J’ai finalement pris le temps de lire Contre la philosophie universitaire de Schopenhauer. J’ai acheté l’édition des Mille et une nuits sous le titre Au-delà de la philosophie universitaire (petit format à 2,5€). À la première lecture, j’ai été plutôt déconcerté par la nature pamphlétaire du texte ou l’analyse me semblait passer au second plan. En repassant en revue les éléments que j’ai retirés du texte, je trouve tout de même quelques points intéressants mais j’ai le sentiment qu’il me manque pas mal de contexte historique pour donner sens à l’ensemble. Par exemple, je ne parviens pas à saisir le fond des arguments (y en a-t-il ?) concernant sa charge contre Hegel, Fichte et Schelling même si j’ai quelques éléments concernant l’antagonisme de Schopenhauer envers le premier. Du reste, la philosophie de ces trois auteurs m’est totalement étrangère, je suppose que ça n’aide pas à comprendre l’agressivité de Schopenhauer.

Pour Schopenhauer, si la philosophie universitaire a l’avantage d’apporter à cette discipline une existence publique attirant ainsi à elle de nombreuses personnes qui désireront l’étudier, elle a également l’inconvénient de créer des philosophes de profession à la solde du gouvernement :
Schopenhauer, Au-delà de la philosophie universitaire, P8 a écrit:
Je suis peu à peu arrivé à la conviction que l’utilité susdite de la philosophie universitaire le cède au préjudice que la philosophie en tant que profession au service du gouvernement, porte à la philosophie en tant que libre recherche de la vérité, au service de la nature de l’humanité.


Mais quel est le but de la philosophie pour Schopenhauer ? Elle est une aspiration métaphysique, et cette aspiration peut difficilement s’arranger d’entraves.
Schopenhauer, Au-delà de la philosophie universitaire, P80 a écrit:
s’il doit y avoir une philosophie, c’est-à-dire s’il doit être accordé à l’esprit humain de pouvoir appliquer ses plus hautes et plus nobles forces au plus important sans comparaison de tous les problèmes, cela ne peut se faire avec succès que quand la philosophie reste en dehors de toute influence de l’État.


Par ailleurs, c’est une aspiration élitiste :
Schopenhauer, Au-delà de la philosophie universitaire, P98 a écrit:
Car la philosophie n’est ni une Église ni une religion. Elle est le petit coin du monde, accessible à bien peu de gens, où la vérité, toujours et partout haïe et persécutée, doit échapper à l’oppression et à la contrainte, fêter en quelque sorte ses saturnales, qui permettent même à l’esclave de parler librement, tenir même la première place et avoir le dernier mot, régner absolument seule et ne souffrir rien d’autre auprès d’elle.


Mais alors, deux problèmes sont exposés par Schopenhauer :
Schopenhauer, Au-delà de la philosophie universitaire, P30 a écrit:
Le but final [de la philosophie comme profession] reste donc toujours de manger à l’aise, avec la femme et les enfants, le produit de l’affaire. Sans compter que cela est tout à fait conforme à la nature humaine, qui ne connaît d’autres buts immédiats, à l’exemple de toute nature animale, que le manger, le boire, le soin de la couvée, et qui a reçu en outre, comme apanage la manie de briller et de paraître. Au contraire, la première condition d’une œuvre réelle et vraie, en philosophie aussi bien qu’en poésie et dans les beaux-arts, est une disposition tout à fait anormale, qui remplace, contre la règle de la nature, l’aspiration totalement objective à une création étrangère à elle. Pour cette raison, cet effort est très justement nommé « excentrique », et parfois même on le raille comme empreint de donquichottisme.


Un philosophe appointé par l’État et devant servir les intérêts de ce dernier s’il veut pouvoir manger semble effectivement un piètre substitut au « réel » philosophe intéressé uniquement par les plus hautes questions métaphysiques. Par ailleurs, la nature élitiste de la philosophie semble éloigner d’emblée les prétentions de petits fonctionnaires appointés par l’État.
Schopenhauer, Au-delà de la philosophie universitaire, PP33, 36 et 37 a écrit:
Gagner de l’argent au moyen de la philosophie, c’était, chez les Anciens, le trait caractéristique qui distinguait le sophiste du philosophe.
[…]
Cette antique manière de voir a sa juste raison d’être, s’appuyant que le fait que la philosophie a de nombreux points de contact avec la vie humaine, la vie publique aussi bien que celle de l’individu. Ainsi, quand on en fait métier, le calcul en arrive bien vite à prendre le pas sur le libre examen, et les prétendus philosophes deviennent de simples parasites de la philosophie.
[…]
Cela nuit aux beaux-arts, même à la poésie, qu’ils soient aussi une source de profit ; chacune de leurs œuvres a son existence propre, à part, le mauvais ne peut pas plus supplanter le bon que l’obscurcir. La philosophie, au contraire, est un tout c’est-à-dire une unité et a pour but la vérité, non la beauté. Il y a diverses beautés, mais il n’y a qu’une vérité ; comme il y a plusieurs Muses, mais seulement une Minerve.
[…]
La philosophie, par nature, est exclusive : elle fonde la manière de penser de l’époque ; et voilà pourquoi le système dominant n’en souffre, comme les fils de la sultane, aucun autre à côté de lui.


