(Avertissement : cet exposé est illustré par des extraits musicaux qu'il est, évidemment, fortement conseillé d'écouter. Il faut être connecté pour accéder aux hyper-liens).
Les rapports entre la musique et la philosophie ont rarement été amicaux. Tout le monde se souvient de la formule de Carnap qui qualifiait les philosophes de musiciens ratés et de celle, à peu près symétrique, de Leibniz qui considérait que le musicien est, en réalité, un mathématicien qui s'ignore. Le comble du mauvais goût a sans doute été atteint dans le traitement tout à fait méprisant que la philosophie dite "de l'âge classique" (de la fin du XVI° au milieu du XVIII° siècles) a réservé à la musique de la même époque, traitement d'autant plus paradoxal que l'esthétique baroque s'est signalée par un foisonnement créatif qui voyait l'invention, entre autres, de la cantate, de la sonate, du concerto, de l'opéra ou de la fugue comme modes d'expression, et du contrepoint, de la basse continue ou de la tonalité majeur/mineur comme techniques d'expression. Henri Bergson dans la Pensée et le Mouvant ou Francis Wolff dans pourquoi la Musique, suggèrent qu'une telle aberration tire peut-être son origine de ce que l'objet musical est, par nature, événementiel, donc évanescent, tandis que la pensée philosophique (en particulier celle du XVII° siècle) ambitionne plutôt la permanence, si ce n'est l'intemporalité. Mais une telle explication n'est pas pleinement satisfaisante dans la mesure où, à partir de l'époque des Lumières, malgré une remise en question du "ton grand seigneur jadis adopté en philosophie" comme le dit Kant, la condescendance philosophique à l'égard de la musique s'est à peine muée en respect distant, de sorte que le statut philosophique de l'événement musical n'a, au fond, guère changé. Certes, il s'est bien trouvé des philosophes qui, à l'instar de Rousseau ou de Schopenhauer, ont pris la musique comme objet philosophique à part entière, mais il s'est toujours agi, chez eux, d'analyser le concept de musique (LA musique) plutôt que de dégager la structure et la fonction de l'événement musical in concreto. Raison pour laquelle, si, depuis toujours, il s'est trouvé des philosophes capables de jouer de la musique, voire même d'en composer, si certains d'entre eux se sont enorgueillis d'être "philosophes-écrivains" ou "philosophes-plasticiens" ou encore "philosophes-architectes", il n'y a, à notre connaissance, que Nietzsche et Wittgenstein à s'être explicitement qualifiés de "philosophes-musiciens" et que Nietzsche à avoir proclamé : "mon style est une danse"(Nietzsche, Lettre à Rhode, 22 fév. 1884). Et encore, tandis que Wittgenstein écrit qu'il lui "arrive souvent de penser que le sommet qu[il] aimerai[t] parvenir à atteindre serait de composer une mélodie"(Wittgenstein, Carnets de Cambridge et de Skjolden), celui qui se présente en disant qu'"au fond, [il n'est] peut-être qu'un vieux musicien ambulant"(Nietzsche, Fragments Posthumes, xiv) en a-t-il, de fait, composé plusieurs, notamment cet Hymnus an das Leben, un hymne à la vie ! Aussi allons-nous tâcher d'expliquer ce que veut dire Nietzsche lorsqu'il écrit : "combien peu de chose il faut pour le bonheur ! Le son d’une cornemuse. — Sans musique la vie serait une erreur [ohne Musik wäre das Leben ein Irrtum]"(Nietzsche, le Crépuscule des Idoles). Ce faisant, nous comprendrons peut-être mieux pourquoi la philosophie et la musique ont, décidément, aussi peu d'affinités réciproques. So, let's face the Music and Dance !
