Janus, vous citez un article sans rien expliquer. Je doute que vous ayez lu suffisamment bien ce que vous rapportez comme parole d'Evangile. Vous dites que le socialisme est inconséquent s'il veut penser la morale. Soit, mais pourquoi ça ? Lisons l'article que vous nous proposez : le socialisme ou le communisme sont des matérialismes. Donc la morale n'a aucun fondement. Mais la critique nietzschéenne des valeurs et de la morale ne change rien au fait que, selon le même article, l'homme est un animal spécifique qui se distingue par l'invention de la morale. L'article met en avant le fait que l'homme est devenu un être moral et que la morale, loin d'être entièrement explicable d'après la biologie seule, nous confronte à la constatation que l'homme a besoin de la morale pour vivre. L'évolutionnisme, d'ailleurs, montre et constate qu'il y a surgissement, en tant que tel inexplicable (irréductible à toute cause, à toute nature humaine), d'une singularité propre à l'homme et que sa survie dépend de la morale. Pourquoi lui est-elle nécessaire ?
Elle n'est pas arbitraire, quand bien même elle serait déterminée comme stratégie de domination pour satisfaire certaines tendances vitales. Elle est nécessaire, dans le cadre politique, social et économique du marxisme, en ce qu'elle répond au besoin de cohésion de la société, laquelle est vitale pour les individus eux-mêmes. L'homme ne vit pas seul, les relations sociales impliquent la recherche des conditions du vivre-ensemble. Sans ça, ce serait la guerre de tous contre tous.
Et en effet, Hobbes, qui n'est pas mentionné dans l'article, nous mène à penser la nécessité de lois et de normes pour assurer ce vivre-ensemble. Certes, il pense avant tout à fonder la souveraineté politique, mais aussi le droit, et nous pourrions affiner la chose jusqu'à la morale (qui est bien, originellement, une affaire de mœurs constituant des modes de vie, ethos). Ce matérialiste pur jus nous indique bien que l'hypothétique état de nature (dans lequel on pourrait "retourner", même s'il n'a jamais été) est celui de l'anarchie et de l'anomie conduisant à la guerre, donc à la mort. C'est pourquoi la raison nous commande, par ce qu'on appelle la loi naturelle, et puisque chacun cherche son intérêt propre (notamment à conserver sa vie, puisque pour jouir encore faut-il être encore en vie et ne pas être menacé), de nous défaire de notre droit naturel sur toute chose au profit d'une soumission au pouvoir des institutions humaines. Bien sûr, il ne s'agit pas ici de dire si Hobbes a raison ou non, ni de dire qu'il justifie la morale : il s'agit de penser la condition de possibilité de la société et de la survie de l'espèce et de l'individu. Il faut donc faire des concessions. Mais le gain en vaut le prix : de toute façon, il n'y a pas de choix. Peu importe que la morale soit arbitraire, elle est ce qui maintient le minimum d'ordre social requis pour la viabilité de l'existence humaine, laquelle est toujours sociale.
Le marxisme, là-dedans, est une interprétation de la société et vise à penser à nouveaux frais les relations sociales (voyez, d'ailleurs, à quel point elles sont liées au politique, au droit et à l'économie : il est à chaque fois question d'établir des relations qui façonnent les mœurs, les conduites, et sont entretenues par elles). Et l'on ne peut discréditer le marxisme ou le socialisme sur ce plan en arguant qu'il s'agit d'une morale nourrie d'un héritage chrétien inconscient, car il s'agira encore de morale et le caractère chrétien d'une doctrine n'est pas un argument, en tant que tel, valorisant ou dévalorisant.
Par contre, on peut se demander si le marxisme est fidèle à sa morale, s'il émancipe réellement les hommes ou n'est pas lui-même une nouvelle idéologie se servant du catéchisme révolutionnaire et de la morale comme instruments de domination. Peut-être faut-il estimer que le marxisme, comme le christianisme, me coupe de ma propre puissance vitale sous l'impératif catégorique de la soumission présente au pouvoir en vue de la réalisation dans le futur d'une société idéale. A l'inverse, la pseudo-morale aristocratique oublie le problème politique en tant que tel, et donc la question de la morale : la politique est vue par le prisme de l'aristocratisme. La société est pensée en vue de l'émancipation et de la domination d'une caste sur la masse, laquelle travaille pour permettre le loisir des puissants et est instrumentalisée par les idoles élevées et alimentées par le petit nombre des créateurs de valeurs. Ce qui, pour certains critiques de la conception politique nietzschéenne, nous amène du côté du libéralisme théorisé par Locke. En ce sens, la conception des valeurs est peut-être elle-même dépendante d'autres valeurs qui peuvent être politiