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Contre une approche scientiste des rapports de l'esprit et du corps - mise au point sur la philosophie des qualia

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Contre le scientisme de Dehaene et consorts, je voudrais à présent exposer et discuter ici les linéaments d'une véritable philosophie des qualia, c'est-à-dire d'un courant de la philosophie de l'esprit très dynamique outre-Manche et outre-Atlantique. Je commence par vous proposer quelques extraits afin de vous en donner une première idée. Je rappelle que "qualia" est le pluriel du pronom-adjectif latin neutre "quale" dont dérivent, en français, les termes appartenant au champ lexical de la qualité.
 
"Que se passe-t-il, par exemple, lorsque vous mordez dans une tablette de chocolat ? Le chocolat fond sur votre langue et cause des changement chimiques dans vos papilles gustatives ; les papilles gustatives envoient des impulsions électriques le long des nerfs allant de votre langue au cerveau, et lorsque ces impulsions atteignent le cerveau, elles produisent d'autres changements physiques encore, à cet endroit : en fin de compte, vous percevez le goût du chocolat. Mais cela, qu'est-ce que c'est ? Est-il possible que cela ne soit rien d'autre qu'un événement ayant lieu dans certaines de vos cellules cérébrales ou cela doit-il être quelque chose d'un tout autre genre ?

Si un scientifique décalottait votre crâne et regardait à l'intérieur de votre cerveau pendant que vous mangez la tablette de chocolat, tout ce qu'il verrait, c'est un masse grise de neurones. S'il se servait d'instruments pour mesurer ce qui se passe à l'intérieur, il détecterait différentes sortes de processus physiques extrêmement compliqués. Mais trouverait-il le goût du chocolat ? [...] Cette façon qu'ont vos expériences d'être à l'intérieur de votre esprit n'a rien à voir avec celle qu'a votre cerveau d'être à l'intérieur de votre tête : ce sont des façons d'être à l'intérieur tout à fait différentes. [...] Si ce qui arrive dans votre expérience se trouve dans votre esprit d'une certaine façon et ce qui arrive dans votre cerveau d'une autre, ce sera comme si vos expériences et vos autres états mentaux ne pouvaient pas être des états physiques de votre cerveau purement et simplement. Vous devez être davantage que votre corps et son système nerveux bourdonnant

[...] Mais, pour découvrir que percevoir le goût du chocolat n'est rien d'autre, en réalité, qu'un processus cérébral, nous devrions analyser quelque chose de mental, non pas une substance physique observée de l'intérieur, mais une sensation interne de goût. Et il est exclu que des événement physiques dans le cerveau, aussi nombreux et aussi compliqués soient-ils, puissent être les parties dont une sensation de goût serait composée. Un tout physique peut être analysé en parties physiques plus petites mais un processus mental ne peut pas l'être. Des parties physiques ne peuvent tout simplement pas s'additionner pour former un tout mental

Thomas Nagel, Qu'est-ce que tout cela veut dire ?, iv, p.28-33 (c'est l'auteur qui souligne).


Le fait que les états mentaux ne soient pas des états physiques puisqu'on ne peut pas les décrire objectivement comme on décrit les états physiques, ne signifie pas que ce sont des états de quelque chose de non-physique. La fausseté du physicalisme n'exige pas que l'on fasse appel à des substances non physiques [à l'instar de Descartes par exemple]. Elle exige seulement qu'il y ait des choses vraies des êtres conscients qui ne puissent, en raison de leur caractère subjectif, être réduites en termes physiques. [...] Wittgenstein pourrait bien avoir eu raison lorsque, dans l'un de ses propos fameux [au §308 de ses Recherches Philosophiques], il dit que le pas décisif dans l'art de l'escamotage a été fait lorsque nous parlons des états et des processus mentaux et laissons leur nature indécise [en pensant] qu'un jour nous en apprendrons davantage à leur sujet.

Thomas Nagel, Le Point de vue de nulle part, iii, pp.38-40.


Se demander quel effet cela fait d'être une chauve souris [what it is like to be a bat] semble nous conduire [...] à la conclusion suivante : il y a des faits qui ne consistent pas en la vérité de propositions exprimables par le langage humain. Nous pouvons être contraints de reconnaître l'existence de faits de ce genre sans être capable de les établir ou de les comprendre. [...] Il est difficile de comprendre ce que pourrait signifier le caractère objectif d'une expérience indépendamment du point de vue particulier à partir duquel son sujet l'appréhende. Après tout, que resterait-il de l'effet que cela fait d'être une chauve-souris si l'on ôtait le point de vue de la chauve-souris ? [...] En d'autres termes, cela a-t-il un sens de se demander ce que mes expériences sont en réalité [are really like] par opposition à la manière dont elles m'apparaissent ?

Thomas Nagel, Quel effet cela fait-il d'être une Chauve-Souris ?, pp.397-403 (c'est l'auteur qui souligne).


Je mords dans un citron, sens l'odeur de la rose, entends le son du violon, passe la main sur une surface rugueuse, ressens une violente douleur dans l'épaule, un chatouillement dans la paume de la main, voit une surface rouge vif, suis d'humeur mélancolique, sens monter une violente colère, etc. Dans chacun de ces cas, je me trouve dans un état mental doté d'un caractère subjectif particulier. Être dans l'un de ces états me fait un effet particulier et l'effet que cela fait de sentir l'odeur de la rose n'est pas le même que de sentir l'odeur d'œufs pourris ou d'entendre le son de la trompette. Chacun a sa phénoménologie propre. Le terme de qualia (au singulier quale) est utilisé par les philosophes pour faire référence aux aspects phénoménaux de notre vie mentale. On parle aussi de propriétés phénoménales, de propriétés qualitatives ou de propriétés sensationnelles. En ce sens très général, il est difficile de nier que les qualia existent.

Elisabeth Pacherie, Le Problème des Qualia (souligné par l'auteur).

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Le 14 novembre, Clément Dousset ouvrait une discussion en ces termes : 

Dans le Code de la Conscience, Stanislas Dehaene expose une théorie dite de "l'espace de travail neuronal global" qui est censée expliquer la façon dont la conscience serait produite par le cerveau. Pour ouvrir la discussion, je me permets de copier ici l'article que j'avais fait paraître dans Agoravox le 3 août 2015 :


Après quoi, il justifiait sa réfutation de Dehaene en annonçant la thèse qu'il entendait défendre : 

Si le traité scientifique provoque l'admiration et suscite l'adhésion, l'essai philosophique, lui, est plus discutable. La façon dont Dehaene donne les pleins pouvoirs à la neurobiologie matérialiste pour parler de la conscience peut paraître expéditive. [...] Ce « neurobiocentrisme » est loin toutefois d'être ce qui me gêne le plus. Ce qui m'alerte c'est la volonté de Dehaene de s'emparer de la conscience et de la nettoyer de tout contenu affectif. La façon dont il parle de la conscience phénoménale, des qualia est sans appel : « Dans quelques décennies, la notion même de qualia, ces quanta d'expérience pure, dépourvus de tout rôle dans le traitement de l'information sera considérée comme une idée étrange de l'ère préscientifique. » (2) Or, pour en rester au seul plan des sensations, les qualia ne se réfèrent pas seulement à leur qualité particulière mais à leur contenu affectif marqué quantitativement (un bruit est plus ou moins fort, une lumière plus ou moins vive) et affectivement (une sensation est plus ou moins plaisante ou plus ou moins douloureuse). 


Ce qui me paraissait, en effet, "loin d'être inintéressant" (d'autant moins que c'est, par hasard, sur cette thématique que je travaille actuellement), c'était, de mon point de vue, de réfuter à la fois Dehaene et Dousset pour les raisons sur lesquelles je me suis suffisamment étendu et sur lesquelles je ne reviens pas. Par ailleurs, il m'a semblé évident que réfutations et défenses devaient, sur un forum philosophique tel que celui-ci, conserver l'aspect d'un questionnement conceptuel et non pas d'une bataille de chiffres. Je m'étonne donc et regrette, bien entendu, que cette "évidence" donne lieu à controverse.

En tout cas, je continue, si vous le permettez (les administrateurs voudront bien me faire savoir si, pour ce faire, je dois ouvrir un autre sujet ou poursuivre sur le même fil de discussion), ma présentation (à la fois à charge et à décharge) d'un courant philosophique qui me paraît extrêmement intéressant bien qu'il soit (ou parce qu'il est) très peu et très mal connu en France : la philosophie des qualia (qui n'a que peu de rapports avec ce que Clément Dousset présente sous ce vocable).

J'ai commencé par proposer quelques textes d'introduction aux thèses défendues par ce courant. Je propose, à présent quelques extraits d'un autre courant philosophique auquel la philosophie des qualia, en dehors de celui du "neuro-biocentrisme" sus-évoqué, entend apporter la contradiction : le courant phénoménologique.

