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PREMIER CRITÈRE, LE VIDE :
Pour Platon et la philosophie :
Disons tout de suite que, pour la philosophie le vide n'est pas un objet de pensée (vide = néant = 0 = rien à savoir = rien à faire). Pour comprendre cette désaffection, sinon ce mépris originels de la philosophie à l'égard de la notion de vide, il faut rappeler les conditions socio-historiques de son émergence : d'une part la démocratie qui exige un débat contradictoire permanent sur les valeurs et leur application, d'autre part la guerre incessante d'Athènes et de ses alliés contre Sparte et ses alliés (guerre du Pélopponèse, guerre de Corinthe), puis contre la Macédoine, guerre qui aboutira, après la bataille de Chéronée (-338) à l'absorption progressive de la Grèce dans l'empire de Philippe II. Pour toutes ces raisons, l'invention de ce qu'il est convenu d'appeler, dans notre culture, la "philosophie" à Athènes à la fin du V° siècle et au début du IV° avant notre ère se veut être une réaction nostalgique contre ce que le duo mythique Socrate-Platon considère comme l'ère du vide très éloignée de l'âge d'or d'Athènes à l'époque de Périclès (première moitié du V° siècle) et que la lamentable affaire dite "des Arginuses" (rappelons qu'en -406, une bataille navale mettant aux prises, au large des îles Arginuses, Athènes et Sparte voit la défaite de celle-ci mais, au retour, les stratèges athéniens, au lieu d'être acclamés par l'Ekklèsia, sont au contraire condamnés à mort pour n'avoir pas pris soin des marins tombés au combat ; ce qui n'empêche pas l'assemblée populaire, sans doute prise de remords, de réhabiliter officiellement lesdits stratèges peut de temps après leur exécution ; si l'on en croit Xénophon, un certain Socrate, qui se trouve exercer les fonctions de prytane à ce moment, aurait été fortement impressionné par cette affaire) ainsi que les comédies d'Aristophane illustrent à merveille.
Cette ère du vide est, en fait, une période critique marquée par le triple sceau de la vacuité. Vacuité ontologique d'abord avec l'opinion de plus en plus largement répandue qu'il n'y a pas de réalité stable, que tout passe, tout change, tout se modifie ou, comme le dit le penseur pré-socratique Héraclite, "tout coule [panta rhéï]". Vacuité sémantique ensuite puisque, s'il n'y a rien de stable en ce bas-monde, alors, en particulier, comme les rhéteurs et les sophistes s'en vont le répétant, il n'y a pas non plus de vérité. "L'homme est la mesure de toute chose" proclame le rhéteur Protagoras, voulant dire par là qu'il n'y a de vérité que contextuelle : ce qui est vrai aujourd'hui ne l'était pas hier et ne le sera plus demain, ce qui vaut pour l'un ne vaut pas pour l'autre et, pour parodier Pascal, vérité en-deçà du Mont Olympe, erreur au-delà. Vacuité morale ou éthique enfin puisque, s'il n'y a pas de vérité, il y en a encore moins en ce qui concerne le bien-agir dans la conduite de l'humaine existence, ainsi que le montrent Eschyle, Sophocle et Euripide dans leurs tragédies. Même les meilleurs d'entre les hommes, à savoir les héros, les demi-dieux, sont susceptibles, au détour d'un malheureux concours de circonstances, de commettre les pires absurdités, voire les pires atrocités (citons par exemple Ajax qui est à deux doigts d'exterminer toute l'armée achéenne, Héraklès ou Médée qui tuent leurs propres enfants, et, bien entendu, Œdipe qui tue son père et épouse sa mère).
Comme remède à cette triple vacuité considérée par eux comme pathologique, les premiers Philosophes préconisent au contraire l'attachement à la plénitude éternelle et immuable de l'Être, du Vrai et du Bien. Raison pour laquelle la philosophie va consister, dans un premier temps, à contempler l'Être afin d'en tirer des connaissances absolument et définitivement Vraies, en particulier la connaissance de ce qui, dans l'action humaine, est absolument et définitivement le Bien. Il en résulte, de la part du Philosophe, un discours dualiste : « l’idée du Bien est l’objet de connaissance le plus sublime. [Car] ce que le Bien est à la sphère intelligible par rapport à l’intelligence et à ses objets, le soleil l’est dans la sphère visible par rapport à la vue et à ses objets. [Or] il existe une sorte d’œil de l’esprit par lequel l’âme peut fixer son regard sur la vérité. [Dès lors], ce qui répand sur les objets de la connaissance la lumière de la vérité […] c’est l’idée du Bien »(Platon, République, VI, 505a-509a). L'analogie entre le Bien et le soleil est significative : nous avons, d'un côté le monde de l'esprit (topos noètos) éclairé par le Bien, de l'autre le monde de la matière (topos horatos) éclairé par le soleil, le premier étant la demeure de l'Être éternel et immuable, le second le séjour du non-Être passager et fugace. Par ailleurs, on voit combien le discours philosophique adopte un ton grandiloquent dans la mesure où il s'agit avant tout de démontrer et de convaincre face à l'habileté rhétorique des rhéteurs et des sophistes rompus aux exigences du débat démocratique. Enfin, ce discours est clairement élitiste : seuls « les vrais Philosophes sont ceux qui aiment le spectacle de la vérité » (Platon, République, V, 475e), seuls quelques happy few possèdent cet "œil de l’esprit par lequel l’âme peut fixer son regard sur la vérité" (d'où l'idée bien connue que, pour résoudre les problèmes humains il faut confier aux Philosophes la direction de la Cité, programme qui, contrairement aux apparences, a été parfaitement mis en œuvre ; si on a du mal à s'en apercevoir, c'est simplement parce que, depuis belle lurette, le Philosophe sous-traite le problème de l'Être au théologien, celui de la Vérité au savant et celui du Bien au politique).
