Il y a donc ici 4 points de vue :
- Est-il envisageable de considérer la pensée comme exclusivement verbale ? Vous semblez adopter ce point de vue, mais j'apprécierais vous voir développer. Après tout, ne sommes-nous donc pas capables d'associer logiquement des formes, figures et autres émotions sans passer par leurs doubles représentatifs que sont les mots ? La conjonction, par exemple, est un concept qui se vit avant toute chose, sa transcription en un phénomène reproductible, c.-à-d. par le son ou l'écrit "et", est facultative et ne devient nécessaire que si l'on souhaite partager le concept. Ne peut-on d'ailleurs souvent pas se comprendre sans prononcer un mot ? Les grandes idées ne sont-elles pas souvent intuitives ? Lorsque je résous un Rubiks-cube, ne suis-je pas occupé à vivre le mouvement plutôt qu'à formuler le mouvement ? Lorsque je réponds à ma femme que la vaisselle se cassera si elle tombe, la logique ne précède-t-elle pas le langage ? N'ai-je pas pensé avant même de parler ? Un bébé n'est-il pas capable de raisonnement logique avant même avoir formulé son premier mot ? Lorsque je joue aux échecs, les trajectoires et combinaisons sont non-verbales, les logiques résolument tues de toute forme de grammaire, et ce n'est qu'à l'annonce de mon coup que la parole survient. Lorsque je résous un problème mathématique sur papier je ne parle pas, je vois le problème. Non, décidément, assimiler la pensée au verbe me semble osé. Doit-on nécessairement se parler pour élaborer une pensée ?
- Dans quelle mesure une pensée verbale se distinguerait-elle d'une pensée non-verbale ? A ce titre je répondrais qu'une pensée verbale est destinée avant toute chose à communiquer une forme logique expérimentée en première personne, forme logique non-verbale et/ou verbale, à une tierce entité dont on a toutes les raisons de supposer qu'elle peut expérimenter un monde commun, mais que ces deux formes de la pensée ne sont essentiellement pas différentes sur le fond, seule la visée en troisième personne les différenciant sur la forme.
- Peut-on conclure à l'inexistence d'une pensée verbale auprès d'un organisme dit vivant au prétexte que (1) les phénomènes observés ne concordent pas à ce que nous expérimentons entre nous et (2) nous ne parvenons pas à communiquer avec l'espèce en question ? Je réponds résolument par la négative, même si je n'ignore pas que cette position est attaquable puisque accusée d'obscurcir le débat ; en effet, pouvons-nous faire autrement que considérer notre langage comme référence, au risque de paralyser notre avance dans notre analyse du monde ? Nous universalisons le langage en nous fondant sur notre propre système de communication, tout en balayant d'un revers de la main la possibilité d'existence de systèmes si différents qu'ils nous seraient inaccessibles. Si une suite de sons, de marques et de gestes n'est pas traduisible, c'est qu'elle ne constitue pas un langage. Cette façon d'agir, éminemment solipsiste, a l'avantage de clarifier le débat scientifique, mais ne devrait pas s'inviter dans la sphère de la philosophie, car trop restrictive.
- Peut-on conclure à l'inexistence d'une pensée non-verbale auprès des mêmes organismes ? Au regard des développements précédents, il s'avère délicat, si pas impossible, d'y répondre. Comment diable s'assurer de l'existence d'une logique complexe, non-verbale, dans le chef d'un organisme ? Comment différencier le comportement d'un automate de celui d'une chose raisonnante non-verbalement si nous n'avons pas accès à son monde ?
Et cette dernière phrase introduit ma conclusion : assimiler la pensée à la pensée verbale permet de simplifier le débat en ouvrant
une voie d'accès rapide au monde animal. Si la pensée ne peut être autre que verbale, alors il doit être possible de traduire un quelconque langage animal, ou d'en déceler un sous la supposition anthropocentriste que notre appréhension théorique du langage est universalisable. Et si nous ne comprenons ou n'identifions rien de tout cela, alors il devient légitime d'en déduire que l'animal ne
pense pas. Mais je trouve le prix à payer fort lourd au regard des prétentions affirmées.
Je me permets d'ailleurs un apparté que je trouve assez amusant. Les sciences, le sens commun, ne se privent pas d'admettre l'existence d'un "horizon de visée" à la connaissance. A terme, il
est possible d'unifier les sciences, il
sera un jour possible de décrire le monde tel qu'il est, d'énoncer des Lois unificatrices valables dans tous les domaines, à toutes échelles, de tous temps. Cet horizon est clairement admis. Il est possible. Mais dans le cas des animaux, ou du langage, cet horizon n'existe pas. Si
maintenant je n'ai pas accès à un langage, ou si ce que l'on peut prendre pour langage ne rencontre pas les canons du genre,
alors maintenant j'affirme qu'aucun nouvel horizon n'est à attendre et que ma conclusion s'impose comme telle : il n'y a pas de langage. D'un côté, une connaissance toujours en mouvement, apte à se retourner sur elle-même et persuadée que ses ombres obscures ne sont que le reflet d'un atteignable à terme, de l'autre une connaissance rigide semble-t-il incapable d'envisager une seule seconde ses propres limitations.
Et quand bien même l'on se résoudrait, pour des raisons pratiques, à ne considérer une série de signes comme langage qu'à la condition qu'ils soient traduisibles, il reste que :
La recherche, l'actualité des sciences, article écrit par Joëlle Proust dans le dossier du numéro 412 a écrit: Contrairement à ce que croyait Descartes, le langage n'est pas non plus la clé du raisonnement. Les animaux non-langagiers traitent eux-aussi l'information perceptive, ils la mémorisent, la recombinent pour s'adapter à des situations nouvelles et font des inférences. Chaque espèce a sa propre manière d'extraire de l'information et de l'exploiter selon ses propres besoins.
Extrait de http://www.larecherche.fr/savoirs/dossier/animaux-ne-pensent-pas-01-10-2007-83533
Dernière édition par Crosswind le Mer 9 Mar 2016 - 18:27, édité 3 fois