Nietzsche écrit : « Les vibrations affectives de [l]a musique [de Wagner,] les plus secrètes vagues de cette mer schopenhauérienne de sons provoquent un choc que je sens résonner en moi, si bien que mon écoute de la musique de Wagner est une jubilante intuition, une bouleversante découverte de moi-même. » (Nietzsche, Correspondance)
Oui ... enfin ... jusqu'à ce qu'il change radicalement d'avis au sujet de Wagner et qu'il considère sa musique comme le paradigme de la perversion moderne de l’esprit dionysiaque de la musique au point d'affirmer que "
l'art de Wagner est malade. Les problèmes qu'il porte à la scène – purs problèmes d'hystérie –, ce qu'il y a de convulsif dans ses passions, sa sensibilité irritée, son goût qui réclamait toujours des épices plus fortes, son instabilité qu'il travestit en principe, et particulièrement le choix de ses héros et de ses héroïnes, ceux-ci considérés comme types physiologiques (– une galerie de malades ! –) : tout cela réuni nous présente un tableau pathologique qui ne laisse aucun doute : Wagner est un névrosé […]. D'ailleurs, Wagner est-il vraiment un homme ? N'est-il pas plutôt une maladie ? Il rend malade tout ce qu'il touche, – il a rendu la musique malade"(Nietzsche,
le Cas Wagner, v).
Cette condamnation sans réserve de l’œuvre du musicien repose, en effet, sur une analyse qui fait des opéras wagnériens, des instances de la névrose typiquement chrétienne de la contrition morale qui confesse ses péchés et espère leur rédemption : "
le problème [c’est que] l'opéra de Wagner, c'est l'opéra de la rédemption. Il y a toujours chez lui quelqu'un qui veut être sauvé : tantôt un homme, tantôt une femme – c'est là son problème. Et avec quelle richesse il varie ce leitmotiv !"(Nietzsche,
le Cas Wagner, iii). Et, à l’instar de Spinoza, il considère le moralisme judéo-chrétien élevé au rang de vertu morale suprême comme un affaiblissement morbide de l'instinct tragique et une négation de l'éthique qui en dérive : "
le christianisme a pris le parti de tout ce qui est bas, vil, manqué, il a fait un idéal de l'opposition à l'instinct de conservation de la vie forte. Même aux natures les mieux armées intellectuellement, il a perverti la raison, en leur enseignant à ressentir les valeurs suprêmes de l'esprit comme entachées de péché, induisant en erreur, comme des tentations"(Nietzsche,
l’Antéchrist). Typiquement, contre la tentation du péché d’amour charnel, le duo d’amour de Tristan et d’Isolde, dans l’opéra wagnérien éponyme, fait rien moins que l’apologie de … la mort : "
so stürben wir, um ungetrennt, ewig einigohne End', ohn' Erwachen, ohn' Erbangen, namenlos in Lieb' umfangen, ganz uns selbst gegeben, der Liebe nur zu leben [ainsi nous mourrions pour n'être plus séparés, éternellement unis, sans fin, sans réveils, sans crainte, oubliant nos noms, embrassés dans l'amour, donnés entièrement l'un à l'autre pour ne plus vivre que l'amour
]"(extrait du livret de Wagner, fin du deuxième acte). La rédemption du (désir de) péché de chair par la nuit perpétuelle de la mort, voilà une une variation sur le thème "l'amour, plus fort que la mort" avec lequel romantisme aussi bien que le catéchisme chrétien nous ont, hélas, familiarisés. À cette perversion pathétique de la fonction originellement dionysiaque de la musique par l’opéra wagnérien, à cette complaisance pour ce qu’il considère comme de l’élégie mortifère, Nietzsche oppose la fidélité de Bizet à l’esprit dionysiaque de la tragédie grecque : "
l'œuvre de Bizet, elle aussi, est rédemptrice ; Wagner n'est pas le seul « rédempteur ». Avec cette œuvre on prend congé du nord humide, de toutes les brumes de l'idéal wagnérien [...]. Une autre sensualité, une autre sensibilité, une autre sérénité s'expriment ici. Cette musique est gaie ; mais ce n'est point d'une gaieté française ou allemande. Sa gaieté est africaine ; la fatalité plane au-dessus d'elle, son bonheur est court, soudain, sans merci […]. Et que la danse mauresque nous semble apaisante ! Comme sa mélancolie lascive parvient à satisfaire nos désirs toujours insatisfaits ! – C'est enfin l'amour, l'amour remis à sa place dans la nature ! Non pas l'amour de la « jeune fille idéale » ! Pas trace de « Senta-sentimentalité » ! Au contraire l'amour dans ce qu'il a d'implacable, de fatal, de cynique, de candide, de cruel – et c'est en cela qu'il participe de la nature"(Nietzsche,
