(suite de ...)
Or, si la perfection ne peut s'entendre que comme processus de perfectionnement, cela suppose qu'il y a un moteur pour ce processus. C'est ce que Spinoza appelle "conatus" : "l'effort [conatus] pour se conserver soi-même est le premier et unique fondement de la perfection"(Spinoza, Éthique, IV, 22). En effet, "toute chose s’oppose à tout ce qui peut supprimer son existence et s’efforce, autant qu’elle peut et selon son être propre, de persévérer dans son être [in suo esse perseverare conatur]. L’effort [conatus] par lequel toute chose tend à persévérer dans son être n’est rien de plus que l’essence actuelle de cette chose"(Spinoza, Éthique, III, 6). Dès lors, contrairement à ce que dit Bergson, l'éternité désignera moins la perfection d'un effort créatif intrinsèque que la perfection de la résistance particulière à l'ensemble des efforts créatifs extrinsèques qui affectent causalement et corrompent toute chose jusqu'à la détruire. S'agissant de la spécificité de la vie humaine, "le désir, c’est [le conatus] accompagné de la conscience de lui-même [et] n’est que l’essence même de l’homme, de laquelle découlent nécessairement toutes les modifications qui servent à sa conservation"(Spinoza, Éthique, III, 9). Au nombre de ces modifications proprement humaines dont le désir nous fait prendre conscience, il y a évidemment les modifications cognitives. Sauf que, contrairement à la conception grecque, les modifications cognitives spécifiquement humaines n'affectent pas le seul esprit mais l'être tout entier en tant qu'il pâtit de son interaction avec d'autres êtres qui sont, comme lui, des parties de la Nature. L'enjeu de la connaissance, pour Spinoza, est donc essentiellement conatif, c'est-à-dire qu'il exprime notre conatus, notre désir de persévérer en notre être. Voilà pourquoi les idées "ne sont rien autre chose que les [désirs], lesquels varient par suite des dispositions variables du Corps"(Spinoza, Éthique, III, 2). Cela dit, il existe plusieurs degrés de connaissance, précisément en fonction de la puissance du conatus comme réaction à l'affection dont l'être est l'objet. Pour Spinoza, l'imagination et la mémoire en sont le degré le plus faible (mais non le degré zéro). La seule différence entre imagination et mémoire est que "imaginer, c’est avoir une idée par laquelle l’Esprit considère une chose comme présente"(Spinoza, Éthique, III, 2), tandis que, par la mémoire, "l’Esprit pourra considérer comme présents les Corps extérieurs, quoiqu’ils n’existent pas ou ne soient pas présents"(Spinoza, Éthique, II, 17). En d'autres termes, on pourrait dire que l'imagination, c'est la mémoire du présent ou que la mémoire, c'est l'imagination du passé. Mais, dans les deux cas, par ce premier degré de connaissance, "l’Esprit s’efforce, selon sa puissance d'être, d’imaginer les choses qui augmentent ou favorisent la puissance d’agir du Corps"(Spinoza, Éthique, III, 12). Le problème est que la puissance d'être est alors minimale au point de nous fournir "une idée par laquelle l’esprit considère une chose comme présente et qui indique plutôt l’état du corps humain que la nature de la chose extérieure"(Spinoza, Éthique, IV, 9). Certes, l'esprit tâche toujours, en fonction de sa puissance (ou, si l'on préfère, de la puissance du Corps) d'imaginer une représentation du monde qui engendre le plus possible de joie, car, en effet, la "joie [est] une passion par laquelle l’Esprit passe à une perfection plus grande ; [la] tristesse, au contraire, une passion par laquelle l’Esprit passe à une moindre perfection"(Spinoza, Éthique, III, 12). Mais, comme les hommes réagissent souvent dans l'urgence à quelque affection extérieure qui les attriste, c'est-à-dire qui les amoindrit, alors ils se satisfont