La liste citée suggère qu'il n'y a peut-être, ici, pas davantage que ce que Wittgenstein appellerait un "air de famille" plutôt qu'une essence unique à laquelle se rattachent de la même façon ses accidents. Je ne sais pas si l'on peut produire un
eidos éternel de la philosophie, en tous cas je ne le peux pas moi, si tel est le sens de votre question.
Il y a certains traits généraux et quelques habitus du philosophe, à ce qui me semble, dont aucun n'est décisif en lui-même, mais s'ils sont tous absents, on peut légitimement se demander s'il s'agit d'un philosophe.
En vrac et de façon non exhaustive :
- le philosophe se sait philosophe. Il n'y a pas de M. Jourdain de la philosophie. Il ne se prétend pas autre chose que ce qu'il est.
- il est quelqu'un qui prétend d'une manière ou d'une autre soutenir des thèses, càd détenir des vérités (quand bien même soutiendrait-il qu'il n'y a pas de vérité, scepticisme),
- il croit qu'il peut les établir au moyen d'une analyse, ou d'une démonstration, ou encore d'autres moyens mais jamais seulement le fait que c'est lui qui les soutient. Il parle en effet d'un point de vue universel, pour tout sujet pensant, etc.
- Lesdites thèses prétendent atteindre l'étant véritablement étant, ce qu'il en est du tréfonds de l'être dans sa vérité ultime.
- sa vocation repose comme toute activité sur un certain nombre de croyances. Par exemple la capacité du langage à recueillir l'être. Autre chose ? Le principe de contradiction (et le principe d'identité, qui va avec). Un philosophe évitera de se contredire sciemment, etc.
Il y en a sans doute quelques autres. J'ai voulu dire donc que si un auteur ne correspond à rien de tout ça (et non seulement un seul, chacun étant contestable d'ailleurs pour la raison indiquée plus haut), je ne l'appelle pas, moi, un philosophe. Je dis que c'est un penseur.
Au sujet des "airs de famille", il s'agit d'un argument utilisé par Wittgenstein pour contrer l'argument platonicien apparemment imparable selon lequel deux choses qui portent le même nom ou que nous renvoyons à la même notion (qui sont toutes deux des "vertus", par exemple) doivent bien avoir un point commun, ce qui suppose qu'il doit y avoir une essence (eidos) commune à toutes les vertus, quelles que soient leurs différences (et en effet, le courage, la justice, l'art de commander, la fidélité, la tempérance, etc., c'est au moins aussi disparate que ma liste de philosophes).
Wittgenstein répond : non, il suffit que certaines aient certains points communs avec d'autres — si bien que d'autres pourront n'avoir aucun point commun entre elles. Ainsi, "l'air de famille" : regardez-moi : j'ai le nez de mon père, et si vous regardez mes yeux, c'est le portrait craché de maman. Mais maman a elle-même les mains de son père, dont les cheveux ressemblent comme deux gouttes d'eau à tonton Jacques, etc. Mais bon sang, j'ai beau regarder, je n'ai rien de commun avec Tonton Jacques.
En sorte que l'idée de Ménon de lister — d'ailleurs Aristote lui donne raison, contre Platon, dans les Politiques — n'est pas si stupide que ça. Après quoi on peut parcourir la liste et voir dans chaque cas ce qu'il y a de commun ou pas, etc.
Avec Nietzsche, j'ai donc un penseur qui ne dit pas qu'il est philosophe, mais autre chose (« nous autres, les vieux philologues », « les psychologues », etc., mais soyons juste, il parle de « philosophe » aussi, 1 fois sur 20). Il ne prétend pas détenir une vérité (ça n'existe pas, la vérité) établie démonstrativement (quiconque prétend démontrer quoi que ce soit signale par cette volonté même, et ceci de manière complètement indépendante de la proposition qu'il veut ainsi établir et sans qu'il soit même besoin de l'examiner un seul instant en elle-même, du caractère hautement suspect de la couleuvre qu'il veut nous faire avaler. On me fera la grâce de ne pas me rétorquer que Nietzsche reproche souvent à tel auteur d'énoncer telle idée sans la démontrer ou en présupposant quelque chose de non démontré. Il le fait en effet — et de façon tellement éblouissante ! — mais cela ne s'applique à lui-même que très rarement. L'aphorisme ne tend pas vers ce genre d'exigence.
Ça me fait penser que j'ai oublié un critère qui me semble valoir en philo comme en sciences humaines : la réflexivité. La théorie qu'on présente doit pouvoir s'appliquer à soi-même. La démonstration et tout cela étant des illusions et des tours de passe-passe, les principes de contradiction et d'identité passés à la trappe comme des vieilles lunes ultra-mondaines, la réponse va être négative à toutes les autres questions du test.
Peut-être seulement la confiance dans le logos, puisque Nietzsche, pour en dénoncer les pièges, les tromperies et les mystifications, a dû y croire un peu quand même au détour de quelques unes des 20 000 pages qu'il a écrites ?