Portail philosophiqueConnexion

Bibliothèque | Sitographie | Forum

Philpapers (comprehensive index and bibliography of philosophy)
Chercher un fichier : PDF Search Engine | Maxi PDF | FreeFullPDF
Offres d'emploi : PhilJobs (Jobs for Philosophers) | Jobs in Philosophy
Index des auteurs de la bibliothèque du Portail : A | B | C | D | E | F | G | H | I | J | K | L | M | N | O | P | Q | R | S | T | U | V | W | X | Y | Z

Origines de la philosophie(s) et mutations

power_settings_newSe connecter pour répondre
4 participants

descriptionOrigines de la philosophie(s) et mutations - Page 2 EmptyRe: Origines de la philosophie(s) et mutations

more_horiz
Philosophiquement merci pour la lucidité de votre présentation, 
haussant tout son équilibre par la voie diserte de sa recherche, 
inaugurant le savoir constitué en vraie continuité de l'évolution, 
Prolonge le passé, nourrit le présent et tend au futur sa perche,
honorant ceux qui unirent le corps et l'esprit par même passion, 
irréversiblement ce travail dépasse le temps linéaire et cherche, 
le jour qui s'approche peut-être d'une conflagration de la raison,  
ouvrant le cœur, nous protègera du syncrétisme de l'IA revêche.

descriptionOrigines de la philosophie(s) et mutations - Page 2 EmptyRe: Origines de la philosophie(s) et mutations

more_horiz
(... suite)

DEUXIÈME CRITÈRE, L'UNITÉ :

Pour Platon et la philosophie :

La tâche que s'assigne la philosophie platonicienne va être, on s'en doute, moins l'unité que la discrimination, la distinction consistant à essayer de percevoir, au-delà des phénomènes matériels (ou à travers eux) qui semblent témoigner de l'impermanence des choses, leur Être véritable, c'est-à-dire stable, définitif, immuable. Bref, le Philosophe entend discriminer clairement et distinctement, comme le dira Descartes, les subtils indices du réel là où, précisément, le vulgaire se laisse berner par l'apparente globalité indivise des choses, globalité qualifiée d'obscure et de confuse par le Philosophe. Aussi celui-ci s'évertue-t-il à établir une triple partition, une triple dichotomie au niveau ontologique de l'Être, au niveau sémantique du Vrai et au niveau éthique du Bien.

Du point de vue ontologique, on l'a vu, les corps physiques sont réputés fournir à l’œil biologique du vulgaire l'illusion du changement, du mouvement. Tandis que l'élite dotée de ce que Platon appelle "l’œil de l'esprit" perçoit, ou, en tout cas, soupçonne immédiatement le même véritable dans l'apparence de l'autre. Rappelons en effet qu'« il est dans la nature des philosophes de s’attacher à la connaissance qui peut leur dévoiler cette essence immuable, inaccessible aux vicissitudes de la génération et de la corruption »(Platon, République, VI, 485b). Or cette essence immuable n'est accessible qu'à condition de faire abstraction de la matière et de ses changements supposés illusoires par les adorateurs de l'Être. D'où cette tendance proprement philosophique à disqualifier la matière pour promouvoir un soi-disant principe immatériel (la pensée, l'âme, l'esprit, la psukhè, etc.) censé assumer cette plénitude de l'Être dont la matière est décidément dépourvue.

Il s'ensuit, logiquement, de la part de la philosophie naissante, une tendance tout aussi irrésistible à déconsidérer d'un point de vue sémantique les données sensibles lorsqu'il s'agit de s'interroger sur les conditions de vérité d'un énoncé. En effet, « quand il s'agit de l'acquisition de la vérité, [...] la vue et l'ouïe offrent-ils quelque certitude ou [...] n'entendons-nous et ne voyons-nous jamais rien exactement ? [...] Qui donc atteindrait le plus haut degré de pureté en la connaissance, sinon celui qui recourrait le plus possible à la seule pensée, sans conjoindre à cette activité la vue non plus qu’aucune autre sensation »(Platon, Phédon, 65c-66a). Au point même de ne pas hésiter à ravaler les perceptions sensibles (visuelles, auditives, tactiles, gustatives et olfactives) au rang des délires et des hallucinations, comme le suggérera Descartes se demandant tout de go si « toutes les choses qui [lui] étaient jamais entrées en l'esprit, n'étaient non plus vraies que les illusions de [ses] songes »(Descartes, Discours de la Méthode, IV) ! En tout cas, pour la philosophie, la recherche de la Vérité suppose, ipso facto, l'exclusion des données sensibles.

Il en va de même enfin lorsqu'on se place sur le plan éthique ou moral. L'exclusive philosophique se manifeste alors à l'égard des émotions, des passions, des désirs, bref de tous les élans spontanés du corps soupçonnés d'alimenter l'immoralité et la violence là où la connaissance philosophique de l'Être et de sa Vérité conduit, on l'a vu, à diviniser le Bien absolu. Il ne saurait, en effet, y avoir de philosophie sans une maîtrise de « la partie [de l'homme] où siège le désir qui occupe la plus grande partie de notre âme et qui est insatiable de sa nature [en prenant] garde que celle-ci, après s'être accrue et fortifiée par la jouissance des plaisirs du corps, ne sorte de son domaine et ne prétende se donner sur elles une autorité qui ne lui appartient pas, et qui troublerait l'économie générale »(Platon, République, IV, 441c-443d). Là encore, on le voit, la philosophie pratique la discrimination.

Nul mieux que Clément Rosset n'a résumé la situation que nous venons de décrire lorsqu'il dit que « l’éclat du vrai suppose, d’une part un monde d’originaux, de l’autre un monde de copies qui redoublent plus ou moins adroitement les originaux : il y a éclat du vrai quand se profile l’original au travers de ses copies, philosophie du Double, philosophie métaphysique qui tient le « réel » quotidien pour une duplication dont seule la vision de l’Original pourrait lui livrer le sens et la clé »(Rosset, le Réel : Traité de l’Idiotie, II, iii, 2). Dans la mesure où ce qu'il appelle "l’éclat du vrai" suppose, en amont, la contemplation de l'Être, et, en aval, la pratique du Bien, la philosophie naissante cultive non seulement le dualisme (matière ¹ esprit) mais, plus encore, la duplicité : comme le dira Pascal, faire de la philosophie, c'est avoir toujours "une pensée de derrière", une double pensée, une arrière-pensée. C'est donc rejeter a priori toute célébration de l'unité.