Commençons par admettre avec Aristote que "l’homme est naturellement un animal politique [zôon politikon] destiné à vivre dans une Cité et que celui qui, par sa nature et non par l’effet de quelque circonstance, ne fait partie d’aucune Cité [polis], est une créature dégradée ou supérieure à l’homme"(Aristote, Politique, I, 1252b) dans le sens où "ce n’est pas seulement en vue de vivre, mais en vue de vivre bien, qu’on s’assemble en une Cité, sinon il existerait aussi une Cité d’animaux"(Aristote, Politique, III, 1280a). Autrement dit, le propre de l’homme, ce qui fait de lui un "animal politique", c’est sa perfectibilité, disposition qui l’incline non seulement à vivre comme les animaux ou les végétaux, mais à vivre bien ou, pour le moins, le mieux possible. Une telle disposition, spécifiquement humaine, au perfectionnement, est la tendance spontanée que nous avons tous à cultiver notre donné naturel, pour ainsi dire, qu’il soit à l’extérieur de nous (e.g. cultiver la terre) ou à l’intérieur de nous (e.g. cultiver sa mémoire). Au sens d’Aristote ou de Rousseau, ce que nous appelons aujourd’hui la culture fait donc partie de notre donné naturel. Or, si tel est le cas, alors, il doit y avoir des indices, eux aussi naturels du degré de perfectionnement et, symétriquement, du degré de dégradation auxquels nous parvenons. Car, comme le dit Aristote, "la nature [phusis, ce vers quoi tend un être, la forme qui est tirée de sa matière] ne fait rien en vain"(Aristote, Politique, I, 1253a). Pour Spinoza, ces indices naturels d’humanisation et, parfois hélas aussi, de déshumanisation, résident dans les affects : "par affect [affectum], j'entends les affections [affectiones] du corps par lesquelles la puissance d’agir de ce corps est augmentée ou diminuée, aidée ou contrariée et en même temps les idées de ces affections"(Spinoza, Éthique, III, déf.3). En ce sens, toute vie humaine est affectée par le désir, "c’est-à-dire l’effort par lequel l’homme s’efforce de persévérer dans son être"(Spinoza, Éthique, IV, 18). Donc, si "le Désir [cupiditas] est l’essence même de l’homme en tant qu’on la conçoit comme déterminée par suite d’une quelconque affection d’elle-même, à faire quelque chose, […] la Joie est le passage de l’homme d’une moindre perfection à une plus grande [et] la Tristesse est le passage de l’homme d’une plus grande perfection à une moindre"(Spinoza, Éthique, III, 59, déf. des affects). Bref, tous les affects humains, en tant qu’ils résultent toujours, in fine, d’un désir satisfait ou d’un désir insatisfait se réduisent, de facto, à de la joie ou à de la tristesse : "parmi [les affections par lesquelles la puissance d’agir du corps, et donc aussi la puissance de penser de l’esprit, est augmentée ou diminuée], il n’en est pas qui se rapportent à la Joie ou à la Tristesse"(Spinoza, Éthique, III, 59). Certes, toute vie, qu’elle soit ou non humaine, pourrait se décrire en ces termes. Car, homme ou pas, tout être vivant "se conduit en toutes choses suivant la passion dont il est affecté"(Spinoza, Éthique, III, 2) dans le sens où "la force par laquelle [tout être] persévère dans son existence [étant] limitée et surpassée infiniment par la puissance des causes extérieures, […] il s’ensuit qu'[il] est nécessairement toujours soumis aux passions, c’est-à-dire qu’il suit l’ordre commun de la Nature, qu’il y obéit et qu’il s’y adapte autant que la nature des choses l’exige"(Spinoza, Éthique, IV, 4). En particulier, tout être humain reste donc, comme tout être en général, déterminé dans une très large mesure à exister et à se comporter en fonction de la contingence de ses rencontres, favorables c’est-à-dire joyeuses, ou défavorables autrement dit tristes. Toutefois, que l’être humain soit un animal "politique" enclin à vivre le mieux possible suppose néanmoins une aptitude à préférer intentionnellement se procurer de la joie plutôt que de la tristesse et, par conséquent, à élaborer des stratégies plus ou moins compliquées afin de maximiser ses chances de viser celle-là en évitant celle-ci. Or, les moyens matériels qu’il se donne dans ces stratégies, voilà précisément, ce que nous appelons l’art.
