Portail philosophiqueConnexion

Bibliothèque | Sitographie | Forum

Philpapers (comprehensive index and bibliography of philosophy)
Chercher un fichier : PDF Search Engine | Maxi PDF | FreeFullPDF
Offres d'emploi : PhilJobs (Jobs for Philosophers) | Jobs in Philosophy
Index des auteurs de la bibliothèque du Portail : A | B | C | D | E | F | G | H | I | J | K | L | M | N | O | P | Q | R | S | T | U | V | W | X | Y | Z

La controverse de Davos.

power_settings_newSe connecter pour répondre
3 participants

descriptionLa controverse de Davos. EmptyLa controverse de Davos.

more_horiz
J'ai toujours été très étonné par la façon dont Ernst Cassirer a été éclipsé de la scène philosophique par le jeune Heidegger. Là où ce dernier a triomphé (c'est un philosophe très influent), le premier semble peu connu, tandis qu'il a représenté pendant un temps ce que l'Allemagne avait produit de meilleur. En 1929, les deux philosophes se rencontrent à Davos et, autour de l'interprétation de la pensée de Kant, deux options philosophiques apparaissent. Or on dit que le jeune Heidegger (40 ans) y aurait fait sensation, réduisant son adversaire en miettes tel Achille avec le corps d'Hector.

Mais si le cadavre d'Hector est traîné dans le sillage de la course glorieuse d'Achille, nous savons tous que le héros troyen était d'une noblesse incommensurable et qu'il y a là quelque injustice divine qui fait de sa disparition un événement tragique. Aussi, peut-on penser que Cassirer ne méritait pas les coups reçus et qu'il pouvait merveilleusement se débattre. Or si tout le monde donne Heidegger vainqueur et ne retient que son entrée au panthéon des grands philosophes, est-il possible de faire valoir la perspective de Cassirer contre la sienne ?

Question qui semble ne pas aller de soi tant, à l'instar du débat entre Noam Chomsky et Foucault, il apparaît toujours que c'est l'anti-humaniste qui emporte plus aisément l'adhésion, étant soi-disant plus critique puisque refusant toutes ces illusions que sont la raison, le sujet, la liberté, etc. Mais peut-être est-il plus facile de tout rejeter d'un revers de main que d'essayer de construire dans l'analyse d'une réalité toujours plus complexe que ce que l'on peut en saisir.

La principale opposition semble tourner autour du rôle de la raison et de l'imagination. Pour Heidegger, l'imagination serait première, et en ce sens la raison perdrait l'importance qu'elle a toujours eue chez les philosophes. Elle serait ainsi destituée de ses prétentions. A l'inverse, Cassirer serait un héritier des Lumières : pour lui, la raison est primordiale, et le langage plus encore. Cependant, peut-on vraiment parler d'une opposition entre eux ?

En effet, Cassirer a élaboré une très riche philosophie des formes symboliques : l'homme, dit-il, est un animal symbolique. Or si le symbole compose le langage, de quoi dépend-il ? Ne peut-on affirmer qu'il repose sur l'imagination créatrice ? Ainsi, comme chez Heidegger, l'homme configurerait des mondes. Et, pourrait-on ajouter, l'avantage de Cassirer serait de s'intéresser à la grande diversité des créations humaines, au regard de l'histoire et de l'anthropologie, n'en restant pas à l'abstraction du Dasein. L'homme vit dans des mondes culturels (et donc sociaux), et s'intéresser au langage permet de se saisir de ce qui fait l'homme, puisque c'est se pencher sur la manière qu'a l'homme de se créer un monde et donc de se donner à lui-même corps et âme (on ne saura jamais ce qu'est l'homme en soi, mais on peut le saisir au travers de la culture, des créations propres au phénomène humain). Et là où Heidegger finirait par faire de la philosophie une activité esthétique soumise au caprice du philosophe ravalé au rang de poète (allant au-delà de l'homme - situé et concret dans ce qu'il a de social-historique, pourrait-on dire - pour saisir l'existence en tant que telle et le rapport originaire de l'existant à l'être), Cassirer pourrait donner une dimension positive au langage (cf. la constitution d'une science), la raison lui permettant de rendre raison du monde en dépit de nos limites. (Peut-être peut-on imaginer qu'une synthèse, voire un dépassement de la confrontation entre Cassirer et Heidegger est possible : par exemple dans l'œuvre de Castoriadis.)

Voilà ce que je comprends à cette controverse pour l'instant et ce que j'en tire.

Je voudrais donc poser les questions suivantes :


  1. quel est l'enjeu véritable de la rencontre de Davos ?
  2. Heidegger est-il si pertinent dans son opposition au néokantisme de Cassirer ?
  3. peut-on réhabiliter la pensée de Cassirer ?

descriptionLa controverse de Davos. EmptyRe: La controverse de Davos.

more_horiz
Silentio a écrit:
Mais si le cadavre d'Hector est traîné dans le sillage de la course glorieuse d'Achille, nous savons tous que le héros troyen était d'une noblesse incommensurable et qu'il y a là quelque injustice divine qui fait de sa disparition un événement tragique. Aussi, peut-on penser que Cassirer ne méritait pas les coups reçus et qu'il pouvait merveilleusement se débattre. Or si tout le monde donne Heidegger vainqueur et ne retient que son entrée au panthéon des grands philosophes, est-il possible de faire valoir la perspective de Cassirer contre la sienne ?