Pour Lǎo Zǐ et la sagesse taoïste :

Afin de le soumettre immédiatement à l'examen et à la critique taoïstes, nous avons volontairement passé sous silence l'un des principes méthodologiques fondateurs de cette duplicité philosophique : à savoir le principe de réfutation qui deviendra, à partir d'Aristote, le principe de (non-)contradiction. Il s'énonce de la manière suivante (c'est Socrate qui parle) : « je suis de ces gens qui aiment qu'on les réfute, lorsqu'ils ne disent pas la vérité, qui aiment aussi à réfuter les autres, quand ils s'écartent du vrai, et qui, du reste, ne prennent pas moins de plaisir à se voir réfutés qu'à réfuter. Je tiens en effet pour un bien d'autant plus grand d'être réfuté, qu'il est véritablement plus avantageux d'être délivré du plus grand des maux, que d'en délivrer un autre ; et je ne connais, pour l'homme, aucun mal égal à celui d'avoir des idées fausses sur la matière que nous traitons »(Platon, Gorgias, 458b). Bref, faire de la philosophie, c'est fondamentalement traquer le faux du non-Être et le chasser pour qu'en creux resplendisse le Vrai de l'Être. Car, dira Aristote, « il est impossible qu’une seule et même chose soit, et tout à la fois ne soit pas, à une même autre chose, sous le même rapport »(Aristote, Métaphysique, Γ, 1005b 19-20). Ce qui devient un principe méthodologique nous autorisant à dire que, de deux choses l'une, ou bien la phrase "il est assis" est vraie et la phrase "il n'est pas assis" est fausse, ou bien c'est l'inverse. Mais les deux phrases ne sauraient être conjointement vraies car elles sont contradictoires. De sorte que, si l'on tient à ce qu'elles soient conjointement vraies, alors le "il" dans la première phrase ne doit pas référer à la même chose que le "il" de la deuxième (par exemple, respectivement, Socrate et Glaucon). Et si l'on refuse cette distinction, il faut encore admettre que la première phrase est vraie à l'instant t et la deuxième à l'instant t' différent de t. Bref, ce qui est est et ne saurait, en aucun cas, ne pas être ou ne plus être ; ce qui est vrai est vrai et ne saurait en aucun cas être faux ou le devenir.

Les Taoïstes connaissent aussi très bien ce genre d'argument. Et c'est en vertu de la dénonciation de ce double fétichisme de la pensée que nous avons déjà évoqué qu'ils le déconstruisent. Loin d'eux l'idée de nier l'intérêt pratique du principe de (non-)contradiction. Les taoïstes ne sont pas de sceptiques au sens historique que la philosophie de Pyrrhon d'Elis a donné à ce terme. Il ne s'agit pas, pour eux, de douter de tout tout le temps et de suspendre définitivement leur jugement. Lorsque j'annonce que je vais faire quelque chose, ce n'est évidemment pas pareil que lorsque j'annonce que je ne vais pas le faire. Mais, encore une fois, prenons garde à ne pas prendre nos mots pour des choses : si je dis que je vais peindre la moitié gauche du mur, on me comprend, certes, mais ce n'est pas pour cela qu'il existe un Être comme "la moitié gauche du mur" (où commence-t-elle ? où s'arrête-t-elle ?). Si je dis que je vais peindre aujourd'hui, je suis parfaitement intelligible mais ce n'est pas pour cela qu'il existe un Être comme l'"aujourd'hui" (quand commence-t-il ? quand finit-il ?). De même, désigner un morceau de l'espace-temps en le nommant "Socrate" et le distinguer d'un autre morceau nommé "Glaucon" est parfaitement légitime … tant qu'on ne va pas s'imaginer que ces deux personnes introduisent réellement une discontinuité dans l'espace et dans le temps ! Car c'est bien le même espace et le même temps qui englobe à la fois Socrate et Glaucon, la moitié gauche du mur et sa moitié droite, l'aujourd'hui le hier et le demain. Il est significatif, à cet égard, que, dans la langue chinoise, les verbes ne se conjuguent pas. Tout ça pour dire que le Sage chinois, tout à l'inverse du Philosophe grec, entend faire prendre conscience de la grande Unité dont procède toute réalité. De sorte qu'il n'y a plus lieu d'exclure les contraires.

Dans la mesure où le taoïsme proclame la non-exclusion des contraires en dénonçant le principe de (non-)contradictioncomme une conception erronée de l'espace et du temps, on peut dire que le dào (Tao) est la Voie de la grande Unité et que le Tao Te King est le traité de cette grande Unité. La contradiction n'y est pas abordée dans une vision philosophique des choses comme l'autre du même, l'ablation de l'autre dans le même, mais y est considérée, tout au contraire, comme le devenir-autre du même : « le difficile et le facile se produisent mutuellement. Le long et le court se donnent mutuellement leur forme. Le haut et le bas montrent mutuellement leur inégalité. Les tons et la voix s'accordent mutuellement. L'antériorité et la postériorité sont la conséquence l'une de l'autre »(Lǎo Zǐ, Tao Te King, §2). Ce "même" étant, en l'occurrence, le grand processus cosmique et qui est l'unité de la Voie dont toute chose, tout processus,est la manifestation.