Revenons donc à Aristote pour constater que "tout art [tekhnè] tend à produire [...] quelques unes des choses qui peuvent indifféremment être ou ne pas être [...] l’art ne se rapporte point aux choses qui existent nécessairement [...] car toutes les choses de cet ordre ont déjà en elles-mêmes le principe de leur existence"(Aristote, Éthique à Nicomaque, VI, 1140a). Les choses qui "ont déjà en elles-mêmes le principe de leur existence", ce sont les choses naturelles. Tandis que "l’art imite la nature [hè tekhnè mimeïtaï tèn phusin]"(Aristote, Physique, II, 194b), c’est-à-dire, en fait, la supplée, lorsqu’il s’agit de produire des choses non-naturelles, c'est-à-dire des choses qui pourraient ne pas être dans la mesure où leur raison d’être n’est pas l’existence nécessaire (physico-biologique) mais le mieux-être contingent (politique) de l’homme. Cela dit, de même que la nature "produit" les conditions de l’existence en général et de l’existence biologique en particulier, de même "tout art [tekhnè], quel qu’il soit, tend à produire. Ses efforts, sa recherche des principes n’ont jamais qu’un seul but : c’est de faire naître quelque chose […] dont le principe est uniquement dans celui qui produit et non point dans la chose qui est produite"(Aristote, Éthique à Nicomaque, VI, 1140a-b). La fonction de l’art est donc clairement de créer les conditions matérielles du mieux-être humain au-delà de la simple existence physique et au-delà de la simple vie biologique. Et c’est bien parce que son principe réside dans son producteur humain et non dans la nature que "l’art [tekhnè] est un certain mode d’existence orienté vers une production dirigée par des règles correctes, alors que le défaut d’art est au contraire ce même mode d’existence conduit seulement par des règles incorrectes"(Aristote, Éthique à Nicomaque, VI, 1140a-b). Bref, "l’art est une disposition productive accompagnée de rationalité [hexis poïètikè meta logou]"(Aristote, Éthique à Nicomaque, VI, 1140a), la rationalité n’étant, ici, rien d’autre que l’ensemble des règles stratégiques que le producteur humain met en œuvre afin de maximiser ses chances que sa production lui permette de vivre mieux, "car la vie humaine se définit, non point par la circulation du sang et les différentes autres fonctions du règne animal, mais surtout par la raison"(Spinoza, Traité Politique, v). Désirer être heureux, tel est, pour Aristote ou Spinoza, la grande affaire de la rationalité, c’est la perfection ou la vertu proprement humaine : "être capable de juger et de vouloir comme il convient les choses qui, pour lui, peuvent être bonnes et utiles […] c’est-à-dire contribuer à sa vertu et à son bonheur"(Aristote, Éthique à Nicomaque, VI, 1140a), car "la Raison ne demande rien qui soit contre la Nature, elle demande donc que chacun s’aime soi-même, cherche l’utile propre, ce qui est réellement utile pour lui, désire tout ce qui conduit réellement l’homme à une perfection plus grande"(Spinoza, Éthique, IV, 18). C’est que, d’une manière générale, "plus nous sommes affectés d'une plus grande joie, plus nous passons à une perfection plus grande, c'est-à-dire qu'il est d'autant plus nécessaire que nous participions de la nature divine. C'est pourquoi, user des choses et y prendre plaisir autant qu'il se peut (non certes jusqu'au dégoût, car ce n'est plus y prendre plaisir) est d'un homme sage. C'est d'un homme sage, dis-je, de se réconforter et de réparer ses forces grâce à une nourriture et des boissons agréables prises avec modération, et aussi grâce aux parfums, au charme des plantes verdoyantes, de la parure, de la musique, des jeux du gymnase, des spectacles, etc., dont chacun peut user sans faire tort à autrui. Le corps humain, en effet, est composé d'un très grand nombre de parties de nature différente, qui ont continuellement besoin d'une alimentation nouvelle et variée, afin que le corps dans sa totalité soit également apte à tout ce qui peut suivre de sa nature, et par conséquent que l'esprit soit aussi également apte à comprendre plusieurs choses à la fois. C'est pourquoi cette ordonnance de la vie est parfaitement d'accord et avec nos principes et avec la pratique commune"(Spinoza, Éthique, IV, 45). La rationalité, cette sagesse pratique qui nous fait désirer ce qui est réellement utile à une existence authentiquement humaine et qui, pour cela, nous procure plus ou moins de joie (ou bonheur), n’est donc pas un état définitif et absolu accessible seulement à une élite intellectuelle, mais, tout au contraire, un état dynamique et relatif qui nous concerne tous pour peu que nous nous y employions avec art, c’est-à-dire à travers des activités intentionnellement orientées vers notre mieux-être (ou perfectionnement). Spinoza donne quelques exemples : "se réconforter et de réparer ses forces grâce à une nourriture et des boissons agréables prises avec modération, et aussi grâce aux parfums, au charme des plantes verdoyantes, de la parure, de la musique, des jeux du gymnase, des spectacles, etc.". Ces exemples montrent aussi que Spinoza, comme Aristote, prennent le terme "art" lato sensu, au sens général d’activité productrice guidée par des règles et qui vise le mieux-être humain en général. En ce sens, l'art est, d'emblée, investi d'une fonction éthique. Mais, intéressons-nous maintenant au sous-ensemble qui comprend, chez Spinoza, la musique et les spectacles et qui constitue un sens restreint du terme "art", celui que la philosophie des Lumières (en particulier celle de Kant) va progressivement lui imposer.
(à suivre ...)
Commençons par admettre avec Aristote que "l’homme est naturellement un animal politique [zôon politikon] destiné à vivre dans une Cité et que celui qui, par sa nature et non par l’effet de quelque circonstance, ne fait partie d’aucune Cité [polis], est une créature dégradée ou supérieure à l’homme"(Aristote, Politique, I, 1252b) dans le sens où "ce n’est pas seulement en vue de vivre, mais en vue de vivre bien, qu’on s’assemble en une Cité, sinon il existerait aussi une Cité d’animaux"(Aristote, Politique, III, 1280a). Autrement dit, le propre de l’homme, ce qui fait de lui un "animal politique", c’est sa perfectibilité, disposition qui l’incline non seulement à vivre comme les animaux ou les végétaux, mais à vivre bien ou, pour le moins, le mieux possible. Une telle disposition, spécifiquement humaine, au perfectionnement, est la tendance spontanée que nous avons tous à cultiver notre donné naturel, pour ainsi dire, qu’il soit à l’extérieur de nous (e.g. cultiver la terre) ou à l’intérieur de nous (e.g. cultiver sa mémoire). Au sens d’Aristote ou de Rousseau, ce que nous appelons aujourd’hui la culture fait donc partie de notre donné naturel. Or, si tel est le cas, alors, il doit y avoir des indices, eux aussi naturels du degré de perfectionnement et, symétriquement, du degré de dégradation auxquels nous parvenons. Car, comme le dit Aristote, "la nature [phusis, ce vers quoi tend un être, la forme qui est tirée de sa matière] ne fait rien en vain"(Aristote, Politique, I, 1253a). Pour Spinoza, ces indices naturels d’humanisation et, parfois hélas aussi, de déshumanisation, résident dans les affects : "par affect [affectum], j'entends les affections [affectiones] du corps par lesquelles la puissance d’agir de ce corps est augmentée ou diminuée, aidée ou contrariée et en même temps les idées de ces affections"(Spinoza, Éthique, III, déf.3). En ce sens, toute vie humaine est affectée par le désir, "c’est-à-dire l’effort par lequel l’homme s’efforce de persévérer dans son être"(Spinoza, Éthique, IV, 18). Donc, si "le Désir [cupiditas] est l’essence même de l’homme