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Contre une approche scientiste II - Une mise au point sur les notions d'hypothèse et de modèle explicatif

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Le propre de l'authentique scientifique est de ne pas se satisfaire seulement de comprendre le plus profondément possible le réel mais de s'évertuer aussi à l'expliquer le plus distinctement et le plus précisément possible à ses semblables. C'est ce qui le distingue du poète, du prêtre, du prophète ou du sage, pour qui comprendre et faire comprendre est plus important qu'expliquer, de l'habile, du mage, ou du mystique pour qui comprendre suffit. Voilà pourquoi Platon, Aristote, Averroès, Galilée, Descartes, Pascal, Leibniz, Newton, Lavoisier, Einstein, Schrödinger, etc. ont été des scientifiques et, en même temps, des épistémologues. En effet, "si l'on traduit par notre mot « science » le mot grec ἐπιστήμη, l'épistémologie est, étymologiquement, la théorie de la science. Bien que la forme anglaise du vocable ait existé avant que le français ne l'assimile, c'est pourtant avec le sens différent et plus large de « théorie de la connaissance » qu'il est généralement utilisé par les Anglo-Saxons. Ce décalage sémantique n'intéresse pas seulement le linguiste ; il évoque une différence d'orientation significative, qui se retrouve aussi bien à l'intérieur même de l'épistémologie entendue au sens français. Sans doute ne qualifierions-nous pas volontiers d'« épistémologiques » des considérations sur la connaissance en général, ou sur des modes de connaissance s'éloignant manifestement de ceux qu'un large consensus désigne comme scientifiques. Néanmoins, l'épistémologie ne saurait non plus se réduire à l'examen purement technologique des méthodes spécifiques des sciences. Elle vise aussi à situer la science dans une expérience du savoir qui la déborde, à en évaluer la portée, à en dégager le sens pour l'ensemble de la pratique humaine. Il convient donc de dire que le mot français lui-même renvoie à deux styles de théorie de la science ; l'un, plus proche de la philosophie d'obédience américaine ou britannique, met l'accent sur les processus les plus généraux de la connaissance, sur leur logique, sur leur fondement ; l'autre, assez caractéristique des épistémologues français, et même continentaux, depuis la fin du XIXe siècle, privilégie volontiers l'étude spécifique des sciences, voire du développement historique concret de leurs problèmes"(G.-G. Granger, Encyclopaedia Universalis, VII, 61, 2, article "Épistémologie"). En tout cas, quelle que soit l'acception que l'on privilégie, dire que tous les grands scientifiques ont été des épistémologues, c'est insister sur leur capacité à "situer la science dans une expérience du savoir qui la déborde, à en évaluer la portée, à en dégager le sens pour l'ensemble de la pratique humaine", autrement dit à donner un fondement légitime à leur explication. Bref, le vrai scientifique est, avant toutes choses, un philosophe. Il n'est que de faire un peu d'histoire de la philosophie pour se rendre compte que, jusque très récemment encore (en gros, les Lumières), elle se confond avec l'histoire de la science.

Voilà ce qui distingue, en outre, le scientifique du scientiste. Tout à l'opposé du scientifique, en effet, le scientiste serait, dans le meilleur des cas, une sorte d'habile, de mage ou de mystique honteux qui, n'arrivant à se comprendre lui-même, tenterait désespérément d'y parvenir, dans le pire des cas, à l'instar de Bouvard et de Pécuchet, un imbécile qui accumulerait les concepts comme d'autres enfilent des perles ou, si l'on préfère, un clown qui s’empêtrerait dans un habit trop grand pour lui. Alors, pour faire pièce au lobby scientiste qui envahit ce forum, je voudrais à présent développer une réflexion épistémologique autour de deux axes : la notion d'hypothèse en science et la notion de modèle explicatif. Par là, je n'entends certes pas convertir ceux dont la suffisance rhétorique n'a d'égale que l'insuffisance conceptuelle, mais plutôt, en pensant à ceux et celles qui consultent sans participer, insuffler un peu de philosophie dans un fil de discussion qui en manque cruellement.