Vous exagérez... Car même si durant cette conférence franco-allemande les discussions ont pu être agitées, Cassirer et Heidegger n'ont jamais été rivaux, et ils ont entretenu une relation plutôt amicale. Heidegger n'avait pas caché en 1928 son admiration pour La pensée mythique
Du reste l'entrée au panthéon des grands philosophes pour Heidegger doit être datée en 1927 avec Être et temps, et non en 1929 par sa participation "ampoulée" à cette conférence. 

Silentio a écrit:
Je voudrais donc poser les questions suivantes :

  1. quel est l'enjeu véritable de la rencontre de Davos ?
  2. Heidegger est-il si pertinent dans son opposition au néo-kantisme de Cassirer ?
  3. peut-on réhabiliter la pensée de Cassirer ?


1. Bollnow, qui assistait à la conférence, a dit qu'elle était la rencontre de "deux époques : une tradition parvenue à maturité s'incarnait une fois encore en la figure imposante de Cassirer, et face à elle, incarnée par Heidegger, une époque nouvelle perçait, consciente de représenter un commencement radicalement nouveau." Donc si enjeu il y a, je pense que c'est plutôt à voir dans un sens symbolique de deux traditions s’affrontant. Mais ce n'est pas comme si la tradition avait été jusqu'à Heidegger in-questionnée. Nietzsche était quand même passé par là, et pas par la petite porte...
2. Comme je ne connais pas bien Kant, ni ce que Heidegger a dit de Kant et du neo-kantisme, je n'ai rien à dire sur cette question.
3. Vous posez cette question comme si cette conférence avait signé l'arrêt de mort de la pensée de Cassirer. Qu'est-ce qui vous mène à penser cela ?

Silentio a écrit:
Question qui semble ne pas aller de soi tant, à l'instar du débat entre Noam Chomsky et Foucault, il apparaît toujours que c'est l'anti-humaniste qui emporte plus aisément l'adhésion, étant soi-disant plus critique puisque refusant toutes ces illusions que sont la raison, le sujet, la liberté, etc. Mais peut-être est-il plus facile de tout rejeter d'un revers de main que d'essayer de construire dans l'analyse d'une réalité toujours plus complexe que ce que l'on peut en saisir.
Silentio a écrit:
Et, pourrait-on ajouter, l'avantage de Cassirer serait de s'intéresser à la grande diversité des créations humaines, au regard de l'histoire et de l'anthropologie, n'en restant pas à l'abstraction du Dasein.
Silentio a écrit:
Et là où Heidegger finirait par faire de la philosophie une activité esthétique soumise au caprice du philosophe ravalé au rang de poète


Ce que vous dites ici montre parfaitement le plus redoutable problème lorsque nous cherchons à critiquer un auteur (que ce soit Heidegger, Nietzsche, Platon ou un autre). Je m'explique : tous vos propos cités ci-dessus sont faux ou sans nuances, et font montre d'une suspicion profonde dans votre lecture de Heidegger. Notez que ce n'est pas un reproche que je vous fais ! Mais vous présupposez toujours que les propos de Heidegger sont ésotériques dans le mauvais sens du terme, ou qu'il est juste bassement anti-.

Nous pourrions reprendre point par point (je ne le ferai pas car cela exigerait un développement conséquent et dévierait du sujet, qui est la conférence de Davos) et, par une lecture attentive de Heidegger, voir que :
1) Heidegger n'est certainement pas anti-humaniste
2) le sujet, la liberté, la raison ne sont pas pour lui des illusions qu'il balaye d'un revers de main, puisque précisément il a passé sa vie à leur contact : je vous rappelle que pour Heidegger le sujet est une manière d'être du Dasein  ; que la liberté existe de manière éminente mais seulement n'a plus rien à voir avec la volonté ; que ce n'est pas la raison dont il cherche à se "désintoxiquer", mais de ce qu'il nomme la pensée calculante
3) que la manière de parler de Heidegger n'est pas un jargon poétique destiné à tromper les uns et à épater les autres, mais vient d'une nécessité pour lui de renouveler la langue de la philosophie pour parvenir au "dépassement de la métaphysique" (Steiner en parle dans la vidéo postée par Euterpe).

Aussi, quand vous critiquez Heidegger, vous n'avez si j'ose dire pas le droit de le faire seulement avec les outils de la tradition philosophique, pour la simple raison que c'est une injustice envers le grand penseur qu'il est indéniablement. Vous dites que le Dasein n'est qu'une abstraction. Mais il faut bien comprendre que le Dasein n'est pas plus une abstraction que le sujet de Descartes. Descartes est si puissant qu'aujourd'hui cela nous paraît évident de parler de sujet, et Heidegger sachant cela ne pouvait pas sortir de la métaphysique sans également changer la manière de nommer l'être humain. Car dire "sujet", c'est nécessairement penser dans un horizon cartésien. Dasein n'est rien d'autre qu'une nouvelle manière de penser l'être humain. 
Et si vous jugez Heidegger avec les lunettes de la tradition, vous ne pourrez jamais comprendre pleinement ce qu'il dit et pense, vous serez toujours en dehors de lui. Et c'est pareil pour tous les auteurs, c'est pourquoi il est si difficile de trouver un vrai critique, intime de l'œuvre sans pour autant être aveuglé par la fascination qu'elle exerce. Mais c'est la seule manière de rendre justice à un auteur. 

