Portail philosophiqueConnexion

Bibliothèque | Sitographie | Forum

Philpapers (comprehensive index and bibliography of philosophy)
Chercher un fichier : PDF Search Engine | Maxi PDF | FreeFullPDF
Offres d'emploi : PhilJobs (Jobs for Philosophers) | Jobs in Philosophy
Index des auteurs de la bibliothèque du Portail : A | B | C | D | E | F | G | H | I | J | K | L | M | N | O | P | Q | R | S | T | U | V | W | X | Y | Z

Controverse de Valladolid (1550-1551)

power_settings_newSe connecter pour répondre
4 participants

descriptionControverse de Valladolid (1550-1551) - Page 5 EmptyRe: Controverse de Valladolid (1550-1551)

more_horiz
J’ai l’impression que vous faites tout de même le grand écart pour aboutir à ces explications psychologisantes ;)

Une explication beaucoup plus simple : la France n’est pas concernée au premier plan comme l’indique Eunomia (les enjeux sont donc faibles) ; les textes ne sont pas facilement accessibles ; par contre, le roman de Carrière et le téléfilm ont été largement diffusés et ont contribué à brouiller les pistes.

Mais puisque vous semblez aimer les phénomènes « d’œillère collective », voici trois citations qui peuvent vous intéresser...

Comme je l’indiquais plus haut, au moment de la controverse, deux courants étaient présents pour justifier la conquête : la non-possession avec le Requierimento et la dépossession, objet de la controverse.

Commençons par le Requierimento… Ce texte est rédigé en 1512 et devait être lu aux Indiens avant de les attaquer pour faire office de justification à la guerre. Il indique que Dieu ayant donné les Indes à la couronne d’Espagne par l’intermédiaire du pape Alexandre VI (Bulle Inter caetera du 4 mai 1493), les Indiens doivent se soumettre faute de quoi les Espagnols auront un motif de guerre juste pour les asservir.

L’absurdité du texte peut prêter à sourire si ce n’est la réalité historique que l’on trouve derrière, mais considérons maintenant un texte de Tocqueville, beaucoup plus proche de nous :

Alexis de Tocqueville – De la démocratie en Amérique I,A,1 – 1835 a écrit:
Quoique le vaste pays qu’on vient de décrire fût habité par de nombreuses tribus d’indigènes, on peut dire avec justice qu’à l’époque de la découverte il ne formait encore qu’un désert. Les Indiens l’occupaient, mais ne le possédaient pas. C’est par l’agriculture que l’homme s’approprie le sol, et les premiers habitants de l’Amérique du Nord vivaient du produit de la chasse. Leurs implacables préjugés, leurs passions indomptées, leurs vices, et plus encore peut-être leurs sauvages vertus, les livraient à une destruction inévitable. La ruine de ces peuples a commencé du jour où les Européens ont abordé sur leurs rivages ; elle a toujours continué depuis ; elle achève de s’opérer de nos jours. La Providence, en les plaçant au milieu des richesses du Nouveau-Monde, semblait ne leur en avoir donné qu’un court usufruit ; ils n’étaient là, en quelque sorte, qu’en attendant. Ces côtes, si bien préparées pour le commerce et l’industrie, ces fleuves si profonds, cette inépuisable vallée du Mississipi, ce continent tout entier, apparaissaient alors comme le berceau encore vide d’une grande nation.


Puis, encore plus proche :

Victor Hugo – Commémoration de l’abolition de l’esclavage – 18 mai 1879 a écrit:
Au dix-neuvième siècle, le blanc a fait du noir un homme ; au vingtième siècle, l’Europe fera de l’Afrique un monde. (…) Allez, Peuples ! emparez-vous de cette terre. Prenez-la ? A qui ? à personne. Prenez cette terre à Dieu. Dieu donne la terre aux hommes. Dieu offre l’Afrique à l’Europe. Prenez-la.