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Commençons donc par la notion d'hypothèse. L'initiateur de ce fil de discussion réussit le tour de force d'employer 71 fois le terme "hypothèse" sans manifestement en maîtriser les enjeux et les limites (ni, bien entendu, jamais tenter de le définir). Disons d'abord que si ce terme est apparemment indissociable de la méthodologie scientifique au point d'en devenir une sorte de mantra pour certains, cela n'a pas toujours été le cas. Rappelons-nous Platon. Voilà, par exemple, ce que Socrate explique à Glaucon lorsqu'il s'agit de définir la science (ἐπιστήμη) authentique : "la plupart des arts [τέχναι] ne s’occupent que des opinions des hommes et de leurs goûts [πρὸς δόξας ἀνθρώπων καὶ ἐπιθυμίας εἰσὶν], de production et de fabrication, ou se bornent même à l’entretien des produits naturels et fabriqués. Quant aux autres, tels que la géométrie et les sciences qui l’accompagnent [γεωμετρίας τε καὶ τὰς ταύτῃ ἑπομένας], nous avons dit qu’ils ont quelque relation avec l’être ; mais la connaissance qu’ils en ont ressemble à un songe, et il leur sera impossible de le voir de cette vue nette et sûre qui distingue la veille, tant qu’ils resteront dans le cercle des données matérielles sur lesquelles ils travaillent, faute de pouvoir en rendre raison. En effet, quand les principes sont pris on ne sait d’où, et quand les conclusions et les propositions intermédiaires ne portent que sur de pareils principes, le moyen qu’un tel tissu d’hypothèses fassent jamais une science [ποτὲ ἐπιστήμην γενέσθαι] ? […] Il n’y a donc que la méthode dialectique [ἡ διαλεκτικὴ μέθοδος] qui, écartant les hypothèses [τὰς ὑποθέσεις ἀναιροῦσα], va droit au principe [ἐπ’ αὐτὴν τὴν ἀρχὴν] pour l’établir solidement"(Platon, République, VII, 533 b-d). Tels sont donc les principes fondamentaux du rationalisme classique : ne rien admettre au titre de connaissance authentique que ce qui provient de la seule pensée conceptuelle en excluant systématiquement tout apport de l'opinion, de l'imagination ou de la sensation. Ce à quoi, précisément pour lui, ressortit l'hypothèse.
A contrario et beaucoup plus près de nous, voici ce que Newton écrit en 1713 : "je n’ai pû encore parvenir à déduire des phénomènes la raison de ces propriétés de la gravité, et je n’imagine point d’hypothèses [hypotheses non fingo]. Car tout ce qui ne se déduit point des phénomènes est une hypothèse : et les hypothèses, soit métaphysiques, soit physiques, soit mécaniques, soit celles des qualités occultes, ne doivent pas être reçues dans la philosophie expérimentale [c'est-à-dire la science]"(Newton, Principia Mathematica Philosophiae Naturalis, schol.). C'est donc, pour lui, une connotation négative qui est encore attachée à la notion d'"hypothèse". L'étymologie y est sans doute pour quelque chose. Le mot grec ὑπόθεσις est composé de ὑπό, "sous" et de τίθημι, "poser" : l'hypothèse désigne donc, en ce sens étymologique, ce qui est posé en dessous du raisonnement, donc ce qui est supposé (sub-posé, d'où la traduction possible de ὑπόθεσις par "supposition") par lui. D'où le soupçon d'occultisme que fait peser l'hypothèse sur la rigueur et la pureté du raisonnement : "la connaissance qu’ils en ont ressemble à un songe […] quand les principes sont pris on ne sait d’où, et quand les conclusions et les propositions intermédiaires ne portent que sur de pareils principes". Raison pour laquelle "les hypothèses, soit métaphysiques, soit physiques, soit mécaniques, soit celles des qualités occultes, ne doivent pas être reçues dans la philosophie expérimentale". Tout ce que peut et doit recevoir une telle "philosophie expérimentale" digne de ce nom, autrement dit une science empirique, ce sont des données phénoménales et rien d'autre. Il s'agit donc de se garantir contre toute intrusion de ces spéculations intellectuelles subreptices que sont les hypothèses. Paradoxalement, l'empiriste Newton rejoint le rationaliste Platon dans un commun discrédit du recours à l'hypothèse.
(... à suivre).

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(Pendant que les cuistres débattent avec leur nombril, continuons donc notre dialogue avec les philosophes qui ont quelque chose à nous apprendre sur les fondements épistémologiques de la connaissance scientifique. Or donc ...)

Le statut de l'hypothèse change radicalement à l'époque des Lumières, notamment à travers l'idéalisme transcendantal, c'est-à-dire la philosophie kantienne de la connaissance. Kant souligne que la science ne peut pas provenir des seules données des sens car alors "des observations faites au hasard et sans plan tracé d’avance ne se rassembleraient pas en une loi nécessaire"(Kant, Critique de la Raison Pure, III, 10). Autrement dit, si les empiristes avaient raison, la découverte scientifique serait tributaire du hasard des rencontres des hommes avec les phénomènes observables, ce qui ne permettrait pas d'expliquer l'accélération des progrès scientifiques à partir du XVII° siècle, lesquels, au contraire, ne doivent rien au hasard mais sont le fruit d'une planification préalable. Kant insiste donc sur cet aspect fondamental de la science : on ne découvre rien par hasard, mais on ne trouve au contraire que ce qu'on cherche. Mais, d'un autre côté, "dans le simple concept d’une chose, on ne saurait trouver aucun caractère de son existence : c’est en vain que nous prétendons explorer ou deviner l’existence d’une chose quelconque"(Kant, Critique de la Raison Pure, III, 190). Bref, la science ne peut avoir la spéculation métaphysique (fût-elle conçue more geometrico au sens de Descartes ou de Spinoza) pour unique origine. Autrement dit, si les rationalistes avaient raison le matériel du scientifique se résumerait à de la matière grise, du papier et un crayon. Mais que seraient les travaux de Galilée, par exemple, sans l'invention de la lunette astronomique ? D'autre part, si les rationalistes avaient raison, les vérités scientifiques seraient éternelles et immuables. Or, le géocentrisme aristotélicien est détrôné par l'héliocentrisme copernicien qui est lui-même détrôné par l'acentrisme galiléen. Bref, "il se pourrait que notre connaissance fût composée de ce que nous recevons par des impressions sensibles, et de ce que notre propre faculté de connaître tire d’elle-même"(Kant, Critique de la Raison Pure, III, 10) : il y a dans la connaissance scientifique, une partie empirique (a posteriori, en latin "par ce qui vient en second") et une partie rationnelle ou pure (a priori, en latin, "par ce qui vient en premier"). Kant jette donc les bases de la conception moderne d'une science tout à la fois rationnelle et empirique : "une science proprement dite [...] exige une partie pure sur laquelle se fonde la partie empirique et qui repose sur la connaissance a priori des choses de la nature. Or, connaître une chose a priori signifie la connaître d’après sa simple possibilité. [...] Ainsi, connaître la possibilité de choses naturelles déterminées [...] a priori, exige que l’intuition sensible correspondant au concept soit donnée a priori, c’est-à-dire que leur concept soit construit. Or la connaissance rationnelle par la construction des concepts, c’est la mathématique. En conséquence [...] une pure théorie de la nature concernant des choses déterminées de la nature n’est possible qu’au moyen de la mathématique [...]. Par suite, tant qu’on n’aura pas trouvé de concept se rapportant aux actions chimiques des matières les unes sur les autres, qui puisse se construire, [...] la chimie ne saurait être qu’une pratique systématique ou une théorie empirique, mais jamais une science à proprement parler"(Kant, Premiers Principes Métaphysiques de la Science de la Nature, IV, 470).  Dès lors, il appartient à l'hypothèse de constituer l'interface entre "partie pure" (a priori, mathématisée) et "partie empirique" (a posteriori, expérimentale) du processus scientifique. C'est ce que veut dire Kant lorsqu'il précise que "connaître la possibilité de choses naturelles déterminées [...] a priori, exige que l’intuition sensible correspondant au concept soit donnée a priori, c’est-à-dire que leur concept soit construit" : construire a priori un concept scientifique, c'est, entre autres choses, imaginer le principe de sa vérification a posteriori. Autrement dit, il ne s'agit pas de spéculer sur des qualités occultes comme le soupçonnait Newton, mais simplement d'envisager la forme possible d'un "principe d'explication par rapport à ses conséquences qui ne renvoient à rien de plus ni à rien de moins que ce qui avait été admis dans l'hypothèse et qui reproduisent analytiquement a posteriori ce qui avait été pensé synthétiquement a priori et s'y accordent"(Kant, Critique de la Raison Pure, III, 98). Par ailleurs, si l'hypothèse fait bien appel à l'imagination ou à l'opinion, il ne s'agit pas là d'une simple licence poétique comme le craignait Platon, puisque, du moment que la possibilité de l'objet à connaître a été établie a priori par l'armature logico-mathématique du raisonnement, "alors il est bien permis d'avoir recours à l'opinion au sujet de la réalité effective de cet objet"(Kant, Critique de la Raison Pure, III, 502). Après tout, même si l'hypothèse est délirante, le risque reste minime : elle sera rejetée par l'expérience et (éventuellement) remplacée par une autre.