Dans un des Récits hassidiques intitulé "Comment il convient d’apprendre", Martin Buber (un des plus grands pédagogues juifs) raconte :
Buber a écrit:
Les élèves vinrent un jour interroger Rabbi Baruch : « Comment est-ce possible qu’un homme apprenne comme il faut dans le Talmud ? On y lit : Abbayé dit ceci, Rava dit cela ! C’est comme si Abbayé était d’un monde et Rava d’un autre monde. Comment recevoir les deux ensemble et apprendre d’eux ? » Le Tsaddiq fit cette réponse : « Qui veut recevoir les paroles d’Abbayé, il lui faut d’abord accrocher son âme à celle d’Abbayé et se laisser tirer par elle ; alors il apprendra les paroles dans leur vérité, telles qu’Abbayé lui-même les prononce. Et si après cela, il veut recevoir les paroles de Rava, il faut qu’il accroche son âme à celle de Rava et se laisse tirer par elle. Voilà ce qu’il faut entendre quand on lit ce qui est dit dans le Talmud: “Si quelqu’un prononce une parole au nom de celui qui l’a prononcée le premier, les lèvres de celui-là recommencent à bouger dans sa tombe.” Comme les lèvres du maître mort bougent alors ses propres lèvres. 


Voilà un texte immense sur la manière dont il faut se forcer à lire les auteurs face à qui nous ne sommes pas réceptifs, ou face à qui, sans savoir pourquoi, presque instinctivement, nous avons une certaine aigreur. 
Sachez que je ne vous reproche pas cette antipathie que vous avez visiblement pour Heidegger. Nous en avons tous (j'ai ce genre d'antipathie pour Victor Hugo ou Sartre, par exemple). J'essaie juste de vous encourager à être plus juste vis-à-vis de lui.

descriptionLa controverse de Davos. EmptyRe: La controverse de Davos.

more_horiz
Desassocego a écrit:
Vous exagérez... Car même si durant cette conférence franco-allemande les discussions ont pu être agitées, Cassirer et Heidegger n'ont jamais été rivaux, et ils ont entretenu une relation plutôt amicale. Heidegger n'avait pas caché en 1928 son admiration pour La pensée mythique.
Du reste l'entrée au panthéon des grands philosophes pour Heidegger doit être datée en 1927 avec Être et temps, et non en 1929 par sa participation "ampoulée" à cette conférence.

Exagérer n'est pas un mal quand il s'agit de proposer de sortir du cadre, et puis c'est amusant. Quant à leur amitié cordiale, elle vole en éclats quelques années plus tard avec le nazisme de Heidegger et l'exil de Cassirer (rappelons qu'il était juif).

A Davos, Heidegger fascine et s'impose, c'est le début d'un mythe. D'ailleurs, ce colloque est présenté en des termes mythiques qui ont bien établi la légende de Heidegger, lequel a connu le succès que l'on sait au détriment de cette autre génération dépassée. Heidegger était redouté par les néo-kantiens, et ils avaient raison puisqu'à la fin de la passe d'arme tout le monde est abasourdi par ce qui vient de se produire en philosophie (on parle d'événement, comme s'il y avait un avant et un après). Plus globalement, cette controverse est très importante puisqu'elle met face à face deux courants antinomiques : l'humanisme et l'anti-humanisme. Quand on voit ce qui se passera après, politiquement et philosophiquement (le triomphe de cet anti-humanisme), on peut à raison considérer que c'est un tournant décisif et prendre le couple Cassirer-Heidegger pour les grands représentants de leur temps, dont l'opposition a quelque chose de significatif pour la pensée et son histoire (au même titre que Voltaire et Rousseau par exemple).
Un témoignage anonyme a écrit:
C’était comme si un éclair gigantesque fendait le ciel sombre (…) Les choses du monde étaient là, ouvertes, dans une clarté presque douloureuse. (…) Il n’était pas question d’un « système », mais de l’existence. Lorsque je quittais l’amphithéâtre, j’étais muet de stupeur. Il me semblait avoir entrevu le fondement du monde

Je ne propose pas une théorie du complot. Dans les faits, c'est un affrontement qui marque une rupture et confirme le succès de Heidegger (depuis 1927). L'importateur de sa philosophie en France (où elle aura un si grand retentissement !), Lévinas, a d'ailleurs été bluffé lui aussi par la nouveauté et la puissance de cet allemand. On peut donc supposer que c'est le début d'une nouvelle ère.

Je souhaiterais cependant des éclaircissements sur l'enjeu de l'affrontement, afin de mieux saisir son importance et savoir comment mieux évaluer les doctrines exprimées pour mieux savoir quoi faire, aujourd'hui, de ces pensées et de leurs héritages. Il ne s'agit pas plus d'être heideggerien que "cassirien" (si ce termine existe), mais de se montrer critique, d'aller au-delà (sans forcément tout rejeter !).

Desassocego a écrit:
Vous posez cette question comme si cette conférence avait signé l'arrêt de mort de la pensée de Cassirer. Qu'est-ce qui vous mène à penser cela ?

