l'épaule, un chatouillement dans la paume de la main, voit une surface rouge vif, suis d'humeur mélancolique, sens monter une violente colère, etc. Dans chacun de ces cas, je me trouve dans un état mental doté d'un caractère subjectif particulier. Être dans l'un de ces états me fait un effet particulier et l'effet que cela fait de sentir l'odeur de la rose n'est pas le même que de sentir l'odeur d'œufs pourris ou d'entendre le son de la trompette. Chacun a sa phénoménologie propre. Le terme de qualia (au singulier quale) est utilisé par les philosophes pour faire référence aux aspects phénoménaux de notre vie mentale. On parle aussi de propriétés phénoménales, de propriétés qualitatives ou de propriétés sensationnelles. En ce sens très général, il est difficile de nier que les qualia existent.
Elisabeth Pacherie, Le Problème des Qualia (souligné par l'auteur).