"Ce qui caractérise tout phénomène mental, c'est ce que les scolastiques du Moyen-Âge nommaient l'in-existence intentionnelle (ou encore mentale) d'un objet, et que nous décrivons plutôt, bien que de telles expressions ne soient pas dépourvues d'ambiguïtés, comme la relation à un contenu ou la direction vers un objet (sans qu'il faille entendre par là une réalité), ou encore une objectivité immanente"(Brentano, la Psychologie d'un point de vue Empirique).
"Tout phénomène psychique contient en soi quelque chose à titre d’objet, mais chacun le contient à sa façon. Dans la représentation, c’est quelque chose qui est représenté, dans le jugement quelque chose qui est admis ou rejeté, dans l’amour quelque chose qui est aimé, dans la haine quelque chose qui est haï, dans le désir quelque chose qui est désiré, et ainsi de suite. Cette inexistence intentionnelle appartient exclusivement aux phénomènes psychiques. Aucun phénomène physique ne présente rien de semblable. Nous pouvons donc définir les phénomènes psychiques en disant que ce sont des phénomènes qui contiennent intentionnellement un objet en eux"(Brentano, Psychologie du point de vue Empirique).
"Les représentations, ainsi que tous les phénomènes qui reposent sur des représentations ne comportent ni extension ni localisation spatiale, ne sont perçus que dans la conscience intérieure, et sont des phénomènes partiels d’un phénomène unique, à savoir l’unité de la conscience"(Brentano, Psychologie du point de vue Empirique).
"C'est l'intentionnalité qui caractérise la conscience au sens fort et qui autorise en même temps de traiter tout le flux du vécu comme un flux de conscience et comme l'unité d'une conscience"(Husserl, Idées Directrices pour une Phénoménologie, I, §84).
"Le monde objectif qui existe pour moi, qui a existé pour moi et qui existera pour moi, ce monde objectif avec tous ses objets puise en moi-même, ai-je dit plus haut, tout le sens et toute la valeur existentielle qu’il a pour moi ; il les puise dans mon moi transcendantal"(Husserl, Méditations Cartésiennes, I, 11).
"Tout état de conscience en général est, en lui-même conscience de quelque chose, quoi qu’il en soit de l’existence réelle de son objet [...]. Tout cogito ou encore tout état de conscience vise quelque chose qu'il porte en lui-même en tant que visé (en tant qu'objet d'une intention), son cogitatum respectif"(Husserl, Méditations Cartésiennes, II, 14).
Commentaires à suivre.

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Rappelons que, s'agissant du mind-body problem, les neuro-sciences se signalent par leur inconsistance méthodologique, oscillant sans cesse entre un extrême rigorisme scientifique et la tendance la plus laxiste à recourir à la métaphysique quand ça les arrange, ainsi que par un remarquable conservatisme épistémique dans la mesure où elles professent un représentationnalisme qui ne diffère en rien de celui cartésianisme le plus classique. Sans être forcément plus innovantes du point de vue épistémique, la phénoménologie, apparue un bon demi-siècle avant les neuro-sciences, est, comme nous allons le voir, beaucoup plus consistante du point de vue méthodologique.

L'un des courants philosophiques qui a sans doute le plus fait pour recrédibiliser l'idée du caractère incontournable du dualisme corps-esprit (c'est-à-dire, en fait de l'irréductibilité et, a fortiori, de l'inéliminabilité de l'esprit ou, si l'on préfère, de l'absurdité de la réduction ou de l'élimination physicaliste de l'esprit par les neuro-sciences. Signalons aussi, dans la même veine, les expériences de pensées dites "de la chambre de Mary" de Frank Jackson, "du zombie" de David Chalmers, ou encore "du spectre inversé" de Sydney Shoemaker et Ned Block, toutes destinées à ruiner le réductionnisme physicaliste) est sans doute la phénoménologie dont le fondateur, Franz Brentano déclare, dans son ouvrage princeps, que "ce qui caractérise tout phénomène psychique, c’est ce que les scolastiques du Moyen Âge ont appelé l’in-existence [dans cette occurrence d'"inexistence", le préfixe "in-" n'est pas privatif (comme dans "impossible") mais introductif (comme dans "imposé"). Donc "inexistence" ne veut pas dire, ici, "non-existence" mais, au contraire, "existence dans ..."] intentionnelle (ou encore mentale) d’un objet et ce que nous pourrions appeler nous-mêmes — en usant d’expressions qui n’excluent pas toute équivoque verbale — la relation à un contenu, la direction vers un objet […]. Nous pouvons donc définir les phénomènes psychiques en disant que ce sont des phénomènes qui contiennent intentionnellement un objet en eux"(Brentano, Psychologie du point de vue Empirique).

Pour Brentano et ses héritiers phénoménologues, l'esprit est donc posé, d'emblée, ni comme une substance, ni comme un milieu, ni comme une chose, ni comme une illusion, ni comme une fonction, mais comme une relation entre un sujet conscient et un objet intentionnel, c'est-à-dire à un objet qui est visé comme tel et non pas appréhendé de manière aléatoire comme c'est le cas, par exemple, dans la tradition philosophique (assumée pleinement, là encore par les neuro-sciences). Si, donc, le propre du mental, de l'esprit, du psychisme ou encore de la conscience c'est, comme le supposait Descartes, de penser, alors toute pensée est dotée de deux caractères : un contenu (l'objet intentionnel visé) et une direction (tension vers l'objet visé). Ce que Husserl résumera en disant que "tout cogito ou encore tout état de conscience vise quelque chose qu'il porte en lui-même en tant que visé (en tant qu'objet d'une intention), son cogitatum respectif"(Husserl, Méditations Cartésiennes, II, 14). En d'autres termes, "c'est l'intentionnalité qui caractérise la conscience au sens fort et qui autorise en même temps de traiter tout le flux du vécu comme un flux de conscience et comme l'unité d'une conscience"(Husserl, Idées Directrices pour une Phénoménologie, I, §84). Ce critère est donc, dès l'origine, posé par la phénoménologie comme le critère de distinction entre le corps et l'esprit : "cette in-existence intentionnelle appartient exclusivement aux phénomènes psychiques. Aucun phénomène physique ne présente rien de semblable"(Brentano, Psychologie du point de vue Empirique).