C'est l'impression que cela donne, et je l'expose à dessein, afin de savoir si elle est correcte ou non. Vous dites vous-même que Davos est la rencontre de deux traditions, de deux générations s'affrontant pour asseoir la légitimité de leur orientation pour l'avenir. Or cela ressemble à une sorte de parricide tant Heidegger semble avoir gagné la partie. Le néo-kantisme est resté confidentiel après cela sur la scène internationale. Et si l'on suppose qu'il existe une sorte de progrès en philosophie (je ne dis pas que j'y souscris) alors la victoire du jeune Heidegger sur son aîné semble significative : c'est la fin d'un monde, un monde perdu attaché à Kant, et le début d'un nouveau qui ne reviendra pas en arrière (l'existentialisme triomphant est, malgré les déformations humanistes, une consécration qui finit par installer définitivement Heidegger comme une référence incontournable en philosophie).

Je ne reproche pas à Heidegger d'être un grand philosophe, d'être plus original (il sort du kantisme avec force et fracas, c'est une nouvelle révolution intellectuelle), toutefois je trouve dommage que Cassirer soit resté dans l'ombre, car je ne le pense pas dépassé. La question philosophique étant : une approche philosophique telle que celle de Cassirer peut-elle survivre à la pensée de Heidegger (plus largement répandue et ayant influencé ce qui se pense aujourd'hui) ? Si l'on peut critiquer Heidegger, est-ce par Cassirer et l'alternative passe-t-elle par lui ? Par exemple : peut-on penser après les critiques de Heidegger quelque chose comme une science ? C'était plutôt ce genre de questions que j'avais en tête (et non pas d'intenter un procès pour accuser Heidegger d'avoir volontairement réduit au silence Cassirer).

En outre, il me semble que si le point de divergence concerne l'imagination, il n'est pas évident que les deux penseurs soient si éloignés : l'imagination que défend Heidegger peut aussi être acceptée par Cassirer, et on peut se demander si elle entraîne bien le rejet de la raison ou de sa primauté. De plus, Cassirer peut compléter Heidegger en indiquant son orientation culturelle et sociale, qui permet de sortir d'un éventuel écueil auquel se confronte le Dasein s'il apparaît, en occultant la société, "pauvre en monde" (pour reprendre, en un autre sens, une formule de Heidegger).

Desassocego a écrit:
1) Heidegger n'est certainement pas anti-humaniste

Première nouvelle ! Et la Lettre sur l'humanisme ? Elle qui a été si influente auprès des représentants de la "French theory" et qui réfutait Sartre... On pourra toujours dire que Heidegger est humaniste d'une autre façon, nouvelle, la sienne (pas celle qui a eu cours jusque chez Cassirer), mais il reste opposé à la science, à la logique, à la subjectivité, à la modernité et au progrès, etc. Heidegger n'est pas l'héritier des Lumières, c'est plutôt leur adversaire acharné. Il a beau conserver les noms (liberté, sujet, etc.), il ne parle plus de la même chose. Donc non, il n'est pas humaniste. N'y voyez pas un jugement de valeur de ma part : c'est un fait. Cela répond également à votre second point.

Desassocego a écrit:
la manière de parler de Heidegger n'est pas un jargon poétique destiné à tromper les uns et à épater les autres

On peut toutefois se le demander, en tout cas se demander si cela ne fonctionne pas ainsi en dépit des intentions. Il est de plus légitime de critiquer cette utilisation du langage. Le Cercle de Vienne a dès le début rejeté la philosophie de Heidegger pour son manque de clarté.

Desassocego a écrit:
Aussi, quand vous critiquez Heidegger, vous n'avez si j'ose dire pas le droit de le faire seulement avec les outils de la tradition philosophique, pour la simple raison que c'est une injustice envers le grand penseur qu'il est indéniablement.

Cela pose surtout le problème suivant : pour critiquer, doit-on le faire dans les termes du penseur, au sein de sa pensée ? (Notez que j'ai précisé en ouverture que j'en étais arrivé à tel point de ma compréhension et que si je poste des questions c'est bien pour être repris, complété, corrigé, etc.)

Desassocego a écrit:
Et si vous jugez Heidegger avec les lunettes de la tradition, vous ne pourrez jamais comprendre pleinement ce que Heidegger dit et pense, vous serez toujours en dehors de lui

Pour autant que je ne reste pas heideggero-centré, il ne me semble pas lui opposer la tradition. Je n'ai pas dit que Heidegger avait tort parce qu'il destituait le sujet cartésien de sa toute-puissance. Je partage cette critique. En revanche, Heidegger oublie quelque chose de fondamental, et c'est pourquoi je parle d'abstraction chez lui : c'est que, comme on peut le considérer avec les Lumières, l'homme vit en société et au sein d'une ou plusieurs cultures. Ce qu'il ne prend pas du tout ou pas suffisamment en compte.

Pour l'anecdote, à valeur de critique, Lukacs considérait que le Dasein et l'existentialisme en général relevaient de visions du monde issues du capitalisme, qu'au fond le malaise du solitaire coupé d'un monde angoissant en recherche d'authenticité n'était que le résultat de l'aliénation des temps modernes. Je pense que cela se défend et rend compte, peut-être et sans amertume, d'une limite à la pensée de Heidegger chez qui le sujet conçu comme relationnel peut sembler en prise avec l'abstraction primordiale de l'être et avec rien d'autre. Je pousse les choses un peu à l'extrême, justement pour insister sur des tendances caractéristiques. (Je renvoie aussi à Anders.)