Il existe, dans la plus ancienne tradition chinoise, un ouvrage vénéré comme l'un des piliers les plus solides de cette culture pluri-millénaire, c'est le Yi King (易经, yì jīng, littéralement "livre des mutations, des changements, des transformations, etc." ; tout ce qu'on sait de sa période d'élaboration est qu'il date de l'ère des Zhou, entre -1 000 et -200, au point qu'on le désigne aussi par le titre 周, zhōu yì, littéralement, "changements des Zhou"), livre qui mêle divination, médecine, religion, superstition et sagesse et auquel aucun sage chinois, et Lǎo Zǐ moins que tout autre, ne manque de faire allusion. La raison est facile à saisir : c'est qu'il commence par la phrase « un yīn, un yáng, voilà le dào »(Grand Commentaire du Yi King). Autrement dit, la Voie (dào) est indéfectiblement celle qui mène d'un yīn à un yáng puis de ce yáng à un autre yīn, etc. À l'origine, yīn et yáng désignent respectivement l'ubac et l'adret d'une même colline, ce que rappellent leurs sinogrammes 阴 (colline + lune) et 阳 (colline + soleil). L'une des représentations les plus connues (quoiqu'assez tardive, probablement datant du XII° ou XIII° siècle de notre ère), notamment dans la culture occidentale, du yīn et du yáng est celle de taì jí tú (太极图, la "grande image", littéralement "image de la poutre maîtresse") :
Origines de la philosophie(s) et mutations - Page 2 AAA

On comprend intuitivement et sans difficulté le sens de cette représentation : d'une part, d'où que l'on parte sur la circonférence du cercle (lequel est, chez les Chinois comme chez les Grecs et les Indiens, le symbole géométrique de la perfection, du Grand Tout) en procédant dans une direction ou dans l'autre, on rejoint asymptotiquement la couleur opposée à celle dont on est parti ; d'autre part, il y a toujours du noir dans le blanc et du blanc dans le noir, autrement dit, il n'y a pas de yīn pur ni de yáng pur. D'où il convient de conclure que, pour le Sage chinois, les contraires, loin de s'exclure s'attirent et s'entremêlent.

Pour Patañjali et le Yoga :

Il existe une autre représentation bien connue de cette unité des contraires qui ruine le principe philosophique de (non-)contradiction, mais qui appartient cette fois à la tradition indienne. C'est la danse de Shiva Natarâja, ("Shiva, roi de la danse") effectuant ânanda tândava ("la danse de la félicité") :
Origines de la philosophie(s) et mutations - Page 2 AAA

Là encore, le sens de cette sculpture du XIII° siècle n'est pas bien difficile à saisir. Shiva, le dieu de la destruction (rappelons que dans la Trimûrti, la "trinité" hindouiste, Brahmâ est le créateur, Vishnu le conservateur et Shiva le destructeur), danse dans un (quasi-)cercle de feu une jambe prenant appui sur la voûte céleste, l'autre piétinant le nain Muyalaka qui représente l'ignorance et de la bêtise. Il a la taille ceinte de Nâga, la divinité de la fertilité, et la chevelure ondulant tels les flots de Gangâ, déesse du fleuve Gange qui charrie toute chose. Il tient dans sa main droite supérieure un tambour symbolisant le son primordial de la création, dans sa main gauche postérieure la flamme tout à la fois de la destruction et de la régénération. Sa deuxième main droite est en abhaya-mudrā, geste auguste de protection, et sa main gauche antérieure montre sa jambe levée comme symbole de l'espoir de libération (moksha). Tout donc, dans cette sculpture, suggère le mouvement incessant qui est celui de l'unicité du flux cosmique perpétuel de création et de destruction du monde.

De ce point de vue, en tant qu'ils s'inscrivent dans la tradition hindouiste, on serait tenté de penser que les Yoga-Sûtra de Patañjali sont plus proches de la vision taoïste de l'unité des contraires que du principe de (non-)contradiction qui est celui de la philosophie grecque. Après tout, comme chez Lǎo Zǐ, pour Patañjali « l'état particulier d'un objet tattva, "réalité"] est l'expression de l'unicité d'une certaine combinaison des énergies fondamentales [guna] »(Patañjali, Yoga-Sûtra (B.O.), iv, 14), ce qui revient à dire qu'il existe a priori une certaine unité de la nature (pradhâna) dans sa fluidité même. Pourtant, une telle proximité n'a rien évident. D'abord parce que, à l'instar de la philosophie grecque, nous avons vu que le Yoga entend instaurer une distanciation, autrement dit une certaine discrimination de purusha à l'égard de prakriti, et ce, afin de restaurer purusha dans ses droits en rappelant que « l’agitation du mental [citta vritti] est toujours perçue par la conscience profonde [purusha], toute puissante en raison de son immuabilité »(Patañjali, Yoga-Sûtra (F.M.), iv, 18). Ensuite parce que l'étymologie de yoga comme celle de samâdhi évoquent clairement l'idée d'une unification (la racine "yog" de yoga suggère l'idée de lien et se retrouve dans les mots français "joug", "juguler", etc. quant à samâdhi, nombreux sont les traducteurs à le rendre par "union", "réunion", "rassemblement, etc.). Or, l'unification est un processus de liaison de ce qui, à l'origine,est réputé délié. D'où la question de savoir ce qui, par et dans le Yoga, est susceptible d'être re-lié, ré-unifié, étant entendu que ce ne peut être ni purusha, immuable par essence, ni prakriti, toujours identique à soi dans sa mutabilité même.

Patañjali nous explique que « ce but [samâdhi] est atteint par ceux qui s’y appliquent avec ardeur. [...] Ou bien on peut l'atteindre par l’abandon total au Seigneur Suprême [ishvara pranidhâna] »(Patañjali, Yoga-Sûtra (J.P.), i, 21, 23), bref, qu'il peut être atteint, soit par abandon à la divinité, soit par recours à l'effort volontaire. Mais prenons garde d'abord que la divinité (ishvara) en question n'est pas du tout le Dieu personnel du monothéisme (ni, d'ailleurs, celui de la Bhagavad Gîta, Krishna, cela dit, la Bhagavad Gîta est une épopée et les Grecs nous ont appris qu'il n'y a pas d'épopée sans dieux) mais rien d'autre que l'Esprit lui-même (purusha), une fois débarrassé des citta vritti : « le Seigneur [ishvara] est un purusha particulier non touché par les souffrances, les actes, les résultats et l’espace des intentions »(Patañjali, Yoga-Sûtra (A.D.), i, 24). Le raisonnement de Patañjali peut paraître surprenant puisqu'il nous dit que si l'on veut réaliser l'objectif suprême du Yoga, samâdhi, l'une des deux voies possibles est de considérer le but (purger purusha des citta vritti) comme déjà atteint, laissant alors irrésolue la question de savoir comment, précisément, on fait pour l'atteindre. Ce qui revient à dire qu'il n'y a, en fait, qu'une seule possibilité sans alternative : celle de l'effort volontaire. Inconséquence, optimisme, pensée magique ? Pour ma part, j'inclinerais plutôt vers une autre explication, celle que privilégierait la pensée taoïste : samâdhi n'est pas un but à atteindre par le moyen de l'effort volontaire, mais la conséquence naturellement induite par cet effort volontaire considéré alors, non comme un agencement de moyens, mais comme un ensemble de conditions nécessaires et suffisantes. Si telle est la bonne explication, quelles sont donc ces conditions, en quoi consiste l'effort ?