On peut donc dire que, pour la phénoménologie, le dualisme corps-esprit est bien, pour des êtres conscients tels que les êtres humains, une nécessité irréductible dans la mesure où l'intentionnalité comme critère de l'esprit est ce flux relationnel unitaire par lequel un corps humain donné (ou, plus généralement, pour un corps doué de conscience) vise nécessairement (il ne peut pas faire autrement) son objet. Cette précision est importante pour distinguer le dualisme phénoménologique du dualisme empiriste, par exemple chez Hume qui souligne que "nous ne sommes qu’un faisceau ou une collection de perceptions différentes qui se succèdent avec une rapidité inconcevable et sont dans un flux et un mouvement perpétuel"(Hume, Traité de la Nature Humaine, I, iv, 6). Pour la phénoménologie, chacun de nous est un corps et un esprit, pour l'empirisme classique, un corps mais une multitude de manifestations spirituelles (rappelons au passage que, pour Descartes, nous sommes un esprit mais nous possédons un corps). Sans trop entrer dans le détail des multiples courants et des subtiles nuances qui ont agité et qui continuent d'agiter les cercles phénoménologiques, relevons néanmoins trois difficultés auxquelles ils semblent confrontés : un problème ontologique, un problème épistémique et un problème égologique.

La première difficulté concerne le statut ontologique des objets intentionnels. Si on peut admettre que, lorsque je pense à mon ami Pierre, c'est mon ami Pierre en chair et en os que je vise consciemment et, par conséquent, avec lequel j'établis bien une sorte de relation, en revanche, on peut s'interroger sur la nature de mon objet intentionnel lorsque c'est à l'Ulysse d'Homère que je songe. Bref, en quoi consiste exactement un objet intentionnel inexistant (au sens, cette fois, de non-existant) ? Certes, Brentano a pris des précautions oratoires en précisant que "sans qu’il faille entendre par là une réalité, […] tout phénomène psychique contient en soi quelque chose à titre d’objet, mais chacun le contient à sa façon"(Brentano, Psychologie du point de vue Empirique). Mais pour Husserl, "tout état de conscience en général est, en lui-même conscience de quelque chose, quoi qu’il en soit de l’existence réelle de son objet"(Husserl, Méditations Cartésiennes, II, 14). Quant à Sartre, il définit la conscience comme "un être pour lequel il est, dans son être, question du néant de son être"(Sartre, l’Être et le Néant, I, ii, 2), voulant dire par là que l'esprit se signale par son néant d'être par opposition à l'être positif du corps. Le statut ontologique des objets intentionnels de la phénoménologie est donc loin d'être clair.

Deuxième problème : même si tout objet intentionnel ne semble pas devoir être visé sur le mode représentatif, puisque "dans la représentation, c’est quelque chose qui est représenté, dans le jugement quelque chose qui est admis ou rejeté, dans l’amour quelque chose qui est aimé, dans la haine quelque chose qui est haï, dans le désir quelque chose qui est désiré, et ainsi de suite"(Brentano, Psychologie du point de vue Empirique), le paradigme représentationnaliste traditionnel auquel, nous l'avons vu, ont cédé même les neuro-sciences, semble néanmoins encore ici très vivace. Le deuxième problème réside dans l'idée selon laquelle le mode privilégié de manifestation de la réalité de l'esprit serait tout de même représentationnel. Témoin cette remarque de Sartre : "je ne suis pas au sens où cet encrier est encrier, où le verre est verre […] ; c’est précisément ce sujet que j’ai à être et que je ne suis point [...] cela signifie que je ne puis l’être qu’en représentation"(Sartre, l’Être et le Néant, I, ii, 2). Avec, chez lui, une ambiguïté sur le sens à donner ici à "représentation", tout à la fois, pour Sartre, mentale et théâtrale, ambiguïté confirmée et alimentée par l'analyse qu'il fait de l'exemple fameux du garçon de café et qu'il théorisera, dans l'Imaginaire, en disant que le lieu de la représentation, en quelque sens que l'on prenne l'expression, est,cependant, toujours extérieure à l'esprit. La prégnance du paradigme représentationnaliste est encore plus nette dans la phénoménologie de la perception de Merleau-Ponty : "mon acte de perception m'occupe et m'occupe assez pour que je ne puisse pas, pendant que je perçois effectivement la table, m'apercevoir la percevant. Quand je veux le faire, je cesse pour ainsi dire de plonger dans la table par mon regard, je me retourne vers moi qui perçois et je m'avise alors que ma perception a dû traverser certaines apparences subjectives, interpréter certaines "sensations""(Merleau-Ponty, Phénoménologie de la Perception, II, i). À en croire Merleau-Ponty, percevoir consiste indiscutablement à interpréter synthétiquement des données sensorielles brutes, donc, pour le sujet percevant, à se laisser "informer" par elles.