Maintenant, dans la lignée des prises de position en faveur d’une dépossession, un texte célèbre de Jules Ferry mérite d’être cité :

Jules Ferry – Débat public à l’Assemblée Nationale le 28 juillet 1885 « Les fondements de la politique coloniale » a écrit:
Ce qui manque à notre grande industrie, que les traités de 1860 ont irrévocablement dirigée dans la voie de l’exportation, ce qui lui manque de plus en plus, ce sont les débouchés. (...)
Il y a un second point que je dois aborder (...) c'est le côté humanitaire et civilisateur de la question (...) Les races supérieures ont un droit vis-à-vis des races inférieures. Je dis qu'il y a pour elles un droit parce qu'il y a un devoir pour elles. Elles ont le devoir de civiliser les races inférieures (...)


Assez familier après la controverse de Valladolid non ?

descriptionControverse de Valladolid (1550-1551) - Page 5 EmptyRe: Controverse de Valladolid (1550-1551)

more_horiz
Un hors-sujet bref, en guise d'éclairage : 

Jules Ferry – Débat public à l’Assemblée Nationale le 28 juillet 1885 « Les fondements de la politique coloniale » a écrit:
Ce qui manque à notre grande industrie, que les traités de 1860 ont irrévocablement dirigée dans la voie de l’exportation, ce qui lui manque de plus en plus, ce sont les débouchés. (...)
Il y a un second point que je dois aborder (...) c'est le côté humanitaire et civilisateur de la question (...) Les races supérieures ont un droit vis-à-vis des races inférieures. Je dis qu'il y a pour elles un droit parce qu'il y a un devoir pour elles. Elles ont le devoir de civiliser les races inférieures (...)

Ferry dira d'ailleurs que la politique coloniale est la fille de la politique industrielle. Sur les gains économiques de la colonisation, J.Marseille est éclairant : ils sont nuls ou marginaux. En ce qui concerne la conquête espagnole, il en sera tout à fait différemment, notamment avec d'énormes gains en argent. 
Le second point, "la mission civilisatrice", "le fardeau de l'homme blanc" de Kipling me semble devoir être différencié du millénarisme. Plus que répandre la civilisation, sauver les Indiens, c'est racheté les péchés d'une Europe en perdition. Ferry est moins hypocrite, ou moins naïf.

descriptionControverse de Valladolid (1550-1551) - Page 5 EmptyRe: Controverse de Valladolid (1550-1551)

more_horiz
La dissonance cognitive amène chacun d’entre nous à se recréer un passé qui correspond mieux à notre image au présent. Nous parlons de notre parcours dans la vie en disant « j’ai fait, j’ai décidé, j’ai choisi… » en oubliant les circonstances extérieures dont nous dépendions et qui nous avaient le plus souvent obligé à faire ce que nous avons fait. 

La découverte de ce processus est une avancée capitale de la psychosociologie américaine, mais un peu vu de haut par la sociologie continentale, de la même façon que vous y voyez des explications psychologisantes. Voyez la différence de page :
Version française
Version américaine 

C'est vrai que Sartre et Heidegger sont des monuments continentaux.... Nous pouvons quand même nous poser la question de savoir pourquoi et comment nous nous mentons, comment la vérité historique est moins importante que la légende. Que d'enseignements de notre passé se révèlent historiquement biaisés! La controverse de Valladolid est un bon exemple de la façon dont un détail historique modifié par un écrivain de moyenne renommée  va être repris comme une vérité par tout le monde.  
Nous arrivons à comprendre maintenant ce processus individuel, mais quid du collectif?
Si la vérité historique n'est pas réservée aux historiens, ne pensez vous pas que la philosophie doit s'intéresser aussi à notre fonctionnement réflexif? A la façon dont nous bâtissons notre mémoire collective?


C'est terrible de lire les écrits que vous rapportez, correspondant bien à l'esprit de conquête de l'époque post napoléonienne et colonialiste, où nous sommes passée de trente à quarante millions d'habitants en peu de temps, la natalité restant ensuite stable pendant un siècle et demi. 

Victor Hugo, Jules ferry... Ces gloires nationales sont présentées sans tache à nos enfants. Est-ce un mal que de vouloir enseigner le meilleur au détriment de la vérité? Nous avons le même problème avec Céline et Heidegger. Je ne sais pas pour vous, mais il me semble que notre époque occulte moins le passé, ce qui serait terrifiant dans le cas de l'holocauste. Cependant, est-ce que la Controverse de Valladolid aurait pu être transmise collectivement dans la vérité complexe des positions que vous montrez?
 