Eh bien c'est ce que réalise la pratique même du Yoga. En effet, « ascèse [tapas], étude de soi [svadhyâya] et abandon de soi au divin [ishvara pranidhâna], tels sont les aspects pratiques du yoga »(Patañjali, Yoga-Sûtra (B.O.), ii, 1), trois aspects "pratiques" qui reviennent au même puisque, de quelque point de vue qu'on l'aborde, la pratique du Yoga converge toujours vers citta vritti nirodah, c'est-à-dire la prévention de cette malheureuse dispersion mentale à quoi s'identifie purusha. Or, si l'on veut enrayer une dispersion, quelle qu'elle soit, entre réalités diverses, rien ne vaut la concentration sur une seule réalité. D'où, logiquement, « pour l[a] prévention [des citta vritti], la pratique d’une seule réalité [eka tattva abhyâsa] »(Patañjali, Yoga-Sûtra (A.D.), i, 32). Si l'on se souvient que citta vritti n'est que la manifestation psychique de l'agitation incessante de la matière (prakriti) corporelle, calmer l'agitation mentale ne consiste donc pas à éliminer le mental (comment le pourrait-on ?), ni à l'ignorer avec mépris comme le fait le Philosophe, mais plutôt à unifier le mental. Et comme le mental (citta) est le reflet du corps (prakrit), il convient d'abord d'unifier les mouvements du corps. D'où l'importance de « la perfection du corps et des organes [qui] vient de la destruction des impuretés par l'ascèse [tapas] »(Patañjali, Yoga-Sûtra (A.D.), ii, 43). De fait, quiconque observe une fois dans sa vie une séance de Yoga pourra se rendre compte que le Yoga est un travail sur des "postures", âsana, dont la tenue témoigne de l'ascèse, de la maîtrise du corps, de la continence imposée à ses gestes donc, in fine, de l'unité du mental (citta) et du corps (prakriti).

(à suivre ...)

descriptionOrigines de la philosophie(s) et mutations - Page 2 EmptyRe: Origines de la philosophie(s) et mutations

more_horiz
Zeugme a écrit:
Philosophiquement merci pour la lucidité de votre présentation, 
haussant tout son équilibre par la voie diserte de sa recherche, 
inaugurant le savoir constitué en vraie continuité de l'évolution, 
Prolonge le passé, nourrit le présent et tend au futur sa perche,
honorant ceux qui unirent le corps et l'esprit par même passion, 
irréversiblement ce travail dépasse le temps linéaire et cherche, 
le jour qui s'approche peut-être d'une conflagration de la raison,  
ouvrant le cœur, nous protègera du syncrétisme de l'IA revêche.


Merci, Zeugme, pour cet élogieux acrostiche. Je ne sais pas si j'en suis digne mais mon voyage en Extrême-Orient m'a, en effet, confirmé ce que mes lectures me laissaient pressentir çà et là : à savoir que l'humanité est riche de ses sagesses pluri-millénaires que le scientisme imbécile d'un occident agonisant (rappelant, au passage, qu'en latin occidens, c'est "celui qui tombe" et oriens "celui qui se lève", cruauté de l'étymologie !) a toujours traité avec condescendance, sinon avec mépris.

descriptionOrigines de la philosophie(s) et mutations - Page 2 EmptyRe: Origines de la philosophie(s) et mutations

more_horiz
(suite de ...)

TROISIÈME CRITÈRE, LA PAIX :

Pour Platon et la philosophie :

À la suite de ce que l'on a dit précédemment des conditions d'émergence de la philosophie, on imagine mal que celle-cine soit pas, par nature, éristique, polémique, donc facteur de conflit plutôt que de paix. Je citerai juste trois témoignages de penseurs (quasi-)contemporains sur cet aspect de la philosophie : « les Philosophes sont des violents qui, faute d’armée à leur disposition, se soumettent le monde en l’enfermant dans un système »(Musil, l’Homme sans Qualités, I, §62) ; « il est évident que la vérité ne peut être tolérante, qu’elle n’admet ni compromis ni restriction »(Freud, Nouvelles Conférences sur la Psychanalyse) ; « c’est dans la mesure où l’homme est susceptible de discours qu’il est susceptible de violence »(Rosset, le Réel : Traité de l’Idiotie, II, ii). Pour Musil, le Philosophe est un militaire qui a raté sa vocation, pour Freud, un intransigeant, un fanatique, un dogmatique, un sectaire. Quant à Rosset, il rappelle qu'il n'y a pas d'agression humaine, guerre, viol ou bagarre qui ne commence par des paroles qui vont justifier l'agression en la présentant comme la conséquence fatale d'une situation que ces mêmes paroles auront suffi à provoquer. Autant dire que le Philosophe va traiter la notion de paix avec la même condescendance que celles de vide ou d'unité.