Desassocego a écrit:
il est si difficile de trouver un vrai critique, c'est-à-dire quelqu'un qui est intime à l'œuvre sans pour autant être aveuglé par la fascination qu'elle exerce.

Je lis désormais Heidegger sans fascination (et le moins possible, je l'avoue : mes narines nietzschéennes se bouchent !).

Toujours est-il que comprendre un auteur n'implique pas de rester passif face à ce qu'il énonce. Plus kantien que heideggerien, je reste avant tout critique. On pourra toujours me rétorquer : mais en amont vous avez tout compris de travers. C'est possible. Sauf que si vous me demandez de restituer les thèses de Heidegger, ses idées fondamentales, je crois pouvoir le faire (car de Heidegger je connais bien le minimum). On doit cependant pouvoir, à mon avis, resituer ces thèses dans un champ philosophique global. Or il est important de voir (cela a des conséquences) que Heidegger n'occupe pas les mêmes places, n'a pas les mêmes objets d'étude, que Marx ou Arendt. Cela peut lui être opposé : peut-être manque-t-il quelque chose... Si je me permets une analyse personnelle, c'est d'abord en partant d'un tel constat.

Desassocego a écrit:
Voilà un texte immense sur la manière dont il faut se forcer à lire les auteurs face à qui nous ne sommes pas réceptifs, ou face à qui, sans savoir pourquoi, presque instinctivement, nous avons une certaine aigreur.

Heidegger ne me provoque pas d'aigreur, juste quelques maux d'estomac ! Trêve de plaisanterie... Vous oubliez tout de même que penser contre c'est toujours penser avec, puisque en rapport à. Sans Heidegger il n'y a pas grand-monde. Mais si on lit Derrida ou Castoriadis, alors il devient difficile de ne pas voir les limites de sa pensée. Rendre justice c'est aussi continuer l'effort de penser et le prolonger jusqu'à une éventuelle rupture.

descriptionLa controverse de Davos. EmptyRe: La controverse de Davos.

more_horiz
Silentio a écrit:
Le néo-kantisme est resté confidentiel après cela sur la scène internationale. Et si l'on suppose qu'il existe une sorte de progrès en philosophie (je ne dis pas que j'y souscris) alors la victoire du jeune Heidegger sur son aîné semble significative : c'est la fin d'un monde, un monde perdu attaché à Kant, et le début d'un nouveau qui ne reviendra pas en arrière

Il est vrai que le néo-kantisme, alors dominant dans le milieu universitaire, fut en quelque sorte renversé par l'existentialisme. Et Heidegger a plus que certainement contribué à ce renversement. Toutefois je me demande : comment le néo-kantisme a-t-il pu, encore dans les années 20, dominé l’intelligentsia ? Entre Marx, Nietzsche, Husserl, Bergson, il y avait depuis le milieu du XIXe siècle une matière importante susceptible de balayer tout "retour à Kant" (devise du néo-kantisme). Comment les néo-kantiens ont-ils pu résister aussi longtemps ? Est-ce parce que Marx, Nietzsche et les autres étaient en marge de l'université, ou trop peu lus, ou trop peu connus ? Pourtant Nietzsche était, à l'aube du XXe siècle, déjà publié en Œuvres complètes dans de nombreux pays d'Europe. Les universitaires n'ont-ils donc pas été secoués par le raz-de-marée Par-delà bien et mal ?

Nietzsche, PBM, Chapitre premier, §11 a écrit:
il est enfin temps de remplacer la question de Kant : « Comment les jugements synthétiques a priori sont-ils possibles ? » par une autre question : « Pourquoi la croyance en de pareils jugements est-elle nécessaire ? » C’est-à-dire qu’il est enfin temps de comprendre que, pour la conservation des êtres de notre espèce, ces jugements doivent être tenus pour vrais, ce qui ne les empêcherait d’ailleurs pas d’être des jugements faux. Ou, pour parler plus clairement, pour dire les choses grossièrement et radicalement : les jugements synthétiques a priori ne devraient pas du tout être « possibles ». Nous n’avons aucun droit sur eux, dans notre bouche ce ne sont que des jugements faux. Cependant, il était nécessaire qu’ils fussent tenus pour vrais, telle une croyance de premier plan, comme un aspect qui fait partie de l’optique même de la vie. — Et, pour tenir compte enfin de l’énorme influence exercée dans toute l’Europe par la « philosophie allemande » — j’espère que l’on comprendra son droit aux guillemets, — on ne saurait douter qu’une certaine virtus dormitiva y ait participé : on était ravi, parmi les nobles désœuvrés de toutes les nations, moralistes, mystiques, artistes, chrétiens aux trois quarts et obscurantistes politiques : ravi de posséder, grâce à la philosophie allemande, un contrepoison pour combattre le sensualisme tout-puissant qui, du siècle dernier, avait débordé dans celui-ci, bref — « sensus assoupire »…