souvent de ce premier degré de connaissance, la mémoire ou l'imagination, dans lesquelles "les objets nous sont représentés par les sens d’une façon incomplète, confuse et sans ordre pour l’entendement"(Spinoza, Éthique, II, 40). Il en résulte que "la connaissance par imagination [ou par mémoire] est l’unique cause de fausseté [car] plus on néglige ce qui nous est réellement utile, plus on est faible"(Spinoza, Éthique, II, 41). La connaissance par imagination (ou mémoire) n'est pas fausse en soi, mais relativement à d'autres degrés de connaissance qui nous donnent une représentation moins confuse et plus complète de ce qui nous serait utile réellement. "Réellement", cela veut dire qu'il existe des niveaux de connaissance qui perfectionnent notre conatus, non éphémèrement, dans l'urgence de l'instant, mais profondément, à long terme, à la limite, éternellement. Or, justement, "il est de la nature de la Raison de considérer les choses comme nécessaires et non comme contingentes. [...] Aussi cette nécessité des choses est la nécessité même de l’éternelle nature de Dieu. Il est donc de la nature de la Raison de considérer les choses sous la forme de l’éternité [sub specie aeternitatis]"(Spinoza, Éthique, II, 44). La raison dépasse l'imagination et la mémoire sur ce point précis : "les hommes qui sont gouvernés par la Raison cherchent ce qui leur est réellement utile"(Spinoza, Éthique, IV, 18), c'est-à-dire sont réellement en chemin vers la perfection, donc vers l'éternité. "Réellement" et non pas illusoirement comme c'est le cas lorsque nous imaginons pouvoir durer sans limite, bref, être immortels : "si nous avons égard à l’opinion commune des hommes, nous verrons qu’ils ont conscience, à la vérité, de l’éternité de leur esprit, mais qu’ils la confondent avec la durée et l’attribuent à l’imagination ou à la mémoire qu’ils croient subsister après la mort"(Spinoza, Éthique, V, 34). Même si c'est bien en tant qu'ils sont mortels, donc qu'ils savent ne pas pouvoir durer indéfiniment, que, confusément, les hommes "ont conscience de l'éternité de leur esprit", c'est-à-dire de leur effort pour subsister (conatus) considéré sous un certain aspect, ce chemin-là est une impasse : ils imaginent que l'éternité est un présent qui dure infiniment, et, comme ils ne peuvent attribuer cette faculté à leur corps, incapable de "durer infiniment", ils l'attribuent à leur esprit conçu comme radicalement distinct de leur corps. Imaginer un présent infini, une durée de vie qui, pour l'esprit, n'aurait pas de limite, voilà une représentation bien naturelle, sauf qu'elle est aussi réconfortante que doublement fausse. Car, d'une part, nous n'avons pas d'esprit substantiellement distinct de notre corps. Et, d'autre part, il ne peut y avoir de durée infinie : ceci est contradictoire. Une durée est une façon d'imaginer le temps comme un facteur de changements dont nous ne comprenons pas la nécessité et que, pour cette raison, nous considérons comme erratiques, fractionnés. Ce qui, encore une fois, est le propre du premier degré de connaissance. Tandis que, à l'inverse, "les fondements de la Raison, ce sont ces notions qui contiennent ce qui est commun à toutes choses, et n’expliquent l’essence d’aucune chose particulière, notions qui, par conséquent, doivent être conçues hors de toute relation de temps et sous la forme de l’éternité [sub specie aeternitatis]"(Spinoza, Éthique, II, 44). Il appartient donc à la rationalité de dépasser l'évidence première, exigée par l'urgence, d'un mouvement qui ne dure que pour l'esprit et d'établir que le mouvement auquel appartient notre être indivis est éternel : c'est le mouvement infini des modifications dont la Nature s'affecte elle-même. Donc, pour Spinoza, à l'inverse de Bergson, mais aussi de Hegel ou de Heidegger, il y a bien du temps (puisqu'il y a du mouvement) mais pas réellement de durée, en tout cas, dès que l'on dépasse le premier degré de connaissance (imagination ou mémoire). La conception vraie du temps de Spinoza rappelle un peu celle d'Augustin dans la mesure où l'éternité réelle n'est rien d'autre que le temps lui-même tel que connaissable par Dieu (la Nature), sans passé ni futur, donc réduit au seul présent : Dieu (la Nature) éternellement présent(e) à sa création.