D'autant plus que la vérité des faits est d'une profondeur insondable. J'ai chez moi un vieux livre de classe de l'école publique, pour enfant. Les races y sont doctement présentées, classées par ordre d'intelligence : les blancs, les jaunes, les rouges et enfin les noirs. Rien de péjoratif, juste la présentation simple d'un fait. Je n'en croyais pas mes yeux. Plusieurs pages plus loin, l'intelligence est présentée comme le savoir, l'acquis. Rien à voir avec le racisme basé sur l'inné. Les mots représentent des concepts différents, voire contraires, selon l'époque. 
"Le blanc a fait du noir un homme" Qu'entend Hugo par homme? Quels critères?
"Les races supérieures ont un droit vis-à-vis des races inférieures" Qu'entend Ferry par supérieur? Quelles qualités?
Les historiens doivent le savoir, je suppose.

descriptionControverse de Valladolid (1550-1551) - Page 5 EmptyRe: Controverse de Valladolid (1550-1551)

more_horiz
louispascal a écrit:
Nous pouvons quand même nous poser la question de savoir pourquoi et comment nous nous mentons, comment la vérité historique est moins importante que la légende. Que d'enseignements de notre passé se révèlent historiquement biaisés! La controverse de Valladolid est un bon exemple de la façon dont un détail historique modifié par un écrivain de moyenne renommée  va être repris comme une vérité par tout le monde.  
Nous arrivons à comprendre maintenant ce processus individuel, mais quid du collectif?
Si la vérité historique n'est pas réservée aux historiens, ne pensez vous pas que la philosophie doit s'intéresser aussi à notre fonctionnement réflexif? A la façon dont nous bâtissons notre mémoire collective?




Lorsque vous parlez d’un « détail historique modifié », à quoi faites-vous allusion précisément ?

Le point de départ du topic était de mettre en évidence une erreur très commune consistant à croire que la controverse de Valladolid aurait porté sur la question de savoir si les indiens avaient ou non une âme. Dans ce cas, il ne s’agit aucunement d’un « détail historique modifié » mais d’une idée toute faite dans la bouche d’un romancier ou dans l’esprit du commun. Mais, me direz-vous, pourquoi retrouve-t-on semblable préjugé même dans la bouche d’un esprit aussi éclairé que Lévi-Strauss ? Il me semble que l’explication à une telle opinion préconçue repose sur une vision sophistique de la scolastique et de la théologie : sous prétexte que certains scolastiques manifestaient une tendance excessive au verbiage, au verbalisme et au dogmatisme (1) – dénoncée au sein même de la scolastique humaniste -, alors c’est l’ensemble de la profession qui, de manière sophistique, est condamnée hâtivement à force de généralisation.  Par exemple, le premier bibliothécaire de l’Escorial, José Sigüenza, avoue s’être prodigieusement ennuyé lors d’une soutenance de thèse sur les anges. Puisque certains scolastiques en venaient à s’interroger sur de tels points de doctrine,  rien d’étonnant qu’une imagerie inconsciente du scolastique/théologien quelque peu farfelu se soit constituée au fil des siècles jusqu’à nos jours . Si certains théologiens s’interrogeaient sur les anges, n'eussent-ils pas pu tout aussi bien « rechercher si les indigènes avaient ou non une âme » ?

Si par « détail historique modifié » vous faites allusion à la « légende noire », Eunomia vous a apporté des éléments de réponse. En Espagne, les livres d’histoire continuent d’accuser De Casas d’avoir menti sur les chiffres, mais l’on sent bien que cette accusation est à son tour bien trop passionnelle pour être crédible ; par exemple, l' historien mexicain Carlos Pereyra (2) ironise en déformant à son tour les chiffres de De Casas : « Les indiens tués par les espagnols furent douze millions, quinze millions, vingt millions, trois cents millions, mille millions... ». Histoire de se créer une bonne conscience en mettant à l’écart la réalité des massacres perpétrés ?