Nietzsche, PBM, Chapitre six, §204 a écrit:
Au risque de voir, ici aussi, l’habitude de moraliser se trahir pour ce qu’elle fut toujours — une manière intrépide de montrer ses plaies, selon l’expression de Balzac — j’oserais m’élever contre une inconvenante et funeste interversion de rangs qui, aujourd’hui, sans qu’on le remarque et comme à bon escient, menace de s’établir entre la science et la philosophie. Je pense que, fort de son expérience — expérience signifie toujours, n’est-ce pas, triste expérience ? — on doit avoir le droit de dire son mot dans cette haute question de la hiérarchie, pour ne point parler des couleurs comme un aveugle, ou, comme les femmes et les artistes, parler contre la science. (« Oh ! cette maudite science, soupirent l’instinct et la pudeur des femmes et des artistes, elle arrive toujours à se rendre compte ! » —) La déclaration d’indépendance de l’homme scientifique, son émancipation de la philosophie, voilà les plus subtils produits de l’ordre et du désordre démocratiques ! La présomption et la glorification de soi sont aujourd’hui partout chez le savant en pleine floraison printanière, par quoi il ne faudrait pas entendre que la louange de soi ait bonne odeur. « Plus de maîtres ! » c’est encore le cri de l’instinct plébéien, et la science, après s’être défendue avec un succès éclatant de la théologie dont elle fut trop longtemps la « servante », s’avise maintenant, avec une absurde arrogance, de faire la loi à la philosophie et essaye, à son tour, de jouer au « maître » — que dis-je ! au philosophe. Ma mémoire — la mémoire d’un homme de science, avec votre permission ! est farcie de naïvetés orgueilleuses qu’il m’a été donné de surprendre, au sujet de la philosophie et des philosophes, dans la bouche des jeunes naturalistes et des vieux médecins (sans parler des plus cultivés et des plus présomptueux de tous les savants, les philologues et les pédagogues qui possèdent ces deux qualités par la grâce de leur profession —). Tantôt c’était le spécialiste, l’homme à l’horizon restreint, qui se mettait instinctivement en défense contre toute tâche et toute aptitude synthétiques ; tantôt c’était le laborieux travailleur qui avait respiré un parfum d’oisiveté dans l’économie morale du philosophe, ainsi qu’un certain sybaritisme distingué, et qui s’en serait cru lésé et amoindri. Tantôt encore, c’était l’aveuglement de l’utilitaire qui ne voyait dans la philosophie qu’une série de systèmes réfutés et une prodigalité qui ne « profitait » à personne. Tantôt aussi surgissait la crainte d’un mysticisme déguisé et d’une traîtreuse limitation de la connaissance, ou bien c’était le mépris de certains philosophes qui, involontairement, se changeait en un mépris général embrassant toute la philosophie. Enfin, le plus souvent je trouvais chez le jeune savant, sous le dédain orgueilleux de la philosophie, la mauvaise influence d’un seul philosophe à qui l’on avait bien refusé toute obéissance quant à ses vues générales, mais sans échapper à la tyrannie de son appréciation dédaigneuse des autres philosophes. Et le résultat de cet état d’esprit se traduisait par un mauvais vouloir général à l’égard de toute philosophie. (Telle me semble, par exemple, l’influence tardive de Schopenhauer sur la nouvelle Allemagne. Par sa rage inintelligente contre Hegel, il est arrivé à séparer la dernière génération d’Allemands de son lien avec la culture allemande, culture qui, tout bien examiné, avait produit une élévation et une subtilité divinatoire de l’esprit historique. Mais sur ce chapitre Schopenhauer était pauvre, irréceptif et anti-allemand jusqu’au génie.) Tout bien considéré, et si l’on envisage les choses au point de vue général, il se peut que ce soit avant tout le côté « humain, trop humain », c’est-à-dire la pauvreté des philosophes modernes qui ait nui le plus radicalement au respect de la philosophie et ouvert la porte aux instincts plébéiens. Qu’on se rende donc compte combien notre monde moderne est éloigné de celui des Héraclite, des Platon, des Empédocle et de tous ces solitaires de l’esprit, superbes et royaux, et combien un brave homme de science se sent aujourd’hui, à bon droit, de meilleure naissance et d’espèce plus noble, en face de ces représentants de la philosophie qui aujourd’hui, grâce à la mode, tiennent le haut et le bas du pavé— je cite par exemple en Allemagne ces deux lions de Berlin, l’anarchiste Eugène Dühring et l’amalgamiste Édouard de Hartmann. C’est surtout le spectacle de ces philosophes du mêli-mêlo — ils s’appellent « philosophes de la réalité » ou « positivistes » — qui est capable de jeter une dangereuse méfiance dans l’âme d’un savant jeune et ambitieux. Ceux-là sont, tout au plus, des savants et des spécialistes, c’est de la plus parfaite évidence ! Tous, tant qu’ils sont, ressemblent à des vaincus, ramenés sous le joug de la science, ce sont des gens qui, autrefois, ont aspiré à obtenir davantage d’eux-mêmes, sans avoir un droit à ce « davantage » et à la responsabilité qu’il comporte. Mais ils représentent maintenant, tels qu’ils sont, honorables, rancuniers et vindicatifs, en parole et en action, l’incrédulité au sujet de la tâche directrice et de la suprématie qui incombent à la philosophie. Et comment saurait-il en être autrement ? La science est aujourd’hui florissante, la bonne conscience, qui est la science, est écrite sur son visage, tandis que cet abaissement où est tombée peu à peu toute la nouvelle philosophie, ce qui reste aujourd’hui de philosophie, s’attire la méfiance et la mauvaise humeur, sinon la raillerie et la pitié. La philosophie, réduite à la « théorie de la connaissance », n’est plus, en réalité, qu’une timide abstinence et une théorie de tempérance, une philosophie qui reste sur le seuil et se refuse rigoureusement le droit d’entrer — c’est la philosophie à toute extrémité, c’est une fin, une agonie, quelque chose qui fait pitié. Comment une telle philosophie pourrait-elle donc… dominer ?