Sauf que, pour Spinoza, Dieu et la Création ne font qu'un, tout à la fois Natura naturans et Natura naturata, cause de soi et effet de soi. Le Dieu de Spinoza est immanent à sa Création, contrairement à celui d'Augustin qui lui est transcendant : "Dieu est cause immanente mais non transitive de toutes choses"(Spinoza, Éthique, I, 18). Or, Spinoza ne cesse de nous mettre en garde contre une lecture trop littérale des textes sacrés que l'on doit s'abstenir d'"accepter à la lettre ce qui figure dans les Écritures et qui doit être interprété et entendu comme des métaphores"(Spinoza, Traité Théologico-Politique, xiii), notamment ces innombrables passages qui "parlent si improprement de Dieu, lui attribuent des mains, des pieds, des yeux, des oreilles, une âme et jusqu'aux passions du cœur comme la jalousie, la miséricorde, etc."(Spinoza, Traité Théologico-Politique, xiii). Cette position est apparentée à celle de Wittgenstein qui entend, lui aussi, attirer l'attention sur les effets dévastateurs de cette confusion si fréquente entre les choses et le mode de présentation des choses. C'est pourquoi, cette réserve faite, Spinoza n'éprouve aucune difficulté à "répéte[r] avec Jean [que] c’est la justice et la charité qui sont le signe le plus certain, le signe unique de la vraie foi catholique : la justice et la charité, voilà les véritables fruits du Saint-Esprit. Partout où elles se rencontrent, là est le Christ, et le Christ ne peut être là où elles ne sont plus, car l’Esprit du Christ peut seul nous donner l’amour de la justice et de la charité"(Spinoza, Lettre LXXVI à Albert Burgh ). Si, en effet, on évite de tomber dans l'ornière de la littéralité superstitieuse, quel peut bien être le sens de ces paroles attribuées au Christ par l'Évangile de Jean : "je suis le chemin, la vérité et la vie. Nul ne vient au Père que par moi"(op. cit., 14-6) ? La métaphore de la paternité a certainement, comme l'a remarqué Spinoza, le sens métaphorique d'une entité qui engendre une descendance tout en se procréant, c'est-à-dire en se conservant lui-même dans sa créature. De ce point de vue, Dieu est nécessairement présent à lui-même au sens où le père est présent en son fils : tel est le sens ontologique de l'éternité dont l'engendrement biologique donne un aperçu. Mais le fait que ce soit le Christ, c'est-à-dire le Fils de Dieu fait homme et non Dieu lui-même qui, métaphoriquement, prononce les paroles rapportées par l'évangéliste, cela leur donne un sens non seulement ontologique mais aussi, comme Wittgenstein l'a remarqué, éthique : il y a là l'idée d'un chemin à parcourir pour parvenir à la perfection de la vie éternelle, chemin qui passe par l'imitation du Christ comme modèle "de justice et de charité". De fait, la quête éthique de Spinoza est une constante de son œuvre puisqu'il n'a eu de cesse de "rechercher s'il n'existait pas un bien véritable et qui pût se communiquer, quelque chose [...] dont la découverte et l'acquisition me procureraient pour l'éternité la jouissance d'une Joie suprême et incessante [...] : la connaissance de notre union avec la Nature toute entière. Telle est donc la fin à laquelle je tends : acquérir cette nature supérieure et faire de mon mieux pour que beaucoup l'acquièrent avec