Comme proposé, voici quelques éléments concernant le traitement de l’immatérialisme radical de Berkeley par Kant dans l’esthétique transcendantale.
C’est un peu plus tard dans le texte que Kant va réfuter l’immatérialisme, tant l’immatérialisme dogmatique de Berkeley que l’immatérialisme problématique de Descartes. Concernant le premier, il procède simplement à un renvoi à l’esthétique transcendantale.
Kant, Critique de la raison pure, Division 1, Livre II, chapitre II, Les postulats de la pensée empirique en général, Réfutation de l’idéalisme a écrit: L’idéalisme (j’entends l’idéalisme matériel) est la théorie qui déclare l’existence des objets dans l’espace et hors de nous ou simplement douteuse et indémontrable ou fausse et impossible ; la première doctrine est l’idéalisme problématique de Descartes qui ne tient pour indubitable que cette unique assertion empirique : je suis ; la seconde est l’idéalisme dogmatique de Berkeley qui regarde l’espace avec toutes les choses dont il est la condition inséparable comme quelque chose d’impossible en soi, et, par suite, aussi les choses dans l’espace comme de simples fictions. L’idéalisme dogmatique est inévitable si l’on regarde l’espace comme une propriété qui doit appartenir aux choses en elles-mêmes ; car alors, ainsi que ce à quoi il sert de condition, il est un non-être. Mais nous avons démoli le principe de cet idéalisme dans l’Esthétique transcendantale.
La séparation entre phénomène et chose en soi nous ramène à un problème fondamental en philosophie : le gouffre que l’on peut facilement constater entre le monde et nos idées. Dans mon esprit, il ne peut y avoir que des idées et certaines de ces idées portent sur des éléments qui appartiennent au monde extérieur que je ne peux expérimenter que par l’intermédiaire de ces idées. Ce gouffre peut déboucher sur une forme ou une autre de scepticisme que plusieurs auteurs ont tentés de dépasser.
L’origine de ce scepticisme est, par exemple, relevée par Descartes dans la première méditation :
Descartes, Méditations, Première méditation a écrit: Tout ce que j’ai reçu jusqu’à présent pour le plus vrai et assuré, je l’ai appris des sens, ou par les sens : or j’ai quelquefois éprouvé que ces sens étaient trompeurs, et il est de la prudence de ne se fier jamais entièrement à ceux qui nous ont une fois trompé.
Dans la seconde méditation, Descartes va poser la seule chose qui peut être évidente selon lui : l’existence de l’esprit.
Descartes, Méditations, seconde méditation a écrit: De sorte qu’après y avoir bien pensé, et avoir soigneusement examiné toutes choses, enfin il faut conclure, et tenir pour constant que cette proposition : Je suis, j’existe, est nécessairement vraie, toutes les fois que je la prononce, ou que je la conçois en mon esprit.
Mais ce faisant, il reste dans son analyse (que je ne détaillerai pas ici) ce que Kant appelle un idéalisme problématique. Coincé par sa première proposition, Descartes doit lutter pour fonder toute sa métaphysique en dépassant ce doute radical. Il y parvient au prix d’un gouffre qu’il laisse à combler entre l’esprit et la matière (dualisme radical). L’existence de l’espace et des choses matérielles ne tient qu’à un fil : l’existence d’un Dieu qui n’est pas trompeur et qui a conçu matière et esprit pour fonctionner convenablement ensemble. Descartes reste vague sur la façon dont ces deux substances peuvent bien interagir. Et pourtant, ce n’est pas un mince problème que d’imaginer comment deux substances séparées pourraient bien interagir entre elles.
Nécessairement, la question du lien entre matière et esprit étant posée, d’autres auteurs vont s’y atteler : Leibniz va proposer la théorie de l’harmonie préétablie (matière et esprit sont réglés par avance pour agir de concert comme deux horloges parfaitement synchronisées) ; Malebranche de son côté optera pour l’occasionnalisme (toute causalité, y compris entre corps et esprit, n’est que la volonté de Dieu sans cesse renouvelée). Mais à partir de cette dernière proposition, il est assez facile de se dire que l’existence même des choses matérielles n’est pas nécessaire, ce que fera Berkeley.