Pourtant, il serait abusif de considérer le Philosophe comme un va-t-en-guerre systématique dont le langage policé et distingué dissimulerait plus ou moins efficacement une furie destructrice. Non, le Philosophe est, généralement, un iréniste (du grec eïrènè, "paix".), mais il l'est à la façon des despotes, des dictateurs : il milite pour LA paix, si l'on veut (nombreux sont les Philosophes à avoir produit une réflexion sur le thème de la paix, l'un des plus marquants, à cet égard, étant sans doute Emmanuel Kant qui publia, en 1795, un Projet de Paix Perpétuelle), mais d'une part, c'est de SA propre conception de la paix qu'il s'agit toujours, à l'exclusion de nulle autre, et, d'autre part, la paix dont il est question est toujours une "paix des braves", une pax romana, c'est-à-dire une paix que le vainqueur d'un conflit, potentiel ou avéré, impose par la force au vaincu. Ce qu'en dit Platon est, à cet égard, tout-à-fait significatif : « il y a dans l'État [polis] et dans l'âme d'un individu [psukhès] des parties correspondantes et égales en nombre. [...] Ainsi nous dirons, je pense [...] que ce qui rend l'État juste [dikaïon], rend également l'individu juste [et que] l'État est juste, lorsque chacun des trois ordres qui le composent remplit le devoir qui lui est propre. [Or, s'agissant de l'âme]n'appartient-il pas à la raison [logistikon] de commander [arkheïn], puisque c'est en elle que réside la sagesse, et qu'elle est chargée de veiller sur l'âme tout entière ? […] L’homme juste [...] établit un ordre véritable dans son intérieur [...], il met les trois parties de son âme [la raison, le courage et le désir] en harmonie [sumphonia] »(Platon, République, IV, 441c-443d).

D'abord, nous remarquerons la grandiloquence argumentative caractéristique du Philosophe et consistant à s'autoriser à conclure sur la base d'un argument analogique, en l'occurrence l'analogie, qui est posée d'autorité sans autre forme de justification (d'où l'idée très populaire, notamment chez les libéraux à partir du XVII° siècle et qu'il a fallu attendre Wittgenstein pour déconstruire : la conduite humaine ne serait, au fond, qu'une sorte de "gouvernement" de soi), entre la Cité (polis) et l'âme (psukhè). Ensuite, et c'est bien là le plus grave, une fois admise cette analogie, on doit admettre aussi que, de même que ce sont les meilleurs, les plus forts ou les plus riches qui sont supposés, dans la Cité, légitimes à commander "paisiblement" les moins bons, moins forts, moins riches, de même, c'est la raison (dont le fabuliste rappelle que c'est toujours celle du plus fort) qui doit veiller à maintenir la paix entre les parties (fonctions ?) inférieures de l'âme et ce, au nom de la justice (dikaïosunè). Et de même que, à la suite d'un conflit armé, le traité de paix imposé par le vainqueur au vaincu se prévaut toujours, immanquablement, d'un "ordre juste" enfin (r)établi, de même, donc, il est réputé philosophiquement "juste" que l'âme soit "apaisée" par la continence imposée par la raison aux sentiments, aux émotions, aux sensations, aux passions, aux désirs, etc. Dans tous les cas, c'est à cette condition que, chaque partie prenante "remplit le devoir qui lui est propre" (en l'occurrence, soit commander, soit obéir) et, partant, préserve la paix, qu'elle soit sociale ou psychique en respectant un ordre "juste". On voit donc que pour Platon, il est moins question de paix que de pacification, d'établissement par la force, d'un ordre supposé juste a priori. Quant à l'origine de la force supposée capable d'atteindre un tel objectif, c'est, pour garder l'analogie platonicienne entre la Cité (polis) et l'âme (psukhè), la force publique (l'armée, la police) dans un cas, la force morale individuelle (le devoir) dans l'autre.

Pour Lǎo Zǐ et la sagesse taoïste :

Pour le Sage chinois, la paix (dàn) n'est ni à établir ni à rétablir dans la mesure où elle est déjà présupposée dans la notion d'unité de la Voie. Il suffit en effet qu'il y ait conjonction d'événements (y compris d'événements contraires) pour que cette conjonction soit présumée harmonieuse et, par conséquent, génératrice de paix. Aussi l'un des termes qui, en chinois, désigne cette notion d'harmonie est-il le terme 和(hé) qui n'est autre que la conjonction "et". En d'autres termes, il suffit que l'événement e et l'événement e' soient conjoints dans l'espace et/ou dans le temps pour qu'ils soient réputés en harmonie au motif que l'un et l'autre procèdent, conjointement, de la Voie (dào), c'est-à-dire du grand accord céleste par lequel tout arrive. Voilà qui peut paraître exagérément optimiste. Il convient donc d'apporter deux petites précisions.
Premièrement, le terme "optimisme" a été inventé par le philosophe allemand de la fin du XVII° et du début du XVIII° siècles Gottfried Leibniz pour désigner sa conception de ce qu'il appelle lui-même "l'harmonie pré-établie" et qui consiste à penser que notre univers est, parmi tous les univers a priori possibles, le meilleur qui pût jamais être (dans son Candide, Voltaire raille l'optimisme Leibnizien en montrant Pangloss, le maître de Candide, qui s'en va répétant "tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles" devant les ruines du tremblement de terre de Lisbonne en 1755 ). Sans rentrer dans les détails de la métaphysique leibnizienne disons simplement que Leibniz, qui était aussi diplomate, aimait à se faire décrire le mode de pensée des Sages taoïstes par les pères jésuites qui avaient vécu en Chine et avec lesquels il entretenait une correspondance suivie. Il serait étonnant qu'il n'y ait, entre la notion leibnizienne d'harmonie pré-établie et son équivalent taoïste qu'une simple coïncidence.