Par ailleurs, l’État semble orienter la philosophie vers un rapprochement entre philosophie et religion qui se présente sous la forme de la théologie spéculative que Schopenhauer dénonce avec virulence :
Schopenhauer, Au-delà de la philosophie universitaire, P90 a écrit:
Que cependant un tel mensonge absolument désastreux pour la philosophie et fondé seulement sur l’embarras et les desseins habiles de ceux qui le répandent soit devenu depuis un demi-siècle un dogme universitaire mille et mille fois affirmé, servi à la jeunesse studieuse en dépit du témoignage des plus grands penseurs, c’est là un des pires fruits de la philosophie universitaire.


Et c’est dans ces deux actes que se joue le drame de la philosophie universitaire selon Schopenhauer :
Schopenhauer, Au-delà de la philosophie universitaire, P58 a écrit:
L’innocente jeunesse se rend à l’Université pleine d’une confiance naïve et considère avec respect les prétendus possesseurs de tout savoir, et surtout le sondeur présomptif de notre existence, l’homme dont elle entend proclamer avec enthousiasme la gloire par mille bouches et aux leçons duquel elle voit assister des hommes d’État chargés d’années. Elle se rend donc là, prête à apprendre, à croire et à adorer. Si maintenant on lui présente, sous le nom de « philosophie », un fatras de pensées à rebours, une doctrine de l’identité de l’être et du non-être, un assemblage de mots qui empêche tout cerveau sain de penser, un galimatias qui rappelle un asile d’aliéné, le tout en plus chamarré de traits d’une épaisse ignorance et d’une colossale inintelligence, alors l’innocente jeunesse dépourvue de jugement sera pleine de respect aussi pour un pareil fatras, s’imaginera que la philosophie consiste en un abracadabra de ce genre et s’en ira avec un cerveau paralysé où les mots désormais passeront pour des idées ; elle se trouvera donc à jamais dans l’impossibilité d’émettre des idées véritables et son esprit sera châtré.


Et de conclure :
Schopenhauer, Au-delà de la philosophie universitaire, P106 a écrit:
Comme conclusion, faisant abstraction des vues de l’État et ne considérant que l’intérêt de la philosophie, j’exprime le vœu que l’enseignement de celle-ci dans les universités soit strictement borné à l’exposé de la logique, science bien délimitée et absolument démontrable, et à l’histoire tout à fait succincte de la philosophie depuis Thalès jusqu’à Kant, qui occuperait un semestre. De cette façon, par suite de sa brièveté et de sa clarté, cet enseignement offrirait aussi peu de jeu que possible aux vues personnelles du professeur et ne servirait que de fil conducteur, pour des études postérieures. On ne s’initie réellement à la doctrine d’un philosophe qu’en lisant ses œuvres mêmes, et non en recourant à des relations de seconde main.


Difficile de donner tort à Schopenhauer s’il peut constater ce type de comportement dans les universités qu’il fréquente. Mais difficile également d’y voir un argument contre la philosophie enseignée dans les universités françaises à l’heure actuelle. Ça fait tout de même depuis 1968 que ces dernières sont indépendantes de l’État quand bien même ce dernier se charge de les financer. D’autre part, un programme de licence comporte tellement d’auteurs de tout bord qu’il serait difficile de se voir tiré d’un côté ou de l’autre de l’échiquier politique contemporain (certes, ce ne serait pas impossible si la volonté était présente). Enfin, en ce qui concerne la méthode, la lecture directe des textes, revendiquée par Schopenhauer, n’est pas seulement conseillée, elle est presque indispensable pour avoir des résultats corrects aux examens : j’ai fait personnellement plusieurs fois l’amère expérience d’un contresens sur un texte lu uniquement au travers du cours.