en tant qu’on la conçoit comme déterminée par suite d’une quelconque affection d’elle-même, à faire quelque chose, […] la Joie est le passage de l’homme d’une moindre perfection à une plus grande [et] la Tristesse est le passage de l’homme d’une plus grande perfection à une moindre"(Spinoza, Éthique, III, 59, déf. des affects). Bref, tous les affects humains, en tant qu’ils résultent toujours, in fine, d’un désir satisfait ou d’un désir insatisfait se réduisent, de facto, à de la joie ou à de la tristesse : "parmi [les affections par lesquelles la puissance d’agir du corps, et donc aussi la puissance de penser de l’esprit, est augmentée ou diminuée], il n’en est pas qui se rapportent à la Joie ou à la Tristesse"(Spinoza, Éthique, III, 59). Certes, toute vie, qu’elle soit ou non humaine, pourrait se décrire en ces termes. Car, homme ou pas, tout être vivant "se conduit en toutes choses suivant la passion dont il est affecté"(Spinoza, Éthique, III, 2) dans le sens où "la force par laquelle [tout être] persévère dans son existence [étant] limitée et surpassée infiniment par la puissance des causes extérieures, […] il s’ensuit qu'[il] est nécessairement toujours soumis aux passions, c’est-à-dire qu’il suit l’ordre commun de la Nature, qu’il y obéit et qu’il s’y adapte autant que la nature des choses l’exige"(Spinoza, Éthique, IV, 4). En particulier, tout être humain reste donc, comme tout être en général, déterminé dans une très large mesure à exister et à se comporter en fonction de la contingence de ses rencontres, favorables c’est-à-dire joyeuses, ou défavorables autrement dit tristes. Toutefois, que l’être humain soit un animal "politique" enclin à vivre le mieux possible suppose néanmoins une aptitude à préférer intentionnellement se procurer de la joie plutôt que de la tristesse et, par conséquent, à élaborer des stratégies plus ou moins compliquées afin de maximiser ses chances de viser celle-là en évitant celle-ci. Or, les moyens matériels qu’il se donne dans ces stratégies, voilà précisément, ce que nous appelons l’art.
Revenons donc à Aristote pour constater que "tout art [tekhnè] tend à produire [...] quelques unes des choses qui peuvent indifféremment être ou ne pas être [...] l’art ne se rapporte point aux choses qui existent nécessairement [...] car toutes les choses de cet ordre ont déjà en elles-mêmes le principe de leur existence"(Aristote, Éthique à Nicomaque, VI, 1140a). Les choses qui "ont déjà en elles-mêmes le principe de leur existence", ce sont les choses naturelles. Tandis que "l’art imite la nature [hè tekhnè mimeïtaï tèn phusin]"(Aristote, Physique, II, 194b), c’est-à-dire, en fait, la supplée, lorsqu’il s’agit de produire des choses non-naturelles, c'est-à-dire des choses qui pourraient ne pas être dans la mesure où leur raison d’être n’est pas l’existence nécessaire (physico-biologique) mais le mieux-être contingent (politique) de l’homme. Cela dit, de même que la nature "produit" les conditions de l’existence en général et de l’existence biologique en particulier, de même "tout art [tekhnè], quel qu’il soit, tend à produire. Ses efforts, sa recherche des principes n’ont jamais qu’un seul but : c’est de faire naître quelque chose […] dont le principe est uniquement dans celui qui produit et non point dans la chose qui est produite"(Aristote, Éthique à Nicomaque, VI, 1140a-b). La fonction de l’art est donc clairement de créer les conditions matérielles du mieux-être humain au-delà de la simple existence physique et au-delà de la simple vie biologique. Et c’est bien parce que son principe réside dans son producteur humain et non dans la nature que "l’art [tekhnè] est un certain mode d’existence orienté vers une production dirigée par des règles correctes, alors que le défaut d’art est au contraire ce même mode d’existence conduit seulement