Le troisième problème surgit dès lors qu'on comprend que l'accès auxdites représentations ne peut même pas prétendre, comme le cognitivisme voudrait nous le faire accroire, à un semblant d'objectivité puisque "les représentations […] ne sont perçus que dans la conscience intérieure, et sont des phénomènes partiels d’un phénomène unique, à savoir l’unité de la conscience"(Brentano, Psychologie du point de vue Empirique). Bien plutôt, "le monde objectif qui existe pour moi, qui a existé pour moi et qui existera pour moi, ce monde objectif avec tous ses objets puise en moi-même, ai-je dit plus haut, tout le sens et toute la valeur existentielle qu’il a pour moi ; il les puise dans mon moi transcendantal"(Husserl, Méditations Cartésiennes, I, 11). Or, il semble bien que le caractère subjectif, privé, accessible uniquement au "moi transcendantal" des représentations conscientes condamne celles-ci à demeurer incommunicables, voire ineffables. En tout cas, cet aspect de la phénoménologie la rapproche indiscutablement du cartésianisme.

A suivre ...

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Tout en admettant que la phénoménologie nous a fait faire un grand pas dans la compréhension du mind-body problem en nous montrant qu'il n'y a pas d'états mentaux mais plutôt des processus mentaux, elle nous met face à trois problèmes : un problème ontologique, un problème épistémique et un problème égologique.

Ce qu'il est convenu d'appeler la philosophie des qualia parvient à assumer l'essentialité du dualisme corps-esprit en résolvant au moins le premier des trois problèmes posés par la phénoménologie et ci-dessus évoqués. Disons d'abord que du terme "qualia" dérivent, en français, les termes appartenant au champ lexical de la qualité et que, par conséquent, la philosophie des qualia revendique une dénonciation de principe de la tendance scientiste dont procèdent les neuro-sciences lorsqu'elles prétendent rendre compte "scientifiquement" des états mentaux en les mesurant (Cf., à titre d'exemple caricatural, ce qu'en dit le cognitiviste Stanislas Dehaene dans son best seller intitulé sans vergogne le Code de la Conscience), autrement dit en les quantifiant. "Qualia" s'oppose donc, originellement, à "quanta" dans le sens précis où ceux-ci, contrairement à ceux-là, sont divisibles (au moins en théorie), donc analysables en unités élémentaires. Or,
Nagel a écrit:
pour découvrir que percevoir le goût du chocolat n'est rien d'autre, en réalité, qu'un processus cérébral, nous devrions analyser quelque chose de mental, non pas une substance physique observée de l'intérieur, mais une sensation interne de goût. Et il est exclu que des événement physiques dans le cerveau, aussi nombreux et aussi compliqués soient-ils, puissent être les parties dont une sensation de goût serait composée. Un tout physique peut être analysé en parties physiques plus petites mais un processus mental ne peut pas l'être. Des parties physiques ne peuvent tout simplement pas s'additionner pour former un tout mental.

Nagel, Qu'est-ce que tout cela veut dire ?, IV

Ce qui renvoie à l'essentielle unité de la conscience dont parle Husserl. Toutefois, ce qui désamorce par avance la dérive ontologique dont se rend coupable la phénoménologie en multipliant les entités au-delà du nécessaire se trouve évitée en ce que
Elisabeth Pacherie a écrit:
[Le] terme de qualia est utilisé par les philosophes pour faire référence aux aspects phénoménaux de notre vie mentale. On parle aussi de propriétés phénoménales, de propriétés qualitatives ou de propriétés sensationnelles. En ce sens très général, il est difficile de nier que les qualia existent.

Elisabeth Pacherie, Le Problème des Qualia).

D'une part, en effet, il est difficile de nier leur existence en ce sens dans la mesure où si, par exemple,
je mords dans un citron, sens l'odeur de la rose, entends le son du violon, passe la main sur une surface rugueuse, ressens une violente douleur dans l'épaule, un chatouillement dans la paume de la main, voit une surface rouge vif, suis d'humeur mélancolique, sens monter une violente colère, etc. Dans chacun de ces cas, je me trouve dans un état mental doté d'un caractère subjectif particulier. Être dans l'un de ces états me fait un effet particulier et l'effet que cela fait de sentir l'odeur de la rose n'est pas le même que de sentir l'odeur d'œufs pourris ou d'entendre le son de la trompette.

Elisabeth Pacherie, Le Problème des Qualia.


Ce qui explique que les qualia sont, en général, définies par leurs promoteurs comme, pour un état mental m :
l'effet que ça fait d'être, de ressentir, et ce, depuis que Thomas Nagel s'est demandé, dans son article éponyme, « Quel effet cela fait d'être une chauve souris ? » (« What it is like to be a bat ? »)

Nagel, Quel effet cela fait-il d'être une Chauve-Souris ?

Dès lors,
le fait que les états mentaux ne soient pas des états physiques puisqu'on ne peut pas les décrire objectivement comme on décrit les états physiques, ne signifie pas que ce sont des états de quelque chose de non-physique. La fausseté du physicalisme n'exige pas que l'on fasse appel à des substances non physiques. Elle exige seulement qu'il y ait des choses vraies des êtres conscients qui ne puissent, en raison de leur caractère subjectif, être réduites en termes physiques.

Nagel, Le Point de vue de nulle part, III.

Donc, effectivement, l'alternative n'est pas entre Descartes (y compris dans son excroissance phénoménologique) ou les neuro-sciences : il y a une place pour une philosophie qualitative des états mentaux dans le sens où ce sont les états mentaux auquel le langage ordinaire fait spontanément référence sans présupposer la moindre thèse quant à l'existence d'un éventuel soubassement ontologique ou psychologique qui les "supporteraient".

Quels sont les états mentaux qui possèdent des qualia ? (1) Expériences perceptives : entendre le son d'une trompette, voir un objet rouge, toucher un objet gluant, sentir l'odeur du café, ressentir le goût du café (2) Sensations corporelles : ressentir une douleur, avoir faim, avoir froid, sensation de chatouillement, mal de tête, étourdissement (3) Passions, émotions : ressentir de la peur, de l'amour, du chagrin, du regret, désir sexuel, jalousie, etc. (4) Humeurs : se sentir joyeux, déprimé, calme, tendu, malheureux.

Elisabeth Pacherie, Le Problème de Qualia.

Mais, d'autre part, si l'auteur parle des états mentaux comme "possédant des qualia", il ne faut pas y voir une allusion métaphysique à une supposée entité qui les supporterait. Dire que des états mentaux possèdent des qualia, c'est dire qu'ils sont le sujet logique d'un certain type de prédicat,  en l'occurrence, la propriété ou la qualité de "faire un effet", au sens où on dit d'un carré qu'il "possède" la qualité d'avoir quatre côtés égaux et perpendiculaires sans, pour cela, présupposer que le carré est le "support" ou la "substance" ontologiquement distincte de ladite qualité. On peut dont, sans risque, paraphraser cette expression en disant que les états mentaux sont les qualia en question. Le problème de l'inflation ontologique est donc résolu, bien qu'il le soit au prix d'un retour à une ontologie minimaliste d'"états mentaux" (informationnels) plutôt que de "processus mentaux" (intentionnels). Pourtant, ce retour en arrière ne nous semble pas très significatif dans la mesure, justement, où l'ontologie sous-jacente étant inexistante, le choix lexical ("état mental") semble être un choix par défaut consistant, là encore, à faire droit au langage ordinaire. Nagel, par exemple, hésite entre les deux terminologies ("états" ou "processus") lorsqu'il écrit, par exemple, que 
Wittgenstein pourrait bien avoir eu raison lorsque, dans l'un de ses propos fameux, il dit que le pas décisif dans l'art de l'escamotage a été fait lorsque nous parlons des états et des processus mentaux et laissons leur nature indécise [en pensant] qu'un jour nous en apprendrons davantage à leur sujet

Nagel, Le Point de vue de nulle part, III.


Wittgenstein qui souligne en effet que
nous parlons de processus et d'états [mentaux] en laissant leur nature indécidée ! Peut-être, un jour, connaîtrons-nous plus de choses à leur sujet, pensons-nous. Mais nous avons arrêté une manière déterminée de les considérer. Car nous avons un concept déterminé de ce que veut dire : apprendre à mieux connaître un certain processus […]. Aussi nous faut-il nier l'existence d'un processus encore incompris qui se déroulerait dans un medium encore inexploré.

Wittgenstein, Recherches Philosophiques, §308. 


En tout cas, il y a peu de chances que la philosophie des qualia nous aide à résoudre le second problème : celui du représentationnalisme et de son corrélat, le sophisme de l'homoncule. Si l'on revient à la classification d'Elisabeth Pacherie, on peut tout-à-fait considérer, par exemple, que si les trois dernières catégories ("sensations corporelles", "passions-émotions", "humeurs") sont plutôt, des types de processus mentaux de nature conative (nous faisons référence, par ce terme, au concept spinozien de conatus sur lequel nous reviendrons) et, donc, dépourvus de tout contenu représentationnel, ce n'est peut-être pas le cas pour la première catégorie ("expériences perceptives") dont la fonction est, après tout, de nous informer sur certaines propriétés de notre biotope. Ces "expériences perceptives" correspondent d'ailleurs à ce que Locke appelle les
idées de qualités secondes, lesquelles ne sont rien dans les objets sinon des pouvoirs de produire en nous diverses sensations par le moyen des qualités premières de leurs parties insensibles.
[...]
[étant entendu que] les qualités premières sont les qualités absolument inséparables du corps, quels qu'en soient l'état, les altérations, la force exercée sur lui et que les sens trouvent constamment dans toute particule de matière.

Locke, Essai Philosophique concernant l’Entendement Humain, II, 8, 10.