Deuxièmement, « [l'accord céleste] c'est l’harmonie de tous les êtres, dans leur commune nature, dans leur commun devenir. Là, pas de contraste, parce que pas de distinction. Embrasser, voilà la grande science, la grande parole. Distinguer, c’est science et, parler d’ordre inférieur. […] Et quelle est l’occasion de ces distinctions ? Ce qui les occasionne, ce sont l’activité, les relations, les conflits de la vie. De là les théories, les erreurs »(Zhuāngzǐ, Zhuang Zi, ii). Encore une fois, le Sage ne nie pas l'intérêt qu'il y a, face aux exigences de la vie de tous les jours, à distinguer, discriminer, exclure. Sauf que, encore et toujours, ce sont nos besoins pragmatiques tels que le reflète notre usage du langage qui prononce distinction, discrimination, exclusion. Lesquelles ne sont rien, en tout cas rien de réel, rien au-delà des mots. Car, comme le dira Wittgenstein, notre langage "laisse toute chose en l'état", il ne saurait attenter aux propriétés du réel. Finalement, il n'y a pas lieu de parler d'"optimisme" à propos de la conception taoïste de l'harmonie comme conjonction puisque, au fond, ce terme montre un problème que nous avons mais ne dit absolument rien du réel.

Cela dit, il existe-t-il, en chinois au moins un autre terme qui connote l'idée de paix, c'est le mot 中(zhōng) qui désigne le milieu, le centre. Rappelons que les Chinois appellent leur pays "Empire du Centre" zhōng guó, quant à l'expression "République Populaire de Chine", elle se traduit en chinois zhōng huá rén mín gòng hé guó, c'est-à-dire, littéralement "communauté populaire du pays du centre harmonieux"), à commencer, bien entendu par le centre de gravité qui, en physique, est le point d'application des forces de gravité et qui définit l'équilibre d'un corps. On traduit parfois zhōng par "intériorité", ce qui est pertinent à condition d'entendre par là "centralité" au sens sus-défini et non pas une soi-disant intériorité psychique qui s'opposerait à une extériorité physique. Contrairement à ce que l'on trouve dans les traditions occidentale ou indienne, par exemple, il n'y pas ce genre de distinction dans la pensée taoïste : la Voie est la même pour tous les existants, qu'ils soient choses, hommes, États ou Cosmos. Par ailleurs, l'idée d'"intériorité psychique" est indissociable de celle d'agent de l'action (le "sujet"), ce qui suppose, entre autres choses, la possibilité, exclue par le Tao, de contrarier les processus naturels (notons qu'en chinois, il n'y a pas de distinction grammaticale entre une voie "active" et une voie "passive"). La notion de paix inhérente à ce terme n'est donc pas une harmonie pré-établie mais plutôt une centralité, un équilibre dynamique obtenu par et dans le flux perpétuel du devenir. En particulier, dans l'humaine société, « chercher la pureté et la paix dans la séparation d’avec le monde, c’est exagération. Elles peuvent s’obtenir dans le monde. La pureté s’obtient dans le trouble de ce monde, par le calme intérieur, à condition qu’on ne se chagrine pas de l’impureté du monde. La paix s’obtient dans le mouvement de ce monde, par celui qui sait prendre son parti de ce mouvement, et qui ne s’énerve pas à désirer qu’il s’arrête »(Lǎozǐ, Tao Te King, §15). La paix n'est pas obtenue par une action vertueuse qui s'insinuerait dans le devenir naturel en faisant dévier, voire même arrêter, son cours. La paix n'est pas un état que l'on obtient par la force mais un processus qui se produit naturellement, pour peu, justement qu'on ne se chagrine pas en lui assignant un terme dans l'espace et/ou dans le temps. Et, de même que, pour continuer à filer l'analogie platonicienne, le médecin ne (r)établit pas, à proprement parler, la santé du malade mais tâche de mettre le corps souffrant dans les conditions (notamment de circulation des fluides vitaux) qui lui permettront de recouvrer naturellement la santé au moment opportun, de même, de même, le Sage ne (r)établit pas la paix mais exploite, dans le flux perpétuel du devenir, les situations les situations propices à ce re-centrage dans la Voie qu'il montre, qu'il indique, notamment par l'exemple de son propre comportement.

Autrement dit, d'une part il est absurde de chercher la paix en tentant de s'abstraire du devenir, à l'instar de ce que prétend réaliser le Philosophe, d'autre part, la paix entendue comme harmonie pré-établie peut et doit être socialement confirmée et parachevée par la sagesse de "celui qui sait prendre son parti de ce mouvement, et qui ne s’énerve pas à désirer qu’il s’arrête". D'où l'importance anthropologique du modèle d'aisance et de simplicité du Sage (en chinois, shèng, également "saint" et "sacré"). Dans ces deux acceptions (conjonction et centralité) finalement complémentaires, une commune notion de paix qui est celle de l'aisance naturelle conforme à la Voie. Ce que confirme la fréquence de la métaphore de l'eau dans les propos du Sage : « la paix n’est pas un objectif que le Sage atteint par des efforts directs. […] Elle est le Principe de la claire vue du Sage. […] Rien qui tende plus à l’équilibre, au repos, que l’eau »(Zhuāng Zǐ, Zhuang Zi, §13). Telle l'eau, le Sage n'agit pas mais répand facilement ses bienfaits en imprégnant tous les lieux, y compris les plus improbables, les plus vils, de sa présence discrète : « la suprême vertu est comme l’eau. […] Elle occupe les lieux bas dédaignés des humains, en cela elle est proche de la Voie »(Lǎo Zǐ, Tao Te King (M.C.), §8).

Pour Patañjali et le yoga :

Il semblerait que l'idée de paix soit spontanément associée par l'opinion, notamment occidentale, à la culture indienne traditionnelle et, par conséquent, aussi au Yoga. Au point que shanti, le terme sanskrit qui traduit littéralement le mot "paix" est abondamment utilisé par les promoteurs (pas toujours désintéressés) de l'indianisme en Europe et en Amérique. En fait, de telles allusions ne font qu'exploiter l'importance, bien réelle, de la notion colatérale d'ahimsâ ("non-violence"), en particulier dans l'hindouisme. Citons deux exemples tirés des Upanishad : « sous l’inspiration de la bienveillance [kshama], l’homme se comporte envers toutes les créatures animées, que ce soit en pensée, en parole ou en acte, de la même façon qu’il aimerait qu’on se comporte envers lui »(Jabala Darshana Upanishad) ; « que je n’inspire aucune crainte à aucun être ! »(Narada Parivrajaka Upanishad). Il y a là, manifestement, l'idée que les êtres humains doivent se comporter de manière respectueuse à l'égard de toutes les entité jamais surgies de la nature, lesquelles sont, rappelons-le, indistinctement tissées de la même étoffe, à savoir un entrelacement de prakriti (matière) et de purusha (esprit). Quant à la forme injonctive que prennent ces exemples, ils tendraient à abonder dans le sens philosophique d'une force morale destinée, en tout cas chez l'homme, à contrarier ses propres inclinations perverses.

Or, s'agissant des Yoga-Sûtra de Patañjali, rien n'est moins évident qu'une telle convergence. Remarquons tout d'abordqu'il n'y a, dans ce texte, pas une seule occurrence du terme, shanti, et trois seulement du couple himsâ/ahimsâ,"violence/non-violence" (B.O., F.M., J.P.), "nuisance/non-nuisance" (A.D).  Celles-ci sont, d'ailleurs toutes énoncées dans la courte partie relative aux yama, c'est-à-dire aux "réfrènements" (J.P.), aux "maîtrises" (A.D.), à la "discipline" (B.O.), bref, aux "règles de vie dans la relation aux autres" (F.M.), respectivement en Yoga-Sûtra, ii, 30, 34, 35. Détaillons-les brièvement. « Non-violence (ahimsâ), véracité (satya), absence de vol ou désintéressement (asteya), continence ou modération  (brahmacarya), pauvreté ou refus des possessions inutiles (aparigraha), tels sont les réfrènements (yama) »(Patañjali, Yoga-Sûtra (J.P.), ii, 30). Apparemment, Patañjali fait état de cinq yama. Mais y en a-t-il réellement cinq ? Satya, asteya, brahmacarya et aparigraha ne sont-ils pas, au fond, des déclinaisons ou, plus exactement, des conditions de survenance d'ahimsâ ? Peut-on imaginer une non-violence (non-nuisance), fût-elle réduite à sa seule dimension sociale, compatible avec la pratique du mensonge, du vol, de l'incontinence, de l'accaparement, a fortiori avec la conjonction de plusieurs de ces facteurs ? La réponse coule de source, car « ces pensées comme la violence [himsâ] etc. […] engendrent une souffrance et une confusion qui n’ont pas de fin54. Méditer sur le contraire empêche cela »(Patañjali, Yoga-Sûtra (F.M.), ii, 34). Du coup, la solution de Patañjali semble se rapprocher de celle de Lǎo Zǐ, notamment lorsqu'il souligne qu'« en présence de celui qui a adopté la non-violence [ahimsâ] tous les êtres renoncent à l’inimitié »(Patañjali, Yoga-Sûtra (J.P.), ii, 35). Rapprochement qui semble se confirmer lorsqu'il écrit que « le but [du Yoga] n’est pas de bouleverser l’ordre de la Nature, mais d’écarter les obstacles à son évolution, à l’instar d’un cultivateur qui dégage son champ »(Patañjali, Yoga-Sûtra (J.P.), iv, 3). La métaphore du bon jardinier, abondamment utilisée par Lǎo Zǐ, évoque évidemment le wéi wú wéi ("agir à ne pas agir") cher aux taoïstes. Sauf que, d'une part, chez Patañjali, il ne s'agit là que d'une image isolée, tandis que, pour Lǎo Zǐ, ce genre de métaphore est à la fois fondamental et permanent, et, d'autre part, comme Françoise Mazet prend le risque de l'interpréter, il s'agit, pour Patañjali de susciter ahimsâ par le moyen de la méditation ("risque" parce que, dans le texte sanskrit, en ii, 34, il n'est explicitement question, pour autant que j'aie pu le comprendre, ni de "méditer", ni de "méditation") comme moyen posé en vue d'une fin à atteindre, en l'occurrence, on le sait déjà, samâdhi, ce qui, derechef, renvoie à l'effort volontaire de la philosophie grecque plus qu'à l'aisance naturelle de la sagesse chinoise.

Toutefois, contrairement à la fois à l'une et à l'autre, la solution préconisée par le Yoga de Patañjali pour (r)établir la paix sous forme de "non-violence" ("non-nuisance") passe, nous l'avons vu, par une distanciation (vairâgya) de l'espritparticulier (purusha) à l'égard du corps particulier (prakriti), ce qui suppose une pratique unificatrice (eka tattva abhyâsa) du mental (citta) comme représentant en temps réel des modifications (vritti) du corps. En d'autres termes, sans pour autant méconnaître les enjeux sociaux et anthropologiques qui sont, explicitement, ceux de Platon ou de Lǎo Zǐ, la pratique du Yoga telle qu'elle est préconisée par Patañjali se présente comme celle d'un entraînement psychique. Le mot "entraînement" devant s'entendre à la fois comme répétition patiente d'exercices et à la fois comme mécanisme qui entraîne des effets à sa suite, notamment des effets implicites de paix sociale. Et "psychique" devant se prendre dans son acception étymologique, c'est-à-dire concernant au premier chef l'âme (psukhè), l'esprit, la conscience, le mental, etc., bref, tout ce que les dualismes de tout bord (cf. Corps et Âme) distinguent du physique, du corps, de la matière.

Cela posé, il reste qu'à la suite de l'enchaînement âsana-prânâyâma-pratyahârâ-dhâranâ-dhyâna, l'effet explicitement envisagé par cet "entraînement psychique" reste samâdhi, cet état d'unification du mental (citta) seul compatible avec l'essentielle quiétude de l'esprit (purusha), le seul état mental qui fasse droit à la nature éternelle et immuable de l'esprit. De fait, seule « l’expérience du samâdhi sans activité mentale induit un état intérieur de paix et de clarté [prasâda] »(Patañjali, Yoga-Sûtra (F.M.), i, 47). Alors, « c'est le samâdhi absolu [nirbîjah samâdhih]»(Patañjali, Yoga-Sûtra (B.O.), i, 51). Car, qui l'a atteint « ne ressent plus aucun engouement, même pour les plus subtils niveaux intellectuels ; il a atteint le samâdhi dit du Nuage de Vertu [dharma megha samâdhi] »(Patañjali, Yoga-Sûtra (B.O.), iv, 29), autrement dit, du fait que l'esprit n'est plus perturbé par l'agitation du mental, le yogi en ressent une infinité de bienfaits. Finalement, la notion de paix qui colore implicitement la totalité du texte de Patañjali est celle de prasâda, c'est-à-dire de sérénité, de quiétude, de paix intérieure à l'esprit (autres traductions : transparence (A.D.), clarté et grâce (B.O.), apaisement (F.M.), paix et clarté (J.P.).), ce qu'Ysé Tardan-Masquelier appelle joliment la "non-violence à l'égard de soi-même".