moi"(Spinoza, Traité de la Réforme de l'Entendement, §1). Il n'y a donc rien d'étonnant à ce que son opus magnum soit une Éthique qui traite tout particulièrement du chemin de vie que doivent, idéalement, emprunter les hommes pour atteindre le plus haut degré de perfectionnement, à la limite, communier avec Dieu ou la Nature tout entière, et qui, pour cela, leur fasse éprouver la plus grande joie possible, à la limite la béatitude. Rien d'étonnant non plus à ce que nous trouvions, dans sa philosophie, une corrélation toute wittgensteinienne entre l'éthique et la religion : "tout désir, toute action dont nous sommes nous-mêmes la cause en tant que nous avons l’idée de Dieu, je les rapporte à la religion"(Spinoza, Éthique, IV, 37). Or, précisément, "la béatitude consiste dans l’amour de Dieu, et cet amour naît de la connaissance du troisième genre, et en conséquence, elle doit être rapportée à l’Esprit, en tant qu’il agit. Cet amour est donc la vertu même"(Spinoza, Éthique, V, 42). Le véritable amour de Dieu, nous dit Spinoza, n'est pas la vénération craintive et superstitieuse, passive, engendrée par le premier degré de connaissance, dominée, nous l'avons dit, par l'magination ou la mémoire qui indiquent l'état d'un corps plutôt que celui de son objet de connaissance. Il commence avec le second degré, celui de la rationalité active qui nous fait connaître ce qui nous est réellement utile. Deuxième degré qui peut même être dépassé dans une supra-rationalité intuitive qui nous connecte instantanément à la Nature tout entière, un peu à la manière de l'intuition bergsonienne. D'où la béatitude, cette joie particulièrement intense qui l'accompagne et l'amour de Dieu qui est inséparable de cette expérience de l'éternité. Car "tout ce que nous connaissons d’une connaissance du troisième genre nous fait éprouver un sentiment de joie accompagné de l’idée de Dieu comme cause de notre joie. [...] Cette connaissance du troisième genre produit nécessairement l’amour intellectuel de Dieu ; car elle produit une joie accompagnée de l’idée de Dieu comme cause, c’est-à-dire l’amour de Dieu, non pas en tant que nous imaginons Dieu comme présent, mais en tant que nous le concevons comme éternel. Or cet amour est justement ce que j’appelle l’amour intellectuel de Dieu [amor intellectualis Dei]"(Spinoza, Éthique, V, 32). Comme l'extase mystique chez Bergson, comme la foi en Dieu chez Wittgenstein, l'amour intellectuel de Dieu est donc pour Spinoza, la vertu par excellence dans la mesure où elle manifeste une communion intuitive avec Dieu comme Nature infinie à laquelle nous sommes intimement connectés, vertu qui nous introduit de plain-pied dans l'éternité. Toutefois, pour Spinoza, comme pour Wittgenstein, la vie bonne, le bonheur, la béatitude n'est pas l'effet, la récompense d'un effort comme pour Bergson, mais l'effort lui-même (conatus), c'est la vertu immanente par excellence : "la béatitude n’est pas le prix de la vertu, c’est la vertu elle-même, et ce n’est point parce que nous contenons nos passions excessives [libidines] que nous la possédons, c’est parce que nous la possédons que nous sommes capables de contenir nos passions excessives"(Spinoza, Éthique, V, 42). C'est donc ce "troisième genre" intuitif de connaissance, le plus élevé, le plus exigeant possible, qui nous fait le mieux comprendre (intellegere, "établir des liens -ou des lois-" en latin) en quoi consiste l'accroissement optimal de notre perfection ou de notre réalité, et donc qui nous fournit la béatitude, c'est-à-dire la joie la plus pure et la plus intense qui se puisse concevoir et par laquelle "le Sage [possède], par une certaine nécessité éternelle conscience de lui-même, de Dieu et des choses"(Spinoza, Éthique, V, 42, scol.).