le Cas Wagner, iii). La "Senta-sentimentalité" (calembour forgé sur le nom propre "Senta" qui est celui du personnage féminin principal du
Vaisseau Fantôme et en qui Nietzsche voit une figure de l'hystérie) dont il parle dans
le Cas Wagner est la musique ce que la "moraline" dont il est question dans
par-delà le Bien et le Mal est à la morale. Pour lui, la "moraline" et son sous-produit, la "Senta-sentimentalité", autrement dit le sentimentalisme mièvre, la recherche du pathos, sont des substituts aux instincts naturels, notamment à l’ivresse extatique qu’entraîne, normalement, le sentiment dionysiaque du tragique. Sentimentalisme et moralisme procèdent d’une "morale d’esclaves". Tout à l’opposé du lyrisme pleurnichard qu’il croit trouver dans
Tristan et Isolde, avec
Carmen, notamment dans le duo final du troisième acte, on "
prend congé du nord humide, de toutes les brumes de l'idéal wagnérien" pour le grand soleil des arènes de Séville sous les auspices duquel les jeunes gens et les jeunes filles s'aiment ou se haïssent "librement", c'est-à-dire sans faire, du moins explicitement, référence à des dogmes théologiques, mais en faisant droit, simplement, aux exigences de la nature. Ce à quoi on assiste est donc une exaltation de l'amour réel et non plus de l'amour idéal (platonique ?), une réhabilitation de "
l'amour remis à sa place dans la nature ! Non pas l'amour de la « jeune fille idéale » [mais] l'amour dans ce qu'il a d'implacable, de fatal, de cynique, de candide, de cruel". Certes, les deux œuvres sont, reconnaît Nietzsche, rédemptrices chacune à sa manière : en un sens, elles sont donc toutes deux vecteurs de joie. En un sens, elles manifestent même toutes deux la dimension dionysiaque d'un amour passion démesuré et donc impossible. Mais, pour Nietzsche, seule celle de Bizet est conforme à "
l’état dionysiaque [comme] puissance du breuvage narcotique que tous les hommes et tous les peuples primitifs ont chanté dans leurs hymnes, ou bien [comme] force despotique du renouveau printanier pénétrant joyeusement la nature entière. [Tandis que ceux] qui, par ignorance ou étroitesse d’esprit, se détournent de semblables phénomènes […] ne se doutent pas de la pâleur cadavérique et de l’air de spectre de leur « santé », lorsque passe devant eux l’ouragan de vie ardente des rêveurs dionysiens"(Nietzsche,
la Naissance de la Tragédie, i). Dans un cas, la rédemption par l’amour est maladive (son effectivité nécessite la mort considérée comme passage vers un monde meilleur), dans l’autre, pleine de santé (elle n’a de sens que dans et par cette vie) : Dionysos est bien, en ce sens, le dieu qui fait droit à la nature en cet être de culture qu'est l'homme. D'où l'aspiration nietzschéenne à la "gaieté africaine" ou "mauresque" contre la "gaieté allemande ou française", bref, européenne, autant dire chrétienne. Tel est l’enjeu, musicologique aussi bien qu'anthropologique, de cette préférence pour l'exotisme léger de Bizet contre lelourd occidentalisme de Wagner.
Certes, on n'est pas obligé de partager l'idolâtrie de celui qui écrit qu'il a "
entendu hier – le croiriez-vous – pour la vingtième fois le chef-d'œuvre de Bizet […]. Comme une œuvre pareille vous rend parfait ! A l'entendre on devient soi-même un « chef-d'œuvre »"(Nietzsche,
lettre à Rhode, mai 1888), ni, d'ailleurs, d'abonder dans le sens de sa détestation de Wagner pour comprendre la raison primordiale qui pousse Nietzsche à revenir sur la corrélation étroite qu'il établit, dans
la Naissance de la Tragédie, entre la musique et la danse. C'est que la danse connote, par excellence, l'esprit dionysiaque de gaieté et de légèreté orientale (par opposition à la lourdeur teutonne et européenne) dont il fera l'éloge dans
ainsi parlait Zarathoustra et dont il comprend vite que la musique de Wagner est absolument dépourvue.
Un dernier détail pour finir : dans l'opéra de Bizet, Carmen danse à plusieurs reprises (notamment dans la
habanera du premier acte). Ce qui n'est évidemment pas le cas d'Isolde dans celui de Wagner.
Dernière édition par PhiPhilo le Mar 14 Jan 2020 - 8:32, édité 1 fois (Raison : faute d'orthographe)