Pour conclure, nous rappellerons que la philosophie n'est pas la sagesse. À la première appartient l'ambition intellectuelle et rhétorique de réformer ce qui, dans la représentation conceptuelle que les hommes se font du réel, relève de l'illusion propre à égarer l'esprit sur ce qu'il convient de faire pour diriger le corps du mieux possible, à savoir rechercher d'abord le bien moral ou le bonheur éthique à travers le vrai théorique. À la seconde, au contraire, appartient l'aisance humble et parcimonieuse de l'être humain tout entier se fondant dans l'harmonie du réel à laquelle il est toujours tenté de se soustraire au nom du droit imprescriptible à dire "je sais que ...", mais qu'il suffit de réguler par des indications ponctuelles qui le ramènent sur la Voie de la vacuité de l'ego comme du scio, de l'unité du Cosmos et, enfin, de la paix intérieure comme extérieure. Si on accepte cette distinction, alors la question de savoir si les Yoga-Sûtra de Patañjali relèvent de l'une ou de l'autre catégorie s'avère difficile à trancher. En effet, ce texte rappelle, par bien des égards, la tradition philosophique occidentale : par le caractère méthodique et progressif de sa composition d'abord, ensuite par l'importance accordée, plus particulièrement dans ses première et quatrième parties, à la théorie de la connaissance, enfin par l'orientation éthique, voire moralisante qui se dégage des deuxième et troisième parties. Cela dit, les Yoga-Sûtra ont manifestement aussi des points communs avec les sagesses orientales (notamment le bouddhisme, le confucianisme et le taoïsme) : du point de vue de la forme, le style est plus allusif (aphoristique) que franchement démonstratif (de là l'abondance et les divergences tant de traduction que de commentaires) et on ne peut manquer de percevoir un certain flottement sémantique dans des notions-clés comme celle d'esprit (neuf mots pour en parler !) ou celle de connaissance (dix termes différents !) ; quant au contenu du texte, même si la notion de paix, pourtant centrale dans les spiritualités orientales, n'est, ici, abordée que superficiellement et indirectement, d'autres, tout aussi importantes, telles que celle de vide-détachement (vairâgya) de l'esprit à l'égard de ce qui le perturbe et, surtout, d'unité-unification (samâdhi) de l'être conscient avec soi-même et avec le Cosmos, font l'objet d'un traitement approfondi. D'ailleurs, toute l'équivocité de ce texte se trouve résumée dans le sûtra par lequel se clôt le traité de Patañjali: "la réabsorption des guna, vidés de leur raison d’être, par rapport au purusha, marque l’état d’isolement [kaïvalya] de la conscience [citi] dans sa forme originelle" (Patañjali, Yoga-Sûtra (F.M.), iv, 34), sûtra qui, dans sa formulation, aurait été sans doute été approuvé par Platon (effort de lutte contre les passions) autant que par Lǎo Zǐ (abandon au cours de la Nature).

descriptionOrigines de la philosophie(s) et mutations - Page 2 EmptyRe: Origines de la philosophie(s) et mutations

more_horiz
conseil: tout d'abord lire les participations supra de PhiPhilo.

merci à vous pour connaître et avoir su rapprocher ces textes vivants comme deux silex produisent des étincelles, pour celles et ceux qui ne connaissent pas ou trop peu ces "traditions" de sagesses qui effectivement sont distincts en forme et effets de la philosophie, ils leurs est maintenant possible de lire et relire cette présentation qui tend à la sagesse par l'intelligence philosophique, et même si ce n'est pas la première fois que s'entame un dialogue posthume dans lequel des humains ont donné de la voie voix  entre temps et lieux éloignés, cette réactivation vivante, par votre exposé, en redonne dans un certain sens, une nouvelle finalité ici et maintenant...



apostille : pour la tradition indienne le jnana yoga qui pose par la question première : "qui suis-je ? ", une ligne d'horizon qui est en même temps une ligne d'horizontalité, permet que le questionnement soit simplement maintenu comme : une direction pour le mouvement de la pensée vers, mais sans désigner telle réalité distincte de telle autre par la structuration conceptuelle, ainsi l'exercice du mental instable, qui maintient l'objectivité et la subjectivité (bipolarité du connu/inconnu et de l'inconnu/connu) en équilibre incertain par une correction en temps réel d'une horizontalité (le sens raisonnable), se retrouve (car il l'avait perdu) en stabilisé par la même qualité de présence que l'horizon lui même, comme finalité cosmique...

tout comme dans le Tao, la marche du Sage/Saint restitue en sa présence unificatrice l'agir et le non-agir, et par sa participation aux histoires des humains, ne peut être vu que comme celui/celle (distinction fortuite dans le Tao lui même ) qui manifeste une désappropriation  : "Quand je cesserai de chérir mon nom, je n'aurai plus aucun dérangement.13" cette paix intérieur comme horizon et horizontalité se retrouve aussi dans ce passage de soi au tout : "Le Tao est une forme sans forme, une image sans image. Il est l'Indéterminé. Si l'on marche devant lui, on ne voit pas son principe. Si l'on va derrière lui, il paraît sans fin. En suivant l'antique voie, on maîtrise le présent. Car le Tao est le fil qui guide l'homme à travers le temps 14 " cela voudrait-il dire que curieusement se rencontrer soi même serait ne plus se voir et en suivant alors sa présence, on disparaît du monde...?
privacy_tip Permission de ce forum:
Vous ne pouvez pas répondre aux sujets dans ce forum
power_settings_newSe connecter pour répondre