(à suivre ...)
Or, si la perfection ne peut s'entendre que comme processus de perfectionnement, cela suppose qu'il y a un moteur pour ce processus. C'est ce que Spinoza appelle "conatus" : "l'effort [conatus] pour se conserver soi-même est le premier et unique fondement de la perfection"(Spinoza, Éthique, IV, 22). En effet, "toute chose s’oppose à tout ce qui peut supprimer son existence et s’efforce, autant qu’elle peut et selon son être propre, de persévérer dans son être [in suo esse perseverare conatur]. L’effort [conatus] par lequel toute chose tend à persévérer dans son être n’est rien de plus que l’essence actuelle de cette chose"(Spinoza, Éthique, III, 6). Dès lors, contrairement à ce que dit Bergson, l'éternité désignera moins la perfection d'un effort créatif intrinsèque que la perfection de la résistance particulière à l'ensemble des efforts créatifs extrinsèques qui affectent causalement et corrompent toute chose jusqu'à la détruire. S'agissant de la spécificité de la vie humaine, "le désir, c’est [le conatus] accompagné de la conscience de lui-même [et] n’est que l’essence même de l’homme, de laquelle découlent nécessairement toutes les modifications qui servent à sa conservation"(Spinoza, Éthique, III, 9). Au nombre de ces modifications proprement humaines dont le désir nous fait prendre conscience, il y a évidemment les modifications cognitives. Sauf que, contrairement à la conception grecque, les modifications cognitives spécifiquement humaines n'affectent pas le seul esprit mais l'être tout entier en tant qu'il pâtit de son interaction avec d'autres êtres qui sont, comme lui, des parties de la Nature. L'enjeu de la connaissance, pour Spinoza, est donc essentiellement conatif, c'est-à-dire qu'il exprime notre conatus, notre désir de persévérer en notre être. Voilà pourquoi les idées "ne sont rien autre chose que les [désirs], lesquels varient par suite des dispositions variables du Corps"(Spinoza, Éthique, III, 2). Cela dit, il existe plusieurs degrés de connaissance, précisément en fonction de la puissance du conatus comme réaction à l'affection dont l'être est l'objet. Pour Spinoza, l'imagination et la mémoire en sont le degré le plus faible (mais non le degré zéro). La seule différence entre imagination et mémoire est que "imaginer, c’est avoir une idée par laquelle l’Esprit considère une chose comme présente"(Spinoza, Éthique, III, 2), tandis que, par la mémoire, "l’Esprit pourra considérer comme présents les Corps extérieurs, quoiqu’ils n’existent pas ou ne soient pas présents"(Spinoza, Éthique, II, 17). En d'autres termes, on pourrait dire que l'imagination, c'est la mémoire du présent ou que la mémoire, c'est l'imagination du passé. Mais, dans les deux cas, par ce premier degré de connaissance, "l’Esprit s’efforce, selon sa puissance d'être, d’imaginer les choses qui augmentent ou favorisent la puissance d’agir du Corps"(Spinoza, Éthique, III, 12). Le problème est que la puissance d'être est alors minimale au point de nous fournir "une idée par laquelle l’esprit considère une chose comme présente et qui indique plutôt l’état du corps humain que la nature de la chose extérieure"(Spinoza, Éthique, IV, 9). Certes, l'esprit tâche toujours, en fonction de sa puissance (ou, si l'on préfère, de la puissance du Corps) d'imaginer une représentation du monde qui engendre le plus possible de joie, car, en effet, la "joie [est] une passion par laquelle l’Esprit passe à une perfection plus grande ; [la] tristesse, au contraire, une passion par laquelle l’Esprit passe à une moindre perfection"(Spinoza, Éthique, III, 12). Mais, comme les hommes réagissent souvent dans l'urgence à quelque affection extérieure qui les attriste, c'est-à-dire qui les amoindrit, alors ils se satisfont souvent