Kant est donc le premier à donner à l'hypothèse scientifique ses lettres de noblesse en en faisant la clé de voûte de la méthodologie scientifique moderne. En ce sens, l'hypothèse tout à la fois, repose a priori sur des fondements rationnels qui assurent la possibilité de l'objet que la science vise à connaître, et se soumet a posteriori au tribunal de l'expérience qui en garantit la réalité : "est réel ce qui s’accorde avec les conditions matérielles de l’expérience, à savoir la sensation [tandis que] ce qui s’accorde avec les conditions formelles de l’expérience [...] n’est que possible […]. La connexion avec le réel est déterminée suivant les conditions générales de l’expérience possible"(Kant, Critique de la Raison Pure, III, 185-186). On remarquera que Kant n'exige pas que l'hypothèse scientifique soit soumise au verdict de l'expérience mais qu'elle soit plutôt justiciable d'une expérience possible. Ce qui se comprend aisément puisque toute science procède en deux temps : d'abord elle démontre la possibilité de son objet en construisant un concept de cet objet aussi rigoureusement que le permettent les lois de la logique et des mathématiques ("possibilité" veut simplement dire ici "non-contradiction"), ensuite elle imagine une expérience possible consistant à appliquer ledit concept mathématisé à un cas particulier de l'objet à connaître. C'est à ce moment-là précisément qu'on peut parler d'hypothèse. L'important, dans la notion d'hypothèse scientifique est donc qu'elle soit érigée en représentant de la totalité du processus théorique puisqu'elle en intègre à la fois la "partie pure" (rationnelle, a priori) en ce que son expression est mathématisée et sert de point de départ de la "partie empirique" (expérimentale, a posteriori) dans la mesure où cette expression mathématisée d'un cas particulier prédit les quantités mesurables qui doivent pouvoir être observées dans les divers aspects du phénomène envisagé. L'hypothèse ne se substitue donc pas à l'expérience mais la prépare, la délimite et la guide en lui assignant le but quantitatif à atteindre. Voilà pourquoi Kant parle, à propos de l'hypothèse d'une expérience possible. Bref, une hypothèse scientifique n'a plus grand chose à voir avec la supputation, la conjecture ou la spéculation qui scandalisaient et rebutaient Platon comme Newton : une hypothèse doit pouvoir donner lieu à vérification empirique dans les conditions quantitatives qu'il lui appartient de définir. Par là, Kant annonce d'une part le vérificationnisme de Wittgenstein et d'autre part le technicisme de Bachelard.


(à suivre ...)

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(Suite de ma réflexion sur la notion d'hypothèse scientifique)

Disons qu'avec le vérificationnisme empirique, dont le principe sera adopté par le manifeste du Cercle de Vienne, on va passer d'une conception épistémique de la seule hypothèse scientifique à une conception sémantique de l'hypothèse en général. Pour Wittgenstein, en effet, "nous nous faisons des images des faits […]. L’image est la transposition de la réalité […]. Les éléments de l’image sont dans un rapport déterminé qui indique que les choses réelles sont entre elles dans le même rapport"(Wittgenstein, Tractatus, 2,1-2,12-2.15). C'est-à-dire que toute perception de la réalité est, spontanément, hypothétique dans le sens où nous nous en faisons des représentations. Or "la forme d'une représentation est la possibilité que les choses soient entre elles dans le même rapport que les éléments de l'image [...]. L'image figure une situation possible dans l'espace logique"(Wittgenstein, Tractatus, 2.151-5.525). Pour lui, en effet, lorsqu’on se représente un phénomène, lorsqu’on s’en fait une image (par exemple, la police fait le "portrait robot" d’un suspect), c’est comme si on tenait spontanément le raisonnement suivant : tout porte à croire que les objets, dans l’espace réel, entretiennent entre eux les mêmes relations que les éléments de la représentation dans l’espace logique de l’image (par exemple, le grain de beauté est sur la joue droite dans la réalité comme dans le "portrait robot"), mais comme nous n’en sommes pas parfaitement certains, il est possible d'aller vérifier sur le terrain. L’image est une représentation formelle au sens kantien, c’est-à-dire que ses éléments ont une existence hypothétique dans l'espace logique du possible mais si l'on ne sait pas encore s'il existe des éléments correspondants dans l'espace empirique du réel, on sait en revanche qu'il est possible de vérifier cette correspondance. Pour Wittgenstein, la proposition telle qu'on la pense spontanément est un cas particulier d’image : on peut d’ailleurs remplacer le "portrait robot" par une description des principaux traits du visage. C'est donc une image digitale plutôt qu'une image analogique. Dans tous les cas, lorsqu'on produit une image, on exprime une hypothèse : "la possibilité […] d'une situation [s'exprime] par ceci qu'une expression est […] une proposition pourvue de sens"(Wittgenstein, Tractatus, 5.525). On voit par là que Wittgenstein ne se borne pas à généraliser au sens commun la conception kantienne de l'hypothèse mais qu'il passe subrepticement du domaine épistémologique au domaine sémantique. En effet, lorsqu’on énonce une proposition, on énonce à quelle(s) condition(s) l’image sera fidèle à la réalité, autrement dit, à quelle(s) condition(s) la proposition hypothétique sera vraie. Mais, pour Wittgenstein, dire qu’une chose est possible, c’est non seulement préciser à quelles conditions l'hypothèse implicite de son existence sera vérifiée, mais encore admettre que c'est parce que la proposition est, en fait, une hypothèse implicite (elle "propose" une certaine description du monde) qu'elle possède un sens : "les possibilités de vérité des propositions élémentaires sont les conditions de vérité ou de fausseté des propositions. [Donc] est possible la proposition pourvue de sens"(Wittgenstein, Tractatus, 2.151-5.525).  Donc, ce que Wittgenstein appelle "sens" (Sinn) correspond à l'a priori kantien : "la forme d'une représentation est la possibilité que les choses soient entre elles dans le même rapport que les éléments de l'image [...]. Ce qu’elle doit avoir de commun avec la réalité pour la représenter, sa forme de représentation, l’image ne peut la représenter : elle la montre"(Wittgenstein, Tractatus, 2.151-2.172). Et, de même que les conditions formelles de possibilité dont il est question chez Kant sont démontrables, de même, celles qu'évoque Wittgenstein sont montrables. Quant aux conditions matérielles de réalité qui, chez l'un, sont expérimentables, chez l'autre, elles sont dicibles : "la proposition montre son sens. La proposition montre ce qu'il en est des états de choses quand elle est vraie. Et elle dit qu'il en est ainsi [der Satz zeigt seinen Sinn. Der Satz zeigt, wie es sich verhält, wenn er wahr ist. Und er sagt, dass es sich so verhält]. La proposition montre la forme logique de la réalité. Elle l'indique [der Satz zeigt die logische Form der Wirklichkeit. Er weist sie auf]"(Wittgenstein, Tractatus, 4.022-4.121). Il y a donc, sur ce point, une convergence de Kant et de Wittgenstein puisque l'hypothèse est le pivot, pour l'un de toute connaissance digne de ce nom, pour l'autre de toute authentique signification, la dualité a priori/a posteriori faisant place à une distinction montrable/dicible et l'exigence d'expérimentabilité de Kant se muant, chez Wittgenstein, en un réquisit de vérifiabilité qui efface la différence de nature entre connaissance scientifique et simple connaissance empirique.

Bachelard s'oppose immédiatement à Wittgenstein en ce qu'il entend rétablir la frontière que la tradition philosophique a, depuis toujours défendue et justifiée entre science et opinion considérée comme un obstacle épistémologique à surmonter plutôt que comme intuition à prolonger : "la science, dans son besoin d'achèvement comme dans son principe, s'oppose absolument à l'opinion. S'il lui arrive, sur un point particulier, de légitimer l'opinion, c'est pour d'autres raisons que celles qui fondent l'opinion ; de sorte que l'opinion a, en droit, toujours tort. L'opinion pense mal ; elle ne pense pas : elle traduit des besoins en connaissances. En désignant les objets par leur utilité, elle s'interdit de les connaître. On ne peut rien fonder sur l'opinion : il faut d'abord la détruire. Elle est le premier obstacle à surmonter. […] Avant tout, il faut savoir poser des problèmes. Et quoi qu'on dise, dans la vie scientifique, les problèmes ne se posent pas d'eux-mêmes. C'est précisément ce sens du problème qui donne la marque du véritable esprit scientifique. Pour un esprit scientifique, toute connaissance est une réponse à une question. S'il n'y a pas eu de question, il ne peut y avoir connaissance. Rien ne va de soi. Rien n'est donné. Tout est construit"(Bachelard, la Formation de l'Esprit Scientifique, i). Et s'il est cependant d'accord avec Kant et Wittgenstein pour admettre qu'il n'y a d'hypothèse que vérifiable et, qu'en ce sens, "tout élément de la réalité doit être préparé ; il doit être trié ; il doit être offert à l'expérimentateur par le mathématicien […]. Le réel est toujours objet de démonstration"(Bachelard, la Philosophie du Non), pour autant, Bachelard insiste sur la spécificité de la science moderne qui introduit une exigence de rigueur rationnelle qui pouvait être négligée jadis. Le réel doit être démontré et non pas montré : "jadis l'attribution d'une qualité à une substance était d'ordre descriptif. Le réel n'avait qu'à être montré. Il était connu dès qu'il était reconnu. Dans la nouvelle philosophie des sciences, il faut comprendre que l'attribution d'une qualité à une substance est d'ordre normatif"(Bachelard, la Philosophie du Non). Il pense, notamment, à la révolution épistémologique qu'a apportée la mécanique quantique, dans le sens où "il est hors de doute que la question de l'individualisation, de l'identité [des atomes], n'a vraiment et réellement aucune signification [...]. Dans les corps tangibles, composés d'atomes, l'individualité provient de la structure, de l'assemblage, de la figure ou de la forme, ou encore de l'organisation comme nous pourrions dire dans d'autres cas. […] Il n’y a aucune observation possible de la forme d’un atome, ce ne sont que des formules mathématiques"(Schrödinger, Physique Quantique et Représentation du Monde). Raison pour laquelle "la pensée scientifique contemporaine s'attache à un réalisme transplanté. Elle ne peut évidemment plus se satisfaire de la réalité objective du philosophe réaliste qui désire ne jamais perdre de vue les premiers signes d'une réalité manifeste. Elle doit faire subir à cette réalité objective une longue suite de déréalisations"(Bachelard, l'Activité Rationaliste de la Physique Contemporaine). Même si, ajoute-t-il aussitôt pour se désolidariser de l'interprétation idéaliste de l'École de Copenhague, il doit s'agir de "déréalisations prudentes, toujours partielles et qui ne vont jamais jusqu'à cette fantômalisation du réel qui attire certains philosophes idéalistes ; scientifiquement, la déréalisation garde une attache avec la réalité"(Bachelard, l'Activité Rationaliste de la Physique Contemporaine). Toujours est-il que, en raison du caractère propre de la recherche scientifique moderne, et, notamment de l'exigence d'extrême précision qui est celle de la chimie moléculaire et de la physique atomique ou sub-atomique, "il faut s'engager dans l'artificiel, très loin de l'origine de la connaissance sensible […]. Le produit scientifique est un moment particulier bien défini d'une technique objective"(Bachelard, le Matérialisme Rationnel). D'où l'idée qu'"un instrument, dans la science moderne, est véritablement un théorème réifié ; en prenant la construction schématique de l'expérience chapitre par chapitre, ou encore instrument par instrument, on se rend compte que les hypothèses doivent être coordonnées du point de vue même de l'instrument […]. Elles constituent la charpente même de notre science expérimentale […]. Le factice peut bien donner une métaphore, il ne peut, comme le technique, fournir une syntaxe susceptible de relier entre eux les arguments et les intuitions"(Bachelard, les Intuitions Atomistiques, vi). Le rationalisme de Bachelard n'est donc pas un rationalisme intellectuel, métaphysique et radical comme celui que réfute Kant, mais plutôt un rationalisme technique, appliqué et relatif à l'expérimentation empirique qui doit être nécessairement faite de l'hypothèse scientifique.
(à suivre ...)

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Sous ses deux versions épistémologiquement opposées (bien que méthodologiquement non exclusives l'une de l'autre pour ce qui concerne la seule hypothèse scientifique), le vérificationnisme suscite un certain nombre de difficultés logiques et de difficultés pragmatiques.

Commençons donc par les difficultés logiques. Il ne suffit pas de proclamer et d'admettre, comme cela semble faire consensus depuis Kant, qu'il n'y a de science qu'hypothétique et qu'il n'y a d'hypothèse que vérifiable. Encore faut-il s'entendre sur la portée et les limites de la vérifiabilité. Ce que ne font ni Wittgenstein ni Bachelard (nous exonérerons Kant des critiques que nous allons formuler en raison du caractère pionnier et protéiforme de ses réflexions en matière d'épistémologie moderne) : "pour connaître si la représentation est vraie ou fausse, nous devons la comparer à la réalité"(Wittgenstein, Tractatus, 2.223) ; "dans l'expérience, [la science] cherche des occasions pour compliquer le concept, pour l'appliquer en dépit de la résistance du concept, pour réaliser les conditions d'application que la réalité ne réunissait pas"(Bachelard, la Formation de l'Esprit Scientifique, iii). Pour l'un, il faut "comparer" deux faits (le fait du représentant et le fait du représenté), pour l'autre, il s'agit de "réaliser", autrement dit, de construire, en amont de la comparaison, ses conditions de possibilité. Mais, dans les deux cas, nous sommes dans ce que Russell va appeler la théorie de la vérité-correspondance au sens où "nous sentons que lorsque notre jugement est vrai, il doit y avoir en dehors de notre jugement une entité qui lui correspond d’une manière ou d’une autre, tandis que, quand notre jugement est faux, aucune entité semblable ne lui correspond"(Russell, the Nature of Truth). Bien que la portée du propos de Russell ne se limite pas à la seule épistémologie mais atteigne aussi l'éthique (cf. la Théorie Russellienne des Descriptions), l'idée que la vérité ou la fausseté d'une hypothèse puisse être jugée sur la base de sa correspondance avec un fait-étalon pose le problème suivant : c'est "une théorie qui considère la vérité comme objective […]. De plus, elle est absolue et non relative à un ensemble de suppositions ou croyances"(Popper, la Quête Inachevée, xxxii). Sans anticiper sur les difficultés pragmatiques que nous évoquerons plus loin et qui concerneront cet "ensemble de suppositions on croyances" en général, réduisons ici ledit "ensemble" aux "suppositions et croyances" internes à la théorie elle-même et dont l'hypothèse à vérifier constitue le représentant légal, à savoir celles qui ont trait à la relation de l'hypothèse avec, d'une part, les prémisses de la théorie, d'autre part sa (ou ses) conclusion(s) une fois effectué le test crucial de la correspondance avec le(s) fait(s) vérificateurs. Or, par-delà le réquisit de vérification directe des implications du contenu conceptuel explicite de  l'hypothèse, il est difficile d'éviter de vérifier indirectement aussi  les implications, soit du contenu conceptuel explicite des prémisses de l'hypothèse, soit des conséquences tacites des conclusions de l'hypothèse. Or, si les implications de la vérification centrale de l'hypothèse sont, par elles-mêmes déductives (d'où la qualification d'hypothético-déductif s'attachant au schème méthodologique scientifique par excellence), celles qui débordent sur les prémisses sont abductives, et celles qui s'étendent aux conséquences des conclusions sont inductives. Le problème étant que seule l'implication déductive est, d'un point de vue logique, un processus d'inférence valide en ce qu'elle conserve la vérité de l'antécédent dans le conséquent. Ainsi, de l'hypothèse "si p est vrai alors q est vrai" et du constat expérimental "or p est vrai" (antécédents), on est fondé à déduire "donc q est vrai" (conséquent). C'est ce qu'on appelle en logique le modus ponens. Tandis que, de l'hypothèse "si p est vrai alors q est vrai" et du constat expérimental "or q est vrai", on ne peut logiquement conclure ni "donc p est vrai", ni "donc q est vrai". C'est ainsi que fonctionne l'abduction qui consiste, précisément, à introduire une prémisse qui, tout en assurant la cohérence du système, demeure invérifiable. Nous en avons donné un exemple avec l'hypothèse freudienne de l'existence de l'inconscient (cf. Freud, Métapsychologie et Psychanalyse) : si l'inconscient existe, alors nous allons constater telles ou telles manifestations ; or nous constatons ces manifestations ; donc … Le principe abductif n'est pas dénué d'intérêt, mais c'est un principe heuristique (Umberto Eco l'appelle "principe du détective") et non un principe logique dans le sens où il n'est pas possible d'établir la vérité d'une hypothèse abductive, autrement dit de la vérifier.