Les néo-kantiens seraient-il parvenus à faire la sourde oreille face à ces propos (qui ne sont pas isolés, tant on en trouve des échos dans les plus grandes œuvres de Nietzsche). Je ne connais pas bien le néo-kantisme (et donc corrigez-moi si je fais erreur) mais je crois que Nietzsche ici les vise, puisque c'est le néo-kantisme qui, face à une prétendue mort de la philosophie et prodigieuse floraison de la science, a orienté la tâche de la philosophie vers la théorie de la connaissance, allant peut-être jusqu'à soumettre la philosophie à la science (selon les propos de Nietzsche ci-dessus). On voit donc que la philosophie n'a pas attendu Heidegger pour s'en prendre au néo-kantisme, et les critiques faites par Heidegger aux néo-kantiens avaient déjà un puissant écho chez Nietzsche. Je repose donc ma question : comment les néo-kantiens pouvaient encore tenir si bien debout jusqu'aux années 30 ?

Quant à la position de Heidegger par rapport au néo-kantisme, il est important de préciser que sa critique vise le "néo" et non le "Kant", puisque pour Heidegger le salut de la philosophie ne saurait être un quelconque "retour". On ne sauve pas un revenant dans le passé, mais, passant par lui, en étant tendu vers l'avenir. 

Silentio a écrit:
toutefois je trouve dommage que Cassirer soit resté dans l'ombre, car je ne le pense pas dépassé. 

L'a-t-il vraiment été ? Je veux dire : il est encore beaucoup lu et publié. Parmi les néo-kantiens, je pense qu'il est un de ceux qui a le mieux "survécu". Et ni l'imposante présence de Heidegger (à partir de 27) ni son exil (à partir de 33) ne l'ont empêché de continuer son œuvre. 

Silentio a écrit:
La question philosophique étant : une approche philosophique telle que celle de Cassirer peut-elle survivre à la pensée de Heidegger (plus largement répandue et ayant influencé ce qui se pense aujourd'hui) ? 

Je répondrais oui, car l'influence conséquente de Heidegger sur la philosophie n'a jamais empêché les autres philosophes d'avoir leur voix propre et de trouver des échos dans le monde contemporain (que ce soit Platon, Spinoza, Nietzsche ou d'autres encore). 

Silentio a écrit:
Par exemple : peut-on penser après les critiques de Heidegger quelque chose comme une science ? 

Qu'est-ce qui pourrait empêcher de penser la science après Heidegger ? De quelles critiques parlez-vous exactement ? Je vous pose ces deux questions en toute innocence, puisque je connais assez peu cet aspect de la pensée de Heidegger. 

Silentio a écrit:
Desassocego a écrit:
Heidegger n'est certainement pas anti-humaniste

Première nouvelle ! Et la Lettre sur l'humanisme ? Elle qui a été si influente auprès des représentants de la "French theory" et qui réfutait Sartre... On pourra toujours dire que Heidegger est humaniste d'une autre façon, nouvelle, la sienne (pas celle qui a eu cours jusque chez Cassirer), mais il reste opposé à la science, à la logique, à la subjectivité, à la modernité et au progrès, etc. Heidegger n'est pas l'héritier des Lumières, c'est plutôt leur adversaire acharné. Il a beau conserver les noms (liberté, sujet, etc.), il ne parle plus de la même chose. Donc non, il n'est pas humaniste. N'y voyez pas un jugement de valeur de ma part : c'est un fait. Cela répond également à votre second point.

Puisque vous évoquez à juste titre la Lettre sur l'humaniste, autant la citer pour voir ce qu'il en est :
Heidegger, Lettre sur l'humanisme a écrit:
Dans quelle autre direction "le souci" va-t-il, que dans celle où il s'agit de ramener à nouveau l'être humain dans son aître ? Qu'est-ce que cela veut dire d'autre que de rendre l'homme (homo) humain (humanus) ? Ainsi l'humanisme demeure-t-il bien ce qui tient à cœur à cette pensée ; car voilà ce qu'est l'humanisme : être pensivement sensible et veiller à ce que l'être humain soit humain et non pas inhumain, "privé de son humanité", c'est-à-dire hors de son aître. 
Mouvement de recadrage, si l'on peut dire, plus que d'opposition. Heidegger n'est donc pas anti-humaniste, et c'est se gêner dans la compréhension de ce qu'il dit que de penser ainsi. 

Silentio a écrit:
Desassocego a écrit:
la manière de parler de Heidegger n'est pas un jargon poétique destiné à tromper les uns et à épater les autres

On peut toutefois se le demander, en tout cas se demander si cela ne fonctionne pas ainsi en dépit des intentions. Il est de plus légitime de critiquer cette utilisation du langage. Le Cercle de Vienne a dès le début rejeté la philosophie de Heidegger pour son manque de clarté.