Pour Lǎo Zǐ et la sagesse taoïste :
Les milieux érudits chinois connaissent à peu près les mêmes débats entre métaphysiciens tenants de l'immuabilité de l'Être et anti-métaphysiciens relativistes. Sauf que ces débats ont lieu dans un contexte socio-historique bien différent : l'Empire du Milieu (c'est ainsi que les chinois nomment leur pays) n'est pas une démocratie mais un État féodal extrêmement hiérarchisé dominé par la dynastie des Zhou qui va s'étendre sur huit siècles, du milieu du XI° au milieu du III° siècles avant notre ère. De ce fait, la Chine connaît, à l'époque de la naissance de la philosophie en Grèce, une ère de paix et de relative prospérité. C'est sans doute l'une des raisons pour lesquelles la nostalgie de l'Être éternel et immuable est moins urgente qu'en Grèce à la même époque.
L'école de Confucius et celle, à peu près contemporaine (VI° siècle) de Lǎo Zǐ (Lao Tseu) vont même jusqu'à professer une réaction contre la tendance à la vénération de l'Être dans laquelle elles décèlent un double fétichisme de la pensée. Celui qui consiste à prendre les mots pour des choses et celui consistant à prendre les choses pour des êtres. Prendre les mots pour des choses : par exemple, si je dis "aujourd'hui, il y a des nuages dans le ciel", les termes "nuage" et "ciel" renvoient sans doute à des "choses" extérieures au langage et qui en garantissent la signification en termes de conditions de vérité. Mais qu'en est-il si je remplace "aujourd'hui" par demain et "il y a" par "il y aura" ? Ma phrase reste parfaitement intelligible bien qu'il n'y ait manifestement plus rien, à l'extérieur du langage, pour la rendre vraie ou fausse. Mutatis mutandis, si je mets ma phrase au passé, elle peut, à nouveau, avoir des conditions de vérité, mais différentes de celles de la phrase au présent. Prendre les choses pour des êtres : même dans le cas le plus favorable, celui où nos mots réfèrent à des "choses" extérieures présentes qu'ils désignent ("aujourd'hui, il y a des nuages dans le ciel"), en quoi peut-on dire que ces "choses" sont des êtres au sens métaphysique du terme, c'est-à-dire au sens où ces "choses" seraient constituées autour d'un noyau de substance éternel et immuable. Pourquoi ne pas dire tout simplement qu'il n'y a pas, à proprement parler, de "choses" mais seulement des événements, des processus dans le cours desquels tout est en mouvement, en transformation perpétuelle et que la stabilité (a fortiori l'immuabilité) ne sont que des illusions causées par la difficulté que nous avons à percevoir et/ou à penser la mutabilité de tout processus ?
D'où, notamment dans le courant taoïste (celui de Lǎo Zǐ et de ses disciples) l'idée que le réel se confond avec le non-Être, l'impermanent, le fluent, le passager. La sagesse chinois semble donc se ranger plutôt du côté de la conception héraclitéenne, honnie des premiers Philosophes, d'après laquelle "tout coule". Sauf que, dans le cas chinois, ce non-Être n'est justement pas synonyme de néant. Le non-Être est plutôt, ici, la Voie (en chinois, dào, "tao", d'où le nom de l'école dite "taoïste") de la disponibilité, de l'indétermination, du devenir, de l'ouverture à une infinité de possibilités. Pour les taoïstes, donc, le vide n'est rien moins que la matrice du réel (on remarquera, non sans quelque ironie, que c'est exactement ce que nous explique la physique quantique moderne). Considérons, par exemple, ces deux citations : « trente rayons autour d'un moyeu : c'est le vide central [wù] qui fait l'utilité du chariot »(Lǎo Zǐ, Tao Te King, §11) ; « le grand souffle [qì] indéterminé de la Nature, s’appelle vent [fēng]. Par lui-même, le vent n’a pas de son. Mais, quand il les émeut, tous les êtres deviennent pour lui comme un jeu d’anches »(Zhuāng Z, Zhuang Zi, iv). Dans les deux cas, il s'agit de souligner le rôle que joue le vide, le non-Être,c'est-à-dire le possible, le virtuel, dans la réalité du mouvement (le moyeu grâce auquel tourne la roue) et dans la réalité des perceptions (le vent par lequel nous entendons les sons).