de ce premier degré de connaissance, la mémoire ou l'imagination, dans lesquelles "les objets nous sont représentés par les sens d’une façon incomplète, confuse et sans ordre pour l’entendement"(Spinoza, Éthique, II, 40). Il en résulte que "la connaissance par imagination [ou par mémoire] est l’unique cause de fausseté [car] plus on néglige ce qui nous est réellement utile, plus on est faible"(Spinoza, Éthique, II, 41). La connaissance par imagination (ou mémoire) n'est pas fausse en soi, mais relativement à d'autres degrés de connaissance qui nous donnent une représentation moins confuse et plus complète de ce qui nous serait utile réellement. "Réellement", cela veut dire qu'il existe des niveaux de connaissance qui perfectionnent notre conatus, non éphémèrement, dans l'urgence de l'instant, mais profondément, à long terme, à la limite, éternellement. Or, justement, "il est de la nature de la Raison de considérer les choses comme nécessaires et non comme contingentes. [...] Aussi cette nécessité des choses est la nécessité même de l’éternelle nature de Dieu. Il est donc de la nature de la Raison de considérer les choses sous la forme de l’éternité [sub specie aeternitatis]"(Spinoza, Éthique, II, 44). La raison dépasse l'imagination et la mémoire sur ce point précis : "les hommes qui sont gouvernés par la Raison cherchent ce qui leur est réellement utile"(Spinoza, Éthique, IV, 18), c'est-à-dire sont réellement en chemin vers la perfection, donc vers l'éternité. "Réellement" et non pas illusoirement comme c'est le cas lorsque nous imaginons pouvoir durer sans limite, bref, être immortels : "si nous avons égard à l’opinion commune des hommes, nous verrons qu’ils ont conscience, à la vérité, de l’éternité de leur esprit, mais qu’ils la confondent avec la durée et l’attribuent à l’imagination ou à la mémoire qu’ils croient subsister après la mort"(Spinoza, Éthique, V, 34). Même si c'est bien en tant qu'ils sont mortels, donc qu'ils savent ne pas pouvoir durer indéfiniment, que, confusément, les hommes "ont conscience de l'éternité de leur esprit", c'est-à-dire de leur effort pour subsister (conatus) considéré sous un certain aspect, ce chemin-là est une impasse : ils imaginent que l'éternité est un présent qui dure infiniment, et, comme ils ne peuvent attribuer cette faculté à leur corps, incapable de "durer infiniment", ils l'attribuent à leur esprit conçu comme radicalement distinct de leur corps. Imaginer un présent infini, une durée de vie qui, pour l'esprit, n'aurait pas de limite, voilà une représentation bien naturelle, sauf qu'elle est aussi réconfortante que doublement fausse. Car, d'une part, nous n'avons pas d'esprit substantiellement distinct de notre corps. Et, d'autre part, il ne peut y avoir de durée infinie : ceci est contradictoire. Une durée est une façon d'imaginer le temps comme un facteur de changements dont nous ne comprenons pas la nécessité et que, pour cette raison, nous considérons comme erratiques, fractionnés. Ce qui, encore une fois, est le propre du premier degré de connaissance. Tandis que, à l'inverse, "les fondements de la Raison, ce sont ces notions qui contiennent ce qui est commun à toutes choses, et n’expliquent l’essence d’aucune chose particulière, notions qui, par conséquent, doivent être conçues hors de toute relation de temps et sous la forme de l’éternité [sub specie aeternitatis]"(Spinoza, Éthique, II, 44). Il appartient donc à la rationalité de dépasser l'évidence première, exigée par l'urgence, d'un mouvement qui ne dure que pour l'esprit et d'établir que le mouvement auquel appartient notre être indivis est éternel : c'est le mouvement infini des modifications dont la Nature s'affecte elle-même. Donc, pour Spinoza, à l'inverse de Bergson, mais aussi de Hegel ou de Heidegger, il y a bien du temps (puisqu'il y a du mouvement) mais pas réellement de durée, en tout cas, dès que l'on dépasse le premier degré de connaissance (imagination ou mémoire). La conception vraie du temps de Spinoza rappelle un peu celle d'Augustin dans la mesure où l'éternité réelle n'est rien d'autre que le temps lui-même tel que connaissable par Dieu (la Nature), sans passé ni futur, donc réduit au seul présent : Dieu (la Nature) éternellement présent(e) à sa création.