De même, si, de l'hypothèse "si p est vrai alors q est vrai" et du constat expérimental "or p est vrai", on est peut-être fondé à conclure "donc q est vrai", mais non pas "donc q est vrai nécessairement". C'est pourtant cette modalité qui, selon Kant (mais non pas Bachelard ni, surtout, Wittgenstein), accompagne explicitement toute théorie scientifique empiriquement vérifiée et, partant, qualifiée de "loi de la nature" : "les lois de la nature sont des règles objectives en tant qu’elles sont nécessairement attachées à la connaissance de leur objet"(Kant, Critique de la Raison Pure, IV, 92). A contrario, pour lui et, au-delà, pour l'idéal scientifique qui est celui des Lumières, "des observations faites au hasard et sans aucun plan tracé d’avance [en d'autres termes : sans hypothèse mathématisée] ne se rassemblent pas en une loi nécessaire, ce que recherche pourtant la raison et dont elle a besoin"(Kant, Critique de la Raison Pure, III, 10). De ce point de vue, la valeur des hypothèses scientifiques vérifiées, est inductive, c'est-à-dire résulte d'une généralisation empirique. De ce qui est le cas au temps t (l'hypothèse est vérifiée et la théorie établie), on se sent fondé à inférer que cette théorie est nécessaire, autrement dit qu'il en sera de même en t+n, quel que soit n tendant vers l'infini. Hempel et Goodman ont élevé des objections pour souligner les limites du principe d'induction en général : le premier en montrant qu'il existe une manière paradoxale de généraliser "si p est vrai alors q est vrai or p est vrai donc q est vrai", c'est de remplacer "si p est vrai alors q est vrai" par sa contraposée équivalente "si q est faux alors non-p est vrai" et de conclure alors "si q est faux alors non-p est vrai or q est faux donc non-p est vrai", laquelle conclusion équivalant à "p est vrai donc q est vrai" (si tous les corbeaux sont noirs, tout objet non-noir "prouve" que tous les corbeaux sont noirs !) ; le second en soulignant que certains prédicats sensibles au temps ne sont pas inductivement généralisables (si le prédicat "vert-ou-bleu" désigne ce qui est vert avant t et ce qui est bleu après t, alors généraliser le prédicat "vert-ou-bleu" pour les émeraudes implique de dire qu'après t, elles seront bleues !). Mais c'est de Hume et de Popper que sont venues les attaques les plus virulentes contre, plus précisément, la nécessité de l'induction. On sait que Hume (dont le point de vue était l'un de ceux à quoi s'opposait l'idéalisme transcendantal de Kant) avait déjà exprimé des doutes sceptiques à l'égard de la relation spontanément établie entre induction et nécessité en disant que "de la simple répétition d’événements passés, fût-elle à l’infini, il ne naîtra jamais aucune idée [...] de connexion universelle et nécessaire"(Hume, Traité de la Nature Humaine, I, iii, 6), ce qui est une idée que partageait explicitement Wittgenstein et aussi, probablement, Bachelard. Mais Popper va beaucoup plus loin que la seule critique de la valeur de l'induction puisqu'il nie son existence même : "quant à l'induction (ou la logique inductive, ou le comportement inductif, ou encore l'apprentissage inductif par répétition ou instruction), j'affirme que rien de tel existe"(Popper, la Quête Inachevée, xxxii). La raison en est qu'"il n'existe pas de règle sensée pour l'implication inductive [sauf] : le futur ne sera vraisemblablement pas très différent du passé"(Popper, la Quête Inachevée, xxxii). Or, comme l'avait déjà dit Hume, s'il est exact que "notre idée de nécessité et de causalité naît entièrement de l’observation d’une uniformité dans les opérations de la nature où des objets semblables sont constamment conjoints les uns avec les autres et l’esprit déterminé par accoutumance à inférer l’un de l’apparition de l’autre"(Hume, Enquête sur l’Entendement Humain, VIII, 1), en revanche, il se pourrait bien que "la [soi-disant] connexion nécessaire dépend[e] de l’inférence au lieu que ce soit l’inférence qui dépende de la connexion nécessaire"(Hume, Traité de la Nature Humaine, I, iii, 6). Autrement dit, sous réserve du respect d'un protocole de type bachelardien, la vérification de l'hypothèse valide la théorie hic et nunc et non pas intemporellement comme le supposait Kant. Car la validité de ladite théorie au-delà de ses conditions de vérification n'est elle-même qu'une hypothèse invérifiable par nature puisque la vérification en est toujours différée en t+n. Du coup, supposer que le futur ressemblera au présent ou au passé, autrement dit induire le futur à partir du présent ou du passé, c'est un postulat pragmatique doté d'une indéniable efficacité adaptative pour les organismes vivants. Car "il est évident que les animaux aussi bien que les hommes apprennent beaucoup de l’expérience et infèrent que les mêmes événements suivront toujours des mêmes causes"(Hume, Enquête sur l’Entendement Humain, IX). Toujours est-il qu'"il est impossible que cette inférence animale puisse se fonder sur aucune démarche d’argumentation et de raisonnement"(Hume, Enquête sur l’Entendement Humain, IX). Bref, pas plus que l'abduction, l'induction n'est un principe d'inférence logiquement valide. La méthodologie scientifique ne peut, décidément, se prévaloir que de l'inférence déductive, la seule qui soit logiquement valide.

(à suivre ...)


Dernière édition par PhiPhilo le Lun 27 Mai 2019 - 7:28, édité 2 fois (Raison : correction et ajout)
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