[et que] "la conscience, c’est la perception de ce qui se passe dans le propre esprit d’un homme.
Ibid., II, 1, 19.


De fait, certains représentants du courant de la philosophie des qualia soutiennent, à l'instar de Fred Dretske, que le représentationnalisme
identifie les états mentaux et les actes représentationnels [on remarquera la double qualification "états mentaux" et "actes représentationnels"] dans la mesure où les représentations sont dans le cerveau et les faits qui en font des représentations, donc les faits qui les rendent mentales, sont à l'extérieur du cerveau. Un état du cerveau représente le monde d'une certaine manière.

Dretske, Naturalizing the Mind.


Manifestement, nous sommes là en présence d'une branche de la philosophie des qualia qui opère une sorte de synthèse du cognitivisme et de la phénoménologie, voire du cartésianisme. Comme pour le premier, l'ambition affichée de Dretske est, le titre de son ouvrage éponyme l'annonce clairement, de "naturaliser l'esprit". Mais, comme pour la seconde, il ne s'agit pas de réduire l'esprit à des phénomènes physiques, encore moins l'éliminer, mais de l'enfermer dans le cerveau physique exactement de la même manière que, chez Descartes, "il existe une petite glande dans le cerveau en laquelle l’âme exerce ses fonctions"(Descartes, Traité des Passions, art. 21), auquel cas, rien ne nous empêche plus d'appliquer à cette tendance de la philosophie des qualia la maxime cartésienne selon laquelle "l’esprit, en concevant, se tourne en quelque façon vers soi-même et considère quelqu’une des idées qu’il a en soi ; mais en imaginant il se tourne vers le corps" (Descartes, Méditations Métaphysiques, VI, 4). 
Nous dirons donc que la philosophie des qualia pèche, pour dire le moins, par son ambiguïté au sujet du représentationnalisme des états-processus mentaux et, par conséquent, ne résout nullement ce problème commun au dualisme classique, au pseudo-monisme cognitiviste et à l'approche phénoménologique. Quant au troisième problème (que nous avons qualifié d'égologique), celui de l'ineffabilité de l'expérience en première personne, il subsiste manifestement dans la philosophie des qualia dès lors qu'elle admet sans discusssion que
se demander quel effet cela fait d'être une chauve souris semble nous conduire [...] à la conclusion suivante : il y a des faits qui ne consistent pas en la vérité de propositions exprimables par le langage humain. Nous pouvons être contraints de reconnaître l'existence de faits de ce genre sans être capable de les établir ou de les comprendre. [...] Il est difficile de comprendre ce que pourrait signifier le caractère objectif d'une expérience indépendamment du point de vue particulier à partir duquel son sujet l'appréhende. Après tout, que resterait-il de l'effet que cela fait d'être une chauve-souris si l'on ôtait le point de vue de la chauve-souris ? [...] En d'autres termes, cela a-t-il un sens de se demander ce que mes expériences sont en réalité [are really like] par opposition à la manière dont elles m'apparaissent ?

Nagel, « Quel effet cela fait-il d'être une Chauve-Souris ? »


Il n'y a pas là l'ombre d'une ambiguïté : "il y a des faits qui ne consistent pas en la vérité de propositions exprimables par le langage humain", et, parmi ces "faits", on trouve, précisément, ce que nous avons appelé "les qualia", c'est-à-dire l'effet que ça fait de... Dès lors, souligne Nagel, il n'y a aucun sens à "se demander ce que mes expériences sont en réalité [are really like] par opposition à la manière dont elles m'apparaissent" : elles sont ce qu'elles m'apparaissent à moi dans le cadre d'un acte strictement privé d'introspection. Ce qui explique que tout compte-rendu de ce genre d'expérience soit 1) inutile pour moi-même, 2) voué à l'échec pour autrui, donc, effectivement, "inexprimables par le langage humain".
En tout cas, le statut ontologique des états mentaux étant, pour ce qui nous concerne, réglé par l'approche phénoménologique en termes de processus intentionnels mais aussi par le retour proposé par la philosophie des qualia à l'expérience spontanée et à son expression par le langage ordinaire, il reste à s'attaquer aux deux autres problèmes : le problème épistémique concernant la nature représentative ou non des processus mentaux, et le problème égologique consistant à se demander si de tels processus n'ont bien de pertinence qu'en première personne.

descriptionContre une approche scientiste des rapports de l'esprit et du corps - mise au point sur la philosophie des qualia EmptyRe: Contre une approche scientiste des rapports de l'esprit et du corps - mise au point sur la philosophie des qualia

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Après cette parenthèse, je poursuis mon argumentation.

Le statut ontologique des états mentaux étant, pour ce qui nous concerne, réglé par l'approche phénoménologique en termes de processus intentionnels mais aussi par le retour proposé par la philosophie des qualia à l'expérience spontanée et à son expression par le langage ordinaire, il reste à s'attaquer aux deux autres problèmes : le problème épistémique concernant la nature représentative ou non des processus mentaux, et le problème égologique consistant à se demander si de tels processus n'ont bien de pertinence qu'en première personne.