Kant réfutera l’idéalisme problématique de Descartes à la suite du passage cité plus haut. Par contre, pour Kant, l’esthétique transcendantale est une réfutation de l’idéalisme dogmatique de Berkeley. Je vous propose donc d’analyser le mécanisme de cette réfutation.
Mais avant cela, nous devons comprendre ce que Berkeley entend par son immatérialisme radical et pourquoi il arrive à cette thèse. Le courant dualiste initié par Descartes est en lutte contre une autre façon de résoudre le problème qu’il pose : le matérialisme. Plutôt que de se demander comment l’esprit peut agir sur la matière et vice et versa, n’est-il pas plus simple de rabattre l’esprit sur la matière même ? C’est ce que proposera Locke qui postule qu’il est du pouvoir de Dieu de concevoir une matière qui pense.
Locke, Essai sur l’entendement humain, Livre IV, chapitre III, §6 a écrit: De même, a-t-on les idées de matière et de pensée, mais peut-être ne sera-t-on jamais capable de connaître si un être purement matériel pense ou non ; car il est impossible, par examen de ses propres idées et sans Révélation, de découvrir si la Toute-Puissance n’a pas donné certains systèmes de matière correctement disposés un pouvoir de percevoir et de penser, […]
Et pour Berkeley, rabattre ainsi l’esprit sur la matière peut entraîner à douter de l’existence même de l’âme et donc de Dieu et il convient de démonter point à point la construction matérialiste de Locke et tout le scepticisme qui en découle. Il s’y emploie notamment dans
Trois dialogues entre Hylas et Philonous dans lequel il est en dialogue avec Locke. Ce texte est une nouvelle tentative pour expliquer sa thèse de l’immatérialisme déjà exposée dans son
Traité des Principes de la Connaissance Humaine. Pour faire simple, pour Berkeley, les choses matérielles n’existent pas, seules les idées forment la réalité. Vouloir s’accrocher à l’existence d’une substance matérielle ne fait qu’entrainer le penseur vers des contradictions et aboutit inévitablement à un scepticisme.
Tentons maintenant d’aborder la réfutation de l’immatérialisme radical de Berkeley que Kant entend mener dans l’esthétique transcendantale :
Kant, Critique de la raison pure, Esthétique transcendantale §8 a écrit: En effet, que l’on considère l’espace et le temps comme des manières d’être qui, pour être possibles, devraient se trouver dans les choses en soi, et qu’on réfléchisse sur les absurdités dans lesquelles on tombe, dès qu’on admet que deux choses infinies, qui ne peuvent être ni des substances, ni quelque chose de réellement inhérent aux substances, mais qui doivent être pourtant quelque chose d’existant et même la condition nécessaire de l’existence de toutes choses, demeurent quand même toutes les choses existantes disparaitraient : on ne peut plus alors décemment reprocher à l’excellent Berkeley d’avoir réduit les corps à une simple apparence. En effet, notre existence propre qui, de cette manière, deviendrait dépendante de la réalité subsistante en soi d’un non-être, comme le temps, serait comme lui, changée en une simple apparence ; or, c’est là une absurdité que personne, jusqu’ici, n’a osé se charger de soutenir.
Notons déjà une remarque précisée dans l’édition Pléiade :
Note a écrit: George Berkeley (1684-1753) ; Kant se méprend ici sur le sens de sa doctrine.
En effet, pour Berkeley, nos idées ne sont absolument pas des apparences, elles sont en fait la totalité de la réalité.
Voyons maintenant comment Berkeley aborde les problèmes liés à l’espace et au temps :
Berkeley, Trois dialogues, Premier dialogue, P87 (la question de l’espace) a écrit: PHILONOUS : Vous êtes donc toujours d’avis que l’étendue et les figures sont inhérentes à des substances extérieures dépourvue de pensée ?
HYLAS : Toujours.
