Merci Kthun pour cette proposition enthousiasmante qui s’inscrit en plein dans les discussions en cours sur l’évolution de ce forum.
Comme vous l’avez souligné dans votre premier message, le texte de Bénéton est explicitement d’inspiration tocquevillienne, comme il le précise lui-même dans l’introduction de son ouvrage.
Bénéton – Les fers de l’opinion – Introduction a écrit: Il y a longtemps, Tocqueville a donné, dans le second volume de La démocratie en Amérique (1840), une analyse de l'opinion générale dans les temps d'égalité qui force l'admiration. Mais le bon usage de Tocqueville demande peut-être que l'on distingue l'analyse et sa méthode. L'analyse éclaire des choses essentielles, semble-t-il, mais elle laisse aussi des zones d'ombre ou de clair-obscur. Comment, malgré son génie, Tocqueville aurait-il pu tout voir et tout prévoir ? La tâche par nature est toujours à reprendre. Nous avons l'avantage de l'âge (nous sommes des modernes beaucoup plus « vieux »), nous avons aussi celui de l'avoir pour modèle. Tocqueville indique la méthode à suivre : s'efforcer de sortir de soi pour se mettre à la place d'autrui, travailler à percer les apparences et à lire les signes, dérouler la logique des idées et des sentiments.
La première lecture de l’essai de Bénéton m’a d’ailleurs incité à me plonger réellement dans la lecture de Tocqueville que je n’avais jusqu’ici fait que picorer. Grand bien m’en a pris, car c’est un ouvrage que j’ai trouvé particulièrement plaisant à lire. Voici donc quelques éléments de contexte que je retiens de cette première lecture de Tocqueville.
Commençons par l’introduction qui présente le projet de Tocqueville et montre immédiatement que ce dernier est bien au cœur des préoccupations de Bénéton :
Tocqueville – De la Démocratie en Amérique – Introduction a écrit: Parmi les objets nouveaux qui, pendant mon séjour aux États-Unis, ont attiré mon attention, aucun n'a plus vivement frappé mes regards que l'égalité des conditions. Je découvris sans peine l'influence prodigieuse qu'exerce ce premier fait sur la marche de la société; il donne à l'esprit public une certaine direction, un certain tour aux lois; aux gouvernants des maximes nouvelles, et des habitudes particulières aux gouvernés.
Tocqueville présente ensuite, dans le second tome, les raisons du glissement qui s’opère vers une prédominance de l’opinion :
Tocqueville – De la démocratie en Amérique – T2 première partie, Chap. II a écrit: Lorsque les conditions sont inégales et les hommes dissemblables, il y a quelques individus très éclairés, très savants, très puissants par leur intelligence, et une multitude très ignorante et fort bornée. Les gens qui vivent dans les temps d'aristocratie sont donc naturellement portés à prendre pour guide de leurs opinions la raison supérieure d'un homme ou d'une classe, tandis qu'ils sont peu disposés à reconnaître l'infaillibilité de la masse.
Le contraire arrive dans les siècles d'égalité.
À mesure que les citoyens deviennent plus égaux et plus semblables, le penchant de chacun à croire aveuglément un certain homme ou une certaine classe diminue. La disposition à en croire la masse augmente, et c'est de plus en plus l'opinion qui mène le monde.
Philippe Bénéton introduit les lignes directrices et les limites qu’il trouve au support tocquevillien dans son analyse :
Bénéton – Les fers de l’opinion – Introduction a écrit: […] voici quelles sont les lignes d'interprétation proposées : 1/ L'évolution dont il s'agit est fondamentalement le fait d'une logique ou d'un processus qui a pour principe générateur l'idée et le sentiment d'égalité. On suit ici Tocqueville mais jusqu'à ce point : l'égalité en question ne se confond pas avec l'égalité moderne, comme il le dit, elle en est une version. L'égalité des opinions n'est pas le tout de l'égalité. […]
Tocqueville analyse les raisons de ce glissement vers l’égalité par défaut
Tocqueville – De la démocratie en Amérique – T2 deuxième partie, Chap. I a écrit: Les maux que la liberté amène quelquefois sont immédiats; ils sont visibles pour tous, et tous, plus ou moins, les ressentent. Les maux que l'extrême égalité peut produire ne se manifestent que peu à peu; ils s'insinuent graduellement dans le corps social; on ne les voit que de loin en loin, et, au moment où ils deviennent les plus violents, l'habitude a déjà fait qu'on ne les sent plus.
Les biens que la liberté procure ne se montrent qu'à la longue, et il est toujours facile de méconnaître la cause qui les fait naître.
Les avantages de l'égalité se font sentir dès à présent, et chaque jour on les voit découler de leur source.
La liberté politique donne de temps en temps, à un certain nombre de citoyens, de sublimes plaisirs.
L'égalité fournit chaque jour une multitude de petites jouissances à chaque homme. Les charmes de l'égalité se sentent à tous moments, et ils sont à la portée de tous; les plus nobles cœurs n'y sont pas insensibles, et les âmes les plus vulgaires en font leurs délices. La passion que l'égalité fait naître doit donc être tout à la fois énergique et générale.