Sauf que, pour Spinoza, Dieu et la Création ne font qu'un, tout à la fois Natura naturans et Natura naturata, cause de soi et effet de soi. Le Dieu de Spinoza est immanent à sa Création, contrairement à celui d'Augustin qui lui est transcendant : "Dieu est cause immanente mais non transitive de toutes choses"(Spinoza, Éthique, I, 18). Or, Spinoza ne cesse de nous mettre en garde contre une lecture trop littérale des textes sacrés que l'on doit s'abstenir d'"accepter à la lettre ce qui figure dans les Écritures et qui doit être interprété et entendu comme des métaphores"(Spinoza, Traité Théologico-Politique, xiii), notamment ces innombrables passages qui "parlent si improprement de Dieu, lui attribuent des mains, des pieds, des yeux, des oreilles, une âme et jusqu'aux passions du cœur comme la jalousie, la miséricorde, etc."(Spinoza, Traité Théologico-Politique, xiii). Cette position est apparentée à celle de Wittgenstein qui entend, lui aussi, attirer l'attention sur les effets dévastateurs de cette confusion si fréquente entre les choses et le mode de présentation des choses. C'est pourquoi, cette réserve faite, Spinoza n'éprouve aucune difficulté à "répéte[r] avec Jean [que] c’est la justice et la charité qui sont le signe le plus certain, le signe unique de la vraie foi catholique : la justice et la charité, voilà les véritables fruits du Saint-Esprit. Partout où elles se rencontrent, là est le Christ, et le Christ ne peut être là où elles ne sont plus, car l’Esprit du Christ peut seul nous donner l’amour de la justice et de la charité"(Spinoza, Lettre LXXVI à Albert Burgh ). Si, en effet, on évite de tomber dans l'ornière de la littéralité superstitieuse, quel peut bien être le sens de ces paroles attribuées au Christ par l'Évangile de Jean : "je suis le chemin, la vérité et la vie. Nul ne vient au Père que par moi"(op. cit., 14-6) ? La métaphore de la paternité a certainement, comme l'a remarqué Spinoza, le sens métaphorique d'une entité qui engendre une descendance tout en se procréant, c'est-à-dire en se conservant lui-même dans sa créature. De ce point de vue, Dieu est nécessairement présent à lui-même au sens où le père est présent en son fils : tel est le sens ontologique de l'éternité dont l'engendrement biologique donne un aperçu. Mais le fait que ce soit le Christ, c'est-à-dire le Fils de Dieu fait homme et non Dieu lui-même qui, métaphoriquement, prononce les paroles rapportées par l'évangéliste, cela leur donne un sens non seulement ontologique mais aussi, comme Wittgenstein l'a remarqué, éthique : il y a là l'idée d'un chemin à parcourir pour parvenir à la perfection de la vie éternelle, chemin qui passe par l'imitation du Christ comme modèle "de justice et de charité". De fait, la quête éthique de Spinoza est une constante de son œuvre puisqu'il n'a eu de cesse de "rechercher s'il n'existait pas un bien véritable et qui pût se communiquer, quelque chose [...] dont la découverte et l'acquisition me procureraient pour l'éternité la jouissance d'une Joie suprême et incessante [...] : la connaissance de notre union avec la Nature toute entière. Telle est donc la fin à laquelle je tends : acquérir cette nature supérieure et faire de mon mieux pour que beaucoup l'acquièrent avec