PHILONOUS : Mais que se passera-t-il si les arguments mêmes qui ont été avancés contre les qualités secondaires tiennent bon aussi contre les qualités primaires ?
HYLAS : Eh bien, je serai alors obligé de penser qu’elles aussi n’existent que dans l’esprit !
PHILONOUS : Êtes-vous d’avis que la figure et l’étendue même que vous percevez par les sens existent dans l’objet extérieur, dans la substance matérielle ?
HYLAS : Oui, c’est mon opinion.
PHILONOUS : Tous les autres animaux ont-ils autant que nous de bonnes raisons de penser la même chose de la figure et de l’étendue qu’ils voient et touchent ?
HYLAS : Sans doute, pour peu qu’ils aient quelque pensée.
PHILONOUS : Répondez-moi, Hylas. Pensez-vous que les sens aient été donnés à tous les animaux pour la conservation et le bien-être de leur vie ? Ou est-ce uniquement aux hommes qu’ils ont été donnés à cette fins ?
HYLAS : Je ne doute pas que les sens aient la même fonction chez tous les animaux
PHILONOUS : Dès lors, n’est-il pas nécessaire que leurs sens leur permettent de percevoir leurs propres membres, ainsi que les corps qui peuvent leur faire du mal ?
HYLAS : Certainement.
PHILONOUS : Il faut donc supposer qu’une mite voit sa propre patte, et des choses égales ou plus petites que celle-ci, comme des choses d’une dimension notable, même si dans le même temps, à vous, elles semblent à peine discernables ou, au mieux, comme autant de points visibles.
HYLAS : Je ne peux le nier.
PHILONOUS : Et aux créatures plus petites que la mite, elles paraîtront plus grosses.
HYLAS : Oui
PHILONOUS : Tant et si bien que ce qui vous pouvez à peine discerner apparaîtra, à un animal extrêmement petit, comme une énorme montagne.
HYLAS : Tout cela, je l’accorde
PHILONOUS : Une seule et même chose peut-elle être, dans le même temps, en elle-même, de dimensions différentes ?
HYLAS : Il serait absurde d’imaginer cela.
PHILONOUS : Mais, de ce que vous avez posé, il s’ensuit qu’à la fois l’étendue que vous percevez, et celle que la mite perçoit, et tout autant toutes celles que perçoivent des animaux plus petits encore, sont chacune la véritable grandeur de la patte de la mite ; c’est dire que, en vertu de vos principes, vous êtes conduit à une absurdité.
Devant l’incohérence que fait apparaître une prise en compte objective de l’espace, Berkeley y substitue une vision subjective.
Berkeley, Trois dialogues, Premier dialogue, P92 (la question du temps) a écrit: PHILONOUS : Comme nous en avons fini avec les figures et l’étendue, passons maintenant au mouvement. Un mouvement réel dans un corps extérieur peut-il être, dans le même temps très rapide et très lent ?
HYLAS : Non, c’est impossible.
PHILONOUS : La rapidité fou mouvement d’un corps n’est-elle pas en proportion inverse du temps qu’il met à parcourir un espace donné ? Ainsi, un corps qui parcours un mile en une heure se meut trois fois plus vite que s’il ne parcourait qu’un mile en trois heures.
HYLAS : J’en suis d’accord.
PHILONOUS : Or le temps n’est-il pas mesuré par la succession des idées dans nos esprits ?
HYLAS : Si.
PHILONOUS : Et n’est-il pas possible que les idées se succèdent dans votre esprit deux fois plus vite que dans le mien, ou dans celui de quelque esprit d’espèce différente ?
HYLAS : Je le reconnais.
PHILONOUS : Par conséquent, le même corps peut sembler à un autre esprit accomplir son mouvement dans un espace donné en moitié moins de temps qu’il ne vous semble à vous. Et le même raisonnement restera valable pour toute autre proportion ; autrement dit, selon vos principes (puisque deux mouvements perçus sont réellement l’un et l’autre dans l’objet), il se peut qu’un seul et même corps parcoure la même trajectoire d’un mouvement qui soit à la fois très rapide et très lent. Comment cela s’accorde-t-il ou avec le sens commun, ou avec ce que vous venez tout juste d’accorder ?