On remarquera, au passage, à quel point le mode d'argumentation du Sage chinois diffère de celui du Philosophe grec : il importe en effet non pas de démontrer méthodiquement pour convaincre d'une manière générale mais plutôt démontrer par la métaphore pour suggérer, non pas de dire dans l'absolu ce qui est, mais d'indiquer contextuellement ce qui (se) passe. D'où également, à l'opposé du discours grandiloquent du Philosophe, une subtile parcimonie langagière : le Sage n'est pas un orateur mais un taiseux. Et à l'opposé de l'élitisme du Philosophe, l'effacement du non-attachement,de la modestie, de l'humilité. Dans tous les cas, « le Maître […] n’a pas d’idée, pas de nécessité, pas de position, pas de moi »(Confucius, Entretiens, IX, 4). Et, là où le Philosophe se voit assigner pour tâche d'agir afin de résoudre les maux de l'humanité, « le Sage travaille à non-agir [wéi wú wéi] »(Lǎo Zǐ, Tao Te King, §2) : il se contente d'indiquer ponctuellement la Voie (dào) (le sinogramme 道 (dào) est composé de deux caractères : 辶 qui représente la marche et 頁qui représente la tête, bref, le dào, c'est ... la tête et les jambes (contrairement à la philosophie !) du ne-pas (wú) : ne-pas-avoir, ne-pas-faire. De sorte que, tout en adoptant implicitement le cheminement ontologie-sémantique-éthique qui est celui de la philosophie grecque, la sagesse chinoise, tout au moins dans ses versions confucianiste et taoïste, en prend le contre-pied systématique en faisant l'éloge du non-Être, autrement dit du vide.
Pour Patañjali et le Yoga :
Là encore, pour comprendre la position du problème, il convient de planter le décor matériel et culturel du Yoga en Inde, toujours à cette époque des VI° et V° siècles avant notre ère. Comme vous le savez sûrement, le Yoga fait partie des six darshana astika ou doctrines orthodoxes (on parle aussi, à propos du bouddhisme, du jaïnisme et du sikkhisme, de darshana nastika ou doctrines hétérodoxes) de la tradition indienne, c’est-à-dire l’une des six conceptions doctrinales qui constituent le corpus hindouiste orthodoxe reconnaissant l'autorité des Vedas et des Upanishads, et les interprétant chacune d’un certain point de vue, à savoir : Nyâya (point de vue logique), Vaisheshika (point de vue analytique), Sâmkhya (point de vue cosmologique), Yoga (point de vue psychologique), Mîmâmsâ (point de vue théologique), Vedânta (point de vue métaphysique). Mutatis mutandis, toutes ces doctrines sont dualistes dans le sens où elles reposent sur le même dogme d'une double nature de la réalité, à la fois matière muable et corruptible (prakriti ou pradhâna) et esprit immuable et éternel (purusha ou âtman). À cet égard, elles possèdent toutes, donc, et le Yoga en particulier, un point commun avec la philosophie grecque et un autre avec la sagesse chinoise.
