Marcus Aurelius a écrit:Ne manifestez-vous pas vous-même une certaine croyance au progrès, en l'occurrence par l'idée que l'étude du déploiement des choses de l'histoire peut en faire surgir le sens ?
Ça n'a rien à voir avec le progrès. L'étude de l'histoire permet d'affronter le futur et d'y entrer mieux que ne le font ceux qui n'ont pas le sens historique. Ortega est un héritier conséquent de Dilthey : l'histoire n'a pas un sens qu'il suffirait de redécouvrir et de formuler, l'histoire est d'emblée interprétation, c'est la raison historique à l'œuvre.
Marcus Aurelius a écrit:Quelle est la valeur du critère de la vérité dans l'étude de cet homme de la crise (dans l'idée qu'il feint ses croyances) ? Est-ce que de la sorte nous ne nous trouvons pas à ramener ses manifestations à autre chose, savoir au substrat d'une autre période au lieu de les considérer pour ce qu'elles valent en elles-mêmes ?
Il n'y a rien qu'on puisse évaluer en soi-même. Tout ne se pense que rapporté à.
Marcus Aurelius a écrit:Ne perdons-nous pas de vue ce qu'il y a de proprement positif dans le mouvement qui passe par l'ambiguïté, le doute ou l'hésitation ? Ne creusons-nous pas davantage l'aliénation de l'homme de la crise ?
Comme le rappelle Clément Rosset, la crise, par définition, c'est le réel. Or, par définition, et pour reprendre ce qu'Ortega dit du futur, le réel est plural. On n'affronte pas la pluralité du réel avec une tête vierge. Il faut des références, des outils qui permettent de prospecter, de choisir, d'agir (cf. sur ce point le chapitre V de La révolte des masses). Mais l'équivocité constitutive de l'époque moderne ?
La Révolte des masses, chap. IX, pp. 121-122 a écrit:Il importe beaucoup de rappeler ici que nous sommes engagés dans l'analyse d'une situation - la situation présente, - équivoque dans sa substance même. C'est pourquoi j'ai insinué [...] que tous les événements actuels, et en l'espèce, la révolte des masses, présentaient une double face. N'importe lequel de ces événements, non seulement supporte, mais encore réclame une double interprétation favorable et péjorative. Et cette équivoque ne réside pas seulement dans notre jugement, mais dans la réalité elle-même. Ce n'est pas qu'elle puisse nous paraître bonne ou mauvaise selon le biais d'où on la regarde ; la situation présente est en elle-même une puissance à deux faces, l'une de triomphe, l'autre de mort.
[...] Je ne crois pas au déterminisme absolu de l'histoire ; au contraire je pense que toute vie, et partant, la vie historique, est composée de purs instants, dont chacun est relativement indéterminé par rapport au précédent, de sorte que la réalité vacille en lui, piétine sur place et hésite à se décider pour l'une ou l'autre des différentes possibilités. Cette vacillation métaphysique donne à tout ce qui vit une vibration et un frémissement particuliers.
La révolte des masses peut être en effet un acheminement vers une organisation nouvelle et sans égale de l'humanité ; mais elle peut être aussi une catastrophe pour le genre humain. Il n'y aucune raison de nier la réalité du progrès ; mais il est nécessaire de corriger la notion qui nous ferait considérer ce progrès comme certain. Il est plus en accord avec les faits de penser qu'il n'existe aucun progrès certain, aucune évolution qui ne soit menacée d'un retour en arrière, d'une régression. Tout, absolument tout est possible dans l'histoire - le progrès triomphal et indéfini comme la régression périodique. Car la vie individuelle ou collective, personnelle ou historique, est dans l'univers la seule entité dont l'essence soit le danger. Elle est faite de péripéties ; elle est, rigoureusement parlant, le drame.
Marcus Aurelius a écrit:Je ne suis pas certain de saisir votre position dans la dernière partie de votre texte : finalement, déplorez-vous la situation de l'homme de la crise qui se livre à l'insolence culturelle ?
Le texte ci-dessus vous permet de deviner la réponse. Notre crise historique n'est pas la première, mais elle a quelque chose d'inédit. Pas de "sens" historique, pas de racines (alors même que la science historique n'a jamais été aussi développée) ; pas de morale, au sens où l'entend Ortega, au sens où l'homme masse s'est mis en tête d'ignorer toute obligation (rien ne le dépasse). C'est ce qu'Ortega appelle le snob, le señorito satisfecho.
Georges Réveillac a écrit:Une autorité mondiale bien conçue ne s'occuperait que des problèmes communs à toute l'humanité : régulation de l'économie, exploitation des ressources naturelles, sécurité...
Admettons. Que faites-vous des sociétés pour lesquelles l'économie n'existe même pas, par exemple celles qui vivent au beau milieu de l'Amazonie ? Les ressources naturelles ? Mais que faites-vous des disparités géographiques ? Tous les hommes n'ont pas les mêmes besoins, ni une même manière d'exploiter les ressources naturelles. La sécurité ? Où ? A Mexico ? A Manokwari ? Y a-t-il des problèmes communs à toute l'humanité ? ou bien tous les hommes ont-ils en commun d'avoir des problèmes... différents ?