HYLAS : Je n’ai rien à répondre à cela.
De même pour le temps, l’aspect subjectif est assez facile à démontrer pour Berkeley. Il ne me semble pas que ces deux points soient incompatibles avec l’idéalisme transcendantal de Kant.
Notons également un passage dont la teneur nous semblera étonnamment familière après la lecture de Kant :
Berkeley, Trois dialogues, Premier dialogue, P102 a écrit: > HYLAS : Selon moi, la grande bévue, c’est de n’avoir pas distinguer suffisamment l’objet d’avec la sensation. Or, même si cette dernière ne peut exister hors de l’esprit, il ne s’ensuivra pas que le premier ne le puisse pas.
PHILONOUS : De quel objet voulez-vous parler ? L’objet des sens ?
HYLAS : Lui-même.
PHILONOUS : Alors il est immédiatement perçu.
HYLAS : Juste.
PHILONOUS : Faites-moi comprendre la différence qu’il y a entre ce qui est immédiatement perçu et une sensation.
HYLAS : La sensation, je la tiens, pour un acte de l’esprit qui perçoit ; mais en plus, quelque chose est perçu, et c’est cela que j’appelle l’objet. Par exemple, il y a du jaune et du rouge sur cette tulipe. Mais alors l’acte de percevoir ces couleurs est en moi seul et non dans la tulipe.
PHILONOUS : De quelle tulipe parlez-vous ? Est-ce de celle que vous voyez ?
HYLAS : Elle-même.
PHILONOUS : Et que voyez-vous en plus de la couleur, de la figure et de l’étendue ?
HYLAS : Rien.
PHILONOUS : Ce que vous voulez dire alors, c’est que le rouge et le jaune coexistent avec l’étendue, n’est-ce pas ?
HYLAS : Ce n’est pas tout ; je voulais dire qu’ils ont une existence réelle, hors de l’esprit, dans une substance qui ne pense pas.
PHILONOUS : Que les couleurs soient réellement dans la tulipe que je vois, c’est manifeste. Et l’on ne peut pas nier non plus que cette tulipe puisse exister indépendamment de votre esprit ou du mien ; mais qu’un certain objet immédiat des sens - c’est-à-dire une idée ou une combinaison d’idées - puisse exister dans une substance qui ne pense pas, en dehors de tous les esprits, c’est en soi une contradiction évidente. Et je n’arrive pas à imaginer comment ce serait là une conséquence de ce que vous disiez à l’instant, à savoir que le rouge et le jaune étaient sur la tulipe que vous voyez, puisque vous ne prétendez pas voir cette substance qui ne pense pas.
Il y a bien une réalité du phénomène perçu, mais notre connaissance de ce qui est perçu s’arrête précisément au phénomène.
J’en viens maintenant à l’os que j’évoquais dans mon précédent message. La réfutation de Kant passe par deux étapes : l’impossibilité d’un espace et d’un temps comme propriété des objets extérieurs (ce en quoi il n’est pas en désaccord avec Berkeley, il me semble) ; la nécessité de quelque chose d’extérieur à l’esprit pour que ce dernier puisse s’inscrire dans le temps. Cependant, la distinction entre phénomène et chose en soi reste à prendre en compte sur ce point et la démonstration de Kant porte sur le seul phénomène en laissant de côté la chose en soi puisqu’impossible à connaître réellement. De son côté, Berkeley fait totalement abstraction d’une éventuelle « chose en soi » pour l’instant et pour lui, seul le phénomène existe. De fait, en quoi la démonstration par Kant de l’esthétique transcendantale est-elle une réfutation de Berkeley ? Kant n’est-il pas ici victime d’une lecture un peu trop rapide de la thèse de Berkeley ? Il me semble que pour tenter de réfuter Berkeley avec Kant, il sera nécessaire de dépasser la seule esthétique transcendantale…