par des règles incorrectes"(Aristote, Éthique à Nicomaque, VI, 1140a-b). Bref, "l’art est une disposition productive accompagnée de rationalité [hexis poïètikè meta logou]"(Aristote, Éthique à Nicomaque, VI, 1140a), la rationalité n’étant, ici, rien d’autre que l’ensemble des règles stratégiques que le producteur humain met en œuvre afin de maximiser ses chances que sa production lui permette de vivre mieux, "car la vie humaine se définit, non point par la circulation du sang et les différentes autres fonctions du règne animal, mais surtout par la raison"(Spinoza, Traité Politique, v). Désirer être heureux, tel est, pour Aristote ou Spinoza, la grande affaire de la rationalité, c’est la perfection ou la vertu proprement humaine : "être capable de juger et de vouloir comme il convient les choses qui, pour lui, peuvent être bonnes et utiles […] c’est-à-dire contribuer à sa vertu et à son bonheur"(Aristote, Éthique à Nicomaque, VI, 1140a), car "la Raison ne demande rien qui soit contre la Nature, elle demande donc que chacun s’aime soi-même, cherche l’utile propre, ce qui est réellement utile pour lui, désire tout ce qui conduit réellement l’homme à une perfection plus grande"(Spinoza, Éthique, IV, 18). C’est que, d’une manière générale, "plus nous sommes affectés d'une plus grande joie, plus nous passons à une perfection plus grande, c'est-à-dire qu'il est d'autant plus nécessaire que nous participions de la nature divine. C'est pourquoi, user des choses et y prendre plaisir autant qu'il se peut (non certes jusqu'au dégoût, car ce n'est plus y prendre plaisir) est d'un homme sage. C'est d'un homme sage, dis-je, de se réconforter et de réparer ses forces grâce à une nourriture et des boissons agréables prises avec modération, et aussi grâce aux parfums, au charme des plantes verdoyantes, de la parure, de la musique, des jeux du gymnase, des spectacles, etc., dont chacun peut user sans faire tort à autrui. Le corps humain, en effet, est composé d'un très grand nombre de parties de nature différente, qui ont continuellement besoin d'une alimentation nouvelle et variée, afin que le corps dans sa totalité soit également apte à tout ce qui peut suivre de sa nature, et par conséquent que l'esprit soit aussi également apte à comprendre plusieurs choses à la fois. C'est pourquoi cette ordonnance de la vie est parfaitement d'accord et avec nos principes et avec la pratique commune"(Spinoza, Éthique, IV, 45). La rationalité, cette sagesse pratique qui nous fait désirer ce qui est réellement utile à une existence authentiquement humaine et qui, pour cela, nous procure plus ou moins de joie (ou bonheur), n’est donc pas un état définitif et absolu accessible seulement à une élite intellectuelle, mais, tout au contraire, un état dynamique et relatif qui nous concerne tous pour peu que nous nous y employions avec art, c’est-à-dire à travers des activités intentionnellement orientées vers notre mieux-être (ou perfectionnement). Spinoza donne quelques exemples : "se réconforter et de réparer ses forces grâce à une nourriture et des boissons agréables prises avec modération, et aussi grâce aux parfums, au charme des plantes verdoyantes, de la parure, de la musique, des jeux du gymnase, des spectacles, etc.". Ces exemples montrent aussi que Spinoza, comme Aristote, prennent le terme "art" lato sensu, au sens général d’activité productrice guidée par des règles et qui vise le mieux-être humain en général. En ce sens, l'art est, d'emblée, investi d'une fonction éthique. Mais, intéressons-nous maintenant au sous-ensemble qui comprend, chez Spinoza, la musique et les spectacles et qui constitue un sens restreint du terme "art", celui que la philosophie des Lumières (en particulier celle de Kant) va progressivement lui imposer.
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