Et un peu plus loin :
Tocqueville – De la démocratie en Amérique – T2 deuxième partie, Chap. XIII a écrit: On peut concevoir des hommes arrivés à un certain degré de liberté qui les satisfasse entièrement. Ils jouissent alors de leur indépendance sans inquiétude et sans ardeur. Mais les hommes ne fonderont jamais une égalité qui leur suffise.
Philippe Bénéton souligne ensuite une seconde limite de l’analyse tocquevillienne :
Bénéton – Les fers de l’opinion – Introduction a écrit: […] 2 / Tocqueville fait du common man l'acteur unique du processus. Son interprétation n'est-elle pas trop « démocratique » ? Il y a un grand absent dans son analyse : l'homme d'avant-garde. L'accélération ou la radicalisation du processus doit davantage à certains qu'aux autres. Les opinions sont égales mais, pour paraphraser Orwell, certaines sont plus égales que les autres.
Un point est frappant chez Tocqueville : si l’on peut facilement souscrire aux constatations que réalise ce dernier, nous restons plus réservés concernant les conclusions qu’il en tire :
Tocqueville – De la démocratie en Amérique – T1 première partie - Introduction a écrit: Je comprends que dans un État démocratique, constitué de cette manière, la société ne sera point immobile; mais les mouvements du corps social pourront y être réglés et progressifs; si l'on y rencontre moins d'éclat qu'au sein d'une aristocratie, on y trouvera moins de misères; les jouissances y seront moins extrêmes et le bien-être plus général; les sciences moins grandes et l'ignorance plus rare; les sentiments moins énergiques et les habitudes plus douces; on y remarquera plus de vices et moins de crimes.
[…]
La nation prise en corps sera moins brillante, moins glorieuse, moins forte peut- être; mais la majorité des citoyens y jouira d'un sort plus prospère, et le peuple s'y montrera paisible, non qu'il désespère d'être mieux, mais parce qu'il sait être bien.
De même sur le plan politique :
Tocqueville – De la démocratie en Amérique – T1 deuxième partie, Chap. V a écrit: C'est un fait constant que, de nos jours, aux États-Unis, les hommes les plus remarquables sont rarement appelés aux fonctions publiques, et l'on est obligé de reconnaître qu'il en a été ainsi à mesure que la démocratie a dépassé toutes ses anciennes limites. Il est évident que la race des hommes d'État américains s'est singulièrement rapetissée depuis un demi-siècle. »
[…]
Il est impossible, quoi qu'on fasse, d'élever les lumières du peuple au-dessus d'un certain niveau. On aura beau faciliter les abords des connaissances humaines, améliorer les méthodes d'enseignement et mettre la science à bon marché, on ne fera jamais que les hommes s'instruisent et développent leur intelligence sans y consacrer du temps.
[…]
Il ne faut pas se dissimuler que les institutions démocratiques développent à un très haut degré le sentiment de l'envie dans le cœur humain. Ce n'est point tant parce qu'elles offrent à chacun des moyens de s'égaler aux autres, mais parce que ces moyens défaillent sans cesse à ceux qui les emploient. Les institutions démocratiques réveillent et flattent la passion de l'égalité sans pouvoir jamais la satisfaire entièrement.
Si le principe de la démocratie s’est bien déployé en Europe comme il le pronostiquait (Tocqueville écrit pendant la Monarchie de Juillet en France), cette vision anémiée de la démocratie ne concorde pas avec ce que l’on peut constater. La pression de l’opinion et l’omniprésence du commun man sont certes présentes, mais les sciences et la culture n’en sont pas moins florissantes.
Une première lecture de Tocqueville ne me donne certainement pas les outils nécessaires pour bien comprendre ce point, mais le chapitre cité ci-dessous ne nous donne-t-il pas quelques pistes pour expliquer l’écart entre le constat et les conclusions ?
Tocqueville – De la démocratie en Amérique – T2 troisième partie, Chap. XIII a écrit: On serait porté à croire que la conséquence dernière et l'effet nécessaire des institutions démocratiques est de confondre les citoyens dans la vie privée aussi bien que dans la vie publique, et de les forcer tous à mener une existence commune.
C'est comprendre sous une forme bien grossière et bien tyrannique l'égalité que la démocratie fait naître.
Il n'y a point d'état social ni de lois qui puissent rendre les hommes tellement semblables, que l'éducation, la fortune et les goûts ne mettent entre eux quelque différence, et, si des hommes différents peuvent trouver quelquefois leur intérêt à faire, en commun, les mêmes choses, on doit croire qu'ils n'y trouveront jamais leur plaisir. Ils échapperont donc toujours, quoi qu'on fasse, à la main du législateur; et, se dérobant par quelque endroit du cercle où l'on cherche à les renfermer, ils établiront, à côté de la grande société politique, de petites sociétés privées, dont la similitude des conditions, des habitudes et des mœurs sera le lien.
Et, l’homme d’avant-garde décrit par Bénéton…
Bénéton – Les fers de l’opinion – Chap. 4 a écrit: La direction générale est donnée par la logique de l'opinion, mais ce sont, semble-t-il, les hommes d'avant-garde qui forcent ou précipitent le mouvement et qui déterminent les orientations particulières. Les opinants ordinaires suivent.
… trouve peut-être son élan dans ces mêmes petites sociétés qui cohabitent au sein de la Société Démocratique.