Georges Réveillac a écrit:Hors de ce cadre, chaque État serait libre de maintenir et développer sa propre culture. Dans une certaine mesure, cela existe déjà dans les États décentralisés.
En somme, vous souhaitez une fédération internationale. Et si le choix des ressources naturelles et la manière de les exploiter faisaient partie de la culture ?
Georges Réveillac a écrit:Sur quelle base serait établie la morale de l'autorité mondiale ? "l'existence précède l'essence" : au vu des données contemporaines, la communauté mondiale inventerait ce qui lui semblerait le meilleur. Elle pourrait le faire parce qu'elle aurait évacué les dogmes nuisibles. Car la morale est une création humaine : elle est l'invention de règles existentielles qui paraissent les meilleures à une époque et dans un milieu donnés.
Elle inventerait ad hoc ? Comment naissent les morales ? Pas autour d'une table. Et comment évacue-t-on les dogmes nuisibles ? En quoi faites-vous autre chose que formuler un vœu pieu ?
Georges Réveillac a écrit:Je n'ai pas explicité mon allusion au grand califat de Bagdad aux alentours de l'An Mil. Voici l'occasion de le faire. Le monde actuel paraît désespérant à des milliards d'hommes. Ils voudraient en inventer un meilleur. Parmi ceux-là, nombreux sont ceux qui imaginent un monde où tout serait réglé une fois pour toutes, un monde où tous les facteurs de changement seraient pourchassés : une dictature totalitaire. Pour certains, ce monde serait une invention, la dernière avant la "Fin de l'Histoire", une dictature communiste, par exemple. D'autres ont en tête un temps mythique où tout allait bien pour leur peuple, l'Empire Romain, pour les fascistes italiens, par exemple, où la glorieuse époque des Chevaliers Teutoniques pour les nazis ; l'histoire a donné à ces gens-là le nom de fascistes. Eh bien, les djihadistes qui gravitent autour d'Al-Qaïda veulent reconstruire le grand califat de Bagdad qui, une fois pour toutes, suivrait strictement la morale de la Charia.
Pas de référence au passé, donc ? Reprenons Ortega :
Et comme la nouvelle forme de vie n’a pas encore germé, qu’elle n’est pas encore ce qu’elle va être, nous ne pouvons faire la lumière sur elle, sur notre futur, qu’en tournant la tête vers la vieille forme de la vie, vers ce que nous venons d’abandonner. C’est précisément parce que nous la voyons achevée que nous la voyons avec le maximum de clarté. […]. La vie, disais-je, est une opération qui se fait vers l’avant. Nous vivons originellement vers le futur, projetés vers lui. Mais le futur est ce qu’il y a d’essentiellement problématique, nous ne pouvons prendre pied en lui, il n’a pas de figure fixe, de profil déterminé. Comment en aurait-il, s’il n’est pas encore ? Le futur est toujours plural, il consiste en ce qui peut se produire. Et il peut arriver bien des choses diverses, contradictoires même. De là vient la condition paradoxale, essentielle à notre vie : l’homme n’a pas d’autre moyen de s’orienter dans le futur que de se rendre compte de ce qu’a été le passé, dont la figure, elle, est inéquivoque, fixe et immuable. […]. Le passé est le seul arsenal où nous trouvions les moyens de rendre notre futur effectif.
Alors ? En quoi votre projet est-il autre chose qu'un vœu pieu ? Même les utopies, pour la raison qu'elles sont utopiques, forment des machineries aux rouages multiples. La précision est ce qui les caractérise le mieux, et pour cause : quand on veut faire mieux que le réel, il faut le talent d'un horloger. Donc, on crée une morale nouvelle. Laquelle ? Comment ? Qu'est-ce que la morale ? Et qu'est-ce qui ferait que l'humanité décide, un jour, de se débarrasser de ses dogmes nuisibles ? (Et y en a-t-il qui ne le sont pas ?)
L'homme n'est jamais un premier homme ; il ne peut commencer à vivre qu'à un certain niveau de passé accumulé. Voilà son seul trésor, son privilège, son signe. Et la moindre richesse de ce trésor, c'est ce qui nous paraît juste et digne d'être conservé. Non, l'important, c'est la mémoire des erreurs : c'est elle qui nous permet de ne pas toujours commettre les mêmes. Le vrai trésor de l'homme, c'est le trésor de ses erreurs. Nietzsche définit pour cela l'homme supérieur comme l'être "à la plus longue mémoire". Rompre la continuité avec le passé, vouloir commencer de nouveau, c'est aspirer à descendre et plagier l'orang-outang.
La Révolte des masses, préface, p. 40.
Dernière édition par Euterpe le Mer 27 Juil 2016 - 0:07, édité 1 fois