Donc, première question : les processus mentaux doivent-ils être considérés comme une sorte de feuille de route informant un "soi" souverain dans la formulation de ses intentions et, in fine, dans l'accomplissement optimal de ses actes ? Nous n'insisterons pas outre mesure sur l'aspect idéologique que revêt le paradigme représentationnaliste dans la définition idéale de l'homo œconomicus cher à Adam Smith et à ses très nombreux héritiers intellectuels : 
l’intention de chaque individu n’est pas de servir l’intérêt public, et il ne sait même pas jusqu’à quel point il peut être utile à la société, il ne pense qu’à son propre gain [mais] en cela comme dans beaucoup d’autres cas, il est conduit par une main invisible à remplir une fin qui n’entre nullement dans ses intentions.

Smith, La Richesse des Nations, IV, 2.


Contentons-nous de rappeler cette réflexion de Bourdieu pour qui
le mythe de l'homo œconomicus et de la rational choice theory [sont des] formes paradigmatiques de l'illusion scolastique qui portent le savant à mettre sa pensée pensante dans la tête des agents agissants et à placer au principe de leurs pratiques, c'est-à-dire dans leur « conscience », ses propres représentations spontanées ou élaborées ou, au pire, les modèles qu'il a dû construire pour rendre raison de leurs pratiques.

Bourdieu, Les Structures Sociales de l’Économie.


Il est bien connu que Spinoza est un philosophe substantiellement moniste dans le sens où "la substance pensante et la substance étendue sont une seule et même substance qui se comprend tantôt sous l'un, tantôt sous l'autre attribut" (Spinoza, Éthique, II, 7). Mais il est lexicalement dualiste (On pourrait même dire qu'il est potentiellement "polyste" dans la mesure où "Dieu est une substance constituée par une infinité d'attributs"Éthique, I, 11 - mais que nous autres humains n'en percevons que deux : l'étendue et la pensée) puisque "une modification de l'étendue et l'idée de cette modification sont une seule et même chose exprimée de deux manières" (Spinoza, Éthique, II, 7). Dès lors, même si "certains sont persuadés que le corps obéit au commandement de l'esprit, [...] ni le corps ne peut déterminer l’esprit à penser, ni l’esprit ne peut déterminer le corps au mouvement ou au repos" (Spinoza, Éthique, III, 2). Le problème de la représentativité de l'esprit par rapport au corps, tout comme son corrélat, celui de la rétroaction du corps sur l'esprit, se trouvent donc résolus par Spinoza à la racine même de sa réflexion : d'une part, en effet, "le mouvement et le repos du corps doivent provenir d’un autre corps qui lui-même est déterminé par un autre corps au mouvement et au repos" (Spinoza, Éthique, III, 2), d'autre part, "l'ordre et la connexion des idées est le même que l'ordre et la connexion des choses" (Spinoza, Éthique, II, 7).

On voit par là à quel point est vaine l'entreprise cognitiviste qui s'évertue à nous "prouver scientifiquement" que le mouvement et l'action du corps sont nécessairement causés par une influence que l'on pourrait décrire avec un schéma mécanique faisant intervenir des rouages qui seraient tous de même nature. Ce qu'objectent, en revanche, Spinoza et quelques autres c'est que ce déterminisme causal (censé d'ailleurs faire bon ménage avec l'incontournable "liberté de penser et d'agir" que l'idéologie sous-jacente proclame comme un mantra, sans doute l'effet miraculeux de la fameuse "main invisible" qu'Adam Smith appelle à la rescousse, "la volonté de Dieu, cet asile de l’ignorance" - Spinoza, Éthique, I, app.) n'est pas plus une interaction entre l'esprit et le corps qu'il n'en peut exister entre Boris Vian et Vernon Sullivan ou entre l'Everest et le Chomolungma puisqu'il s'agit, dans tous les cas, de deux modes de présentation du même référent. Ce qu'il s'agirait d'expliquer, c'est évidemment pourquoi nous avons recours à ce double lexique-ci et pas à un autre, ce que Spinoza ne fait puisqu'il se borne à constater que "nous ne sentons ni ne percevons de choses singulières à part les corps et les manières de penser" (Spinoza, Éthique, II, axiome 4). Ses considérations épistémiques, relatives donc à une théorie de la connaissance, ne remontent pas en amont de ce constat, mais, en revanche, il en tire des conséquences d'une extrême importance pour notre propos. En vertu, en effet, de son monisme substantiel, dans la mesure où l'esprit et le corps sont une seule et même chose, "s’efforce[r] par-dessus tout de comprendre les choses telles qu’elles sont en elles-mêmes, et d’écarter les obstacles qui nuisent à la vraie connaissance, [...] s’efforce[r] donc, par cela même, autant qu’il est possible, de bien agir et de vivre heureux" (Spinoza, Éthique, IV, 73), tel est notre destin à nous autres humains.

A suivre...
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