Sur cette faculté bien humaine de ne pas admettre la réalité, le philosophe Clément Rosset explique que le réel n'est généralement admis que sous certaines conditions et jusqu'à un certain point : si le réel se montre déplaisant, la tolérance est suspendue... (Le réel et son double - Essai sur l'illusion).


(1) Cf. « Humanisme et scolastique », par l’historien hispaniste Joseph Perez, Cahiers d’Études romanes, n°12 , 1987, pp. 41-71.

(2) Cité par G. Pérez-Bustamente, in Compendio de Historia de España, 1969, p.392.


 PS : En tant qu’hispanisant, je me permets de rappeler l’orthographie exacte des termes espagnols requerimiento (et non « requierimento ») et encomenderos (et non « encomienderos »).

descriptionControverse de Valladolid (1550-1551) - Page 5 EmptyRe: Controverse de Valladolid (1550-1551)

more_horiz
Bonjour Agur,

La première partie de votre billet concerne les conditions de la modification du fait historique. Vous avancez la notion de « vision sophistique » qui colle bien à notre Controverse, transformée par une littérature et un cinéma qui doivent plaire avant tout.
La seconde partie est au plus près du fait, le sujet étant la sincérité d’un intervenant à la Controverse. La vérité des faits est modifiée dès le départ. Elle est différente alors de la vérité rapportée de la Controverse elle-même.

Votre point de vue montre qu’il existe une succession de filtres rapportant la vérité des faits, mais surtout que ses filtres sont d’ordre individuels. Nous passons de faits objectifs à une vision subjective. Dans le fond, la conscience du passé est de subjectivité multiple.

Lorsque je parle de « détail » historique modifié concernant le sujet du topic, la Controverse de Valladolid (et non les massacres, bien entendu), je parle de l’apparition d’une conscience collective. Nous restons dans le subjectif, mais paradoxalement au-delà de l’individuel. 

« Détail ». Nous ne partons pas du fait. Nous partons à contre sens, notre conscience collective ayant besoin d’une « légende » pour être en harmonie avec sa nouvelle époque. 
Nous sommes collectivement avides de l’histoire qui va venir apaiser nos remords collectifs, ceux dont nous pouvons être individuellement inconscients parce que nous sommes protégés par le groupe, mais qui ne peuvent qu’exister à grande échelle, celle de l’histoire humaine, collective. Car enfin ! C’est bien nous qui avons massacrés ces mamans, ces papas, ces enfants ! 
Nous devons montrer que nous assumons collectivement ce passé en même temps que nous avons conscience maintenant que c’est nous-même que nous avons tué.

Dans le fourmillement des faits passés, s’il apparaît un détail qui puisse porter l’expression collective de cet aveu, nous le prenons. Un détail, une expression, un roman, un film, va soudain devenir un énorme succès, être repris par tout le monde à une vitesse incroyable, y compris dans notre cas par Lévi-Strauss, ce qui est tout à son honneur et bien dans son esprit humaniste, à l'intérieur du peuple.

La résurgence de la Controverse de Valladolid montre que notre tête ne savait même pas si les indiens avaient une âme ou pas, que nous étions des sauvages, que maintenant c’est fini, nous serions incapable d’un tel massacre entre nous.  
Cet aveu collectif est nécessaire, indispensable. Il est repris par tous les individus, avec la même distance qui existait pour la culpabilité quasi inconsciente individuellement : « C’est incroyable ! Vous savez qu’à l’époque, il y a eu une conférence en Espagne, pour savoir si… ».

Je regrette cependant d’avoir employé l’association de « détail historique », qui est maintenant entachée à juste titre. 

En résumé, à partir d’un fait, les modifications peuvent intervenir à tous niveaux. Ici, c’est le fait qui est choisi pour porter une signification beaucoup plus importante que ce qu’il représente. 

Cela vous convient'il? 
Euskal Herria.
privacy_tip Permission de ce forum:
Vous ne pouvez pas répondre aux sujets dans ce forum
power_settings_newSe connecter pour répondre