moi"(Spinoza, Traité de la Réforme de l'Entendement, §1). Il n'y a donc rien d'étonnant à ce que son opus magnum soit une Éthique qui traite tout particulièrement du chemin de vie que doivent, idéalement, emprunter les hommes pour atteindre le plus haut degré de perfectionnement, à la limite, communier avec Dieu ou la Nature tout entière, et qui, pour cela, leur fasse éprouver la plus grande joie possible, à la limite la béatitude. Rien d'étonnant non plus à ce que nous trouvions, dans sa philosophie, une corrélation toute wittgensteinienne entre l'éthique et la religion : "tout désir, toute action dont nous sommes nous-mêmes la cause en tant que nous avons l’idée de Dieu, je les rapporte à la religion"(Spinoza, Éthique, IV, 37). Or, précisément, "la béatitude consiste dans l’amour de Dieu, et cet amour naît de la connaissance du troisième genre, et en conséquence, elle doit être rapportée à l’Esprit, en tant qu’il agit. Cet amour est donc la vertu même"(Spinoza, Éthique, V, 42). Le véritable amour de Dieu, nous dit Spinoza, n'est pas la vénération craintive et superstitieuse, passive, engendrée par le premier degré de connaissance, dominée, nous l'avons dit, par l'magination ou la mémoire qui indiquent l'état d'un corps plutôt que celui de son objet de connaissance. Il commence avec le second degré, celui de la rationalité active qui nous fait connaître ce qui nous est réellement utile. Deuxième degré qui peut même être dépassé dans une supra-rationalité intuitive qui nous connecte instantanément à la Nature tout entière, un peu à la manière de l'intuition bergsonienne. D'où la béatitude, cette joie particulièrement intense qui l'accompagne et l'amour de Dieu qui est inséparable de cette expérience de l'éternité. Car "tout ce que nous connaissons d’une connaissance du troisième genre nous fait éprouver un sentiment de joie accompagné de l’idée de Dieu comme cause de notre joie. [...] Cette connaissance du troisième genre produit nécessairement l’amour intellectuel de Dieu ; car elle produit une joie accompagnée de l’idée de Dieu comme cause, c’est-à-dire l’amour de Dieu, non pas en tant que nous imaginons Dieu comme présent, mais en tant que nous le concevons comme éternel. Or cet amour est justement ce que j’appelle l’amour intellectuel de Dieu [amor intellectualis Dei]"(Spinoza, Éthique, V, 32). Comme l'extase mystique chez Bergson, comme la foi en Dieu chez Wittgenstein, l'amour intellectuel de Dieu est donc pour Spinoza, la vertu par excellence dans la mesure où elle manifeste une communion intuitive avec Dieu comme Nature infinie à laquelle nous sommes intimement connectés, vertu qui nous introduit de plain-pied dans l'éternité. Toutefois, pour Spinoza, comme pour Wittgenstein, la vie bonne, le bonheur, la béatitude n'est pas l'effet, la récompense d'un effort comme pour Bergson, mais l'effort lui-même (conatus), c'est la vertu immanente par excellence : "la béatitude n’est pas le prix de la vertu, c’est la vertu elle-même, et ce n’est point parce que nous contenons nos passions excessives [libidines] que nous la possédons, c’est parce que nous la possédons que nous sommes capables de contenir nos passions excessives"(Spinoza, Éthique, V, 42). C'est donc ce "troisième genre" intuitif de connaissance, le plus élevé, le plus exigeant possible, qui nous fait le mieux comprendre (intellegere, "établir des liens -ou des lois-" en latin) en quoi consiste l'accroissement optimal de notre perfection ou de notre réalité, et donc qui nous fournit la béatitude, c'est-à-dire la joie la plus pure et la plus intense qui se puisse concevoir et par laquelle "le Sage [possède], par une certaine nécessité éternelle conscience de lui-même, de Dieu et des choses"(Spinoza, Éthique, V, 42, scol.).
(à suivre ...)