Sauf que, contrairement à celles-ci, ce n'est ni l'ontologie, ni la sémantique, ni l'éthique mais le seul aspect anthropologique (voire psychologique dans le cas du Yoga) qui intéresse la tradition spirituelle indienne. En effet, comme le fait remarquer Mircea Eliade (cf. le Yoga : Immortalité et Liberté), il s'agit pour elle de considérer l'illusion systématique (mâyâ) dont souffre l'homme en raison de la causalité universelle (karman) pour, nécessairement, désirer l'en délivrer (nirvâna). De là, diverses "stratégies" de délivrance dont le Yoga donne un exemple saisissant, notamment en se définissant comme « suspension de l'agitation mentale [citta vritti nirodah] »(Patañjali, Yoga-Sûtra (J.P.), i, 2). Pourquoi faut-il "suspendre l'agitation mentale" ? Eh bien parce que « les trois guna nés de prakriti, [...] enchaînent dans le corps [...] l'Habitant impérissable du corps. [...] Sattva attache au bonheur, rajas à l'action, [...] tamas voile la connaissance et attache à la négligence de l'erreur et à l'inaction »(Bhagavad Gîtâ, XIV, 5, 9). Autrement dit, du fait de la causalité (karman) indéfectible que les trois énergies fondamentales (guna) exercent sur le corps en le transformant en permanence, cette causalité se trouve, en temps réel, signalée et reflétée par le mental (citta). Or "l'habitant impérissable du corps", autrement dit l'esprit (purusha), a une tendance maladive à s'identifier au mental à travers l'injonction « voici ce que tu es [tat tvam asi] »(Chandogya Upanishad, 6.8.7). Et voilà la funeste illusion (mâyâ) : l'esprit, éternel et immuable, n'est pas le mental puisque celui-ci, contrairement à celui-là, est une émanation de la matière (prakriti) muable et corruptible. Ce dont seul celui qui est doté de suffisamment de discernement (viveka) se rend compte et pour qui, dès lors, « tout est douleur, parce que nous sommes soumis aux conflits nés de l’activité des Gunas et à la douleur inhérente au changement, au malaise existentiel, au conditionnement du passé. [Or] la douleur à venir peut être évitée »(Patañjali, Yoga-Sûtra (F.M.), ii, 15-16).
C'est ainsi que tout l'effort de la spiritualité traditionnelle indienne, donc du Yoga en particulier, va consister à fournir ce discernement qui fera résister, à l'avenir, à cette adhésion aussi spontanée que pathologique de purusha à citta en créant entre eux une sorte d'espace, de vide. Ysé Tardan-Masquelier (cf. l'Esprit du Yoga) rappelle l'importance de la notion de renoncement (sannyâsa) dans la culture indienne : non seulement accomplissement de l'existence dans le dernier âge de la vie, mais aussi du modèle social de sagesse que représentent les renonçants (sannyâsin) mis au rang des saints. De fait, la notion de renoncement est implicitement présente dans chacun des huit membres (angâni) du Yoga de Patañjali. Dans les deux premiers (yama et niyama), il est question de la retenue à observer à l’égard d’autrui (ne pas mentir, ne pas voler, ne pas agresser, etc.), puis vis-à-vis de soi-même (pureté, droiture, etc.). Dans le troisième (âsana), on parle de l’assise, de la posture ferme et confortable qu’il convient de donner au corps en renonçant aux positions debout ou couchée que tout être humain adopte spontanément. Dans le quatrième (prânâyâma), nous voilà enjoints de renoncer à respirer spontanément en nous satisfaisant de seulement remplir d’air nos poumons mais, tout au contraire, mettre l’accent sur le souffle (notons que l'enjeu du souffle, comme d'ailleurs celui de l'assise, est très différent dans le Yoga et dans le Tao), sur l’expiration. Puis, dans les cinquième et sixième angâni (pratyahârâ, dhâranâ), il nous est demandé de contenir la dispersion, l’errance, respectivement, de nos sens et de notre pensée afin d’aller vers la concentration, vers le recueillement, ce qui prépare le septième (dhyâna), celui qui nous engage à méditer, autrement dit à renoncer à penser et, par là, renoncer à multiplier les occasions de solliciter le mental (citta).
C'est alors que nous parvenons au huitième et dernier membre du Yoga (samâdhi) dans lequel il est encore question de renoncement. En l'occurrence, de renoncement à la connaissance. En effet, « le plus haut degré dans le lâcher-prise, c'est se détacher des guna grâce à la conscience de soi [purusha]. Le samâdhi samprajñata dans lequel la conscience est encore tournée vers l'extérieur fait appel à la réflexion, au raisonnement […]. Quand cesse toute activité mentale […] s'établit le samâdhi asamprajñata, sans support »(Patañjali, Yoga-Sûtra (F.M.), i, 16-18). Car si la connaissance (fût-elle celle de purusha dans le cadre du samâdhi samprajñata) est, comme le dira Wittgenstein (Tractatus, 6.54), l'échelle qui permet de parvenir au sommet, elle doit être repoussée du pied une fois celui-ci atteint. De là, le samâdhi asamprajñata c'est-à-dire sans connaissance.
On voit donc que les Yoga-Sûtra de Patañjali se signalent par une conception extrêmement originale du vide avec la notion de vairâgya qui ne se confond ni avec le néant de Platon, ni avec la matrice universelle de Lǎo Zǐ mais qui est conçue comme une distance, un écart à instaurer entre purusha et citta : « vairâgya […], littéralement, le dé-passionnement, comme distance interposée entre le sujet et ses attraits, est un éloignement qui introduit un espace, puis un espace qui devient un point d’appui et, de là, un espace intérieur »(Alyette Degrâces, in Patañjali, Yoga-Sûtra (A.D.), i, 15).
(à suivre ...)