On peut se le demander, mais pour cela il faut le soupçonner. Autrement dit, il faut présupposer, en le lisant, qu'il s'agit peut-être d'un jargon obscur et d'une entreprise d'enfumage. Exactement comme ceux qui disent qu'il n'y a rien à comprendre ni à tirer de la poésie parce qu'elle est un langage incompréhensible. Je vous renvoie au chapitre II de l'introduction d'Être et temps, où Heidegger dit bien que pour penser hors de la tradition, il est nécessaire de parler en dehors d'elle aussi. Heidegger n'avait pas d'autre choix (pour mener à bien son entreprise) que d'inventer une nouvelle langue pour la philosophie. Du reste il s'est expliqué à de nombreuses reprises sur sa manière de parler, et ses traducteurs offrent également un vrai témoignage de cette difficulté à entrer dans cette langue si originale (je dis "vrai témoignage" afin de les distinguer de ceux qui n'ont pas fait l'effort pour entrer dans cette difficulté)
Quoi qu'il en soit, et comme pour les poètes, il y a deux sortes de lecteurs de Heidegger : ceux qui, face à l'étrangeté du langage, préfèrent soupçonner que ce n'est rien qu'une manière de cacher des inepties ou une malhonnêteté inavouée, et que si le texte avait quelque chose à montrer, leur propre lampe de poche suffirait à le rendre clair ; et ceux qui, frappés par leur propre incompréhension face à ce langage à l'apparence compliquée, feront tout pour que l'éclairage vienne du texte lui-même, et ne passeront pas leur temps à reprocher à l'auteur d'écrire et de penser hors de portée de leur lampe. Bref, il y a ceux qui soupçonnent le texte (ce qui freine la compréhension) et ceux qui font confiance au texte pour dire ce qu'il a à dire (seuls ces derniers peuvent parvenir à le comprendre, et pourront donc ensuite le critiquer, le dépasser, l'éclairer, etc.)

Silentio a écrit:
En revanche, Heidegger oublie quelque chose de fondamental, et c'est pourquoi je parle d'abstraction chez lui : c'est que, comme on peut le considérer avec les Lumières, l'homme vit en société et au sein d'une ou plusieurs cultures. Ce qu'il ne prend pas du tout ou pas suffisamment en compte.

Une lecture attentive de l'Interprétation de la Seconde considération intempestive vous permettrait de saisir le rapport que Heidegger établit entre culture, subjectivité et technique.

Dernière édition par Desassocega le Mer 16 Mar 2016 - 17:37, édité 1 fois

descriptionLa controverse de Davos. EmptyRe: La controverse de Davos.

more_horiz
Desassocego a écrit:
comment le néo-kantisme a-t-il pu, encore dans les années 20, dominer l’intelligentsia ?

Je ne sais pas si l'on peut parler de domination.
Desassocego a écrit:
Entre Marx, Nietzsche, Husserl, Bergson, il y avait depuis le milieu du XIXe siècle une matière importante susceptible de balayer tout "retour à Kant" (devise du néo-kantisme).

En tout cas, Cassirer a lu tous ces auteurs et semble s'inscrire dans leur lignée quand il élabore sa philosophie des formes symboliques. Ce qu'il reste de kantien dans la théorie de la connaissance, c'est la recherche des conditions transcendantales des sciences, mais aussi le refus de la métaphysique. Mais il s'agit d'une critique de la culture, non de la raison pure. De plus, ce qui intéresse Cassirer c'est de savoir ce qu'est l'homme.  Il s'agit de comprendre l'humain à partir des formes qui constituent son monde. Foucault dira même que "nous sommes tous néo-kantiens". Je ne trouve donc pas justifié de réduire le néokantisme à l'extinction de la philosophie au profit de la science, ni d'en faire l'ennemi idiot d'un Nietzsche. Parce que, à ce jeu-là, on pourrait bien plus utiliser l'ironie de ce dernier contre Heidegger. Cassirer insiste, au contraire, sur la limitation de notre connaissance et sur la création par l'esprit de ses objets de connaissance. Il n'a aucune prétention à l'ontologie.

Desassocego a écrit:
Heidegger n'est donc pas anti-humaniste, et c'est se gêner dans la compréhension de ce qu'il dit que de penser ainsi.

C'est tout de même une philosophie où l'homme brille par son absence.

Desassocego a écrit:
il y a deux sortes de lecteurs de Heidegger : ceux qui, face à l'étrangeté du langage, préfèrent soupçonner que ce n'est rien qu'une manière de cacher des inepties ou une malhonnêteté inavouée, et que si le texte avait quelque chose à montrer, leur propre lampe de poche suffirait à le rendre clair ; et ceux qui, frappés par leur propre incompréhension face à ce langage à l'apparence compliquée, feront tout pour que l'éclairage vienne du texte lui-même, et ne passeront pas leur temps à reprocher à l'auteur d'écrire et de penser hors de portée de leur lampe. Bref, il y a ceux qui soupçonnent le texte (ce qui freine la compréhension) et ceux qui font confiance au texte pour dire ce qu'il a à dire (seuls ces derniers peuvent parvenir à le comprendre, et pourront donc ensuite le critiquer, le dépasser, l'éclairer, etc.)

Ou bien il y a ceux qui acceptent de lire, mais trouvent qu'après lecture et examen cela ne tient pas la route. Il est aussi légitime de se méfier de la rhétorique recouverte par le vocable de "poésie", dès lors qu'il n'y a pas de souci de rigueur et de précision. On pourrait très bien chercher à nous convaincre de tout et n'importe quoi en jouant avec l'équivocité du sens.
privacy_tip Permission de ce forum:
Vous ne pouvez pas répondre aux sujets dans ce forum
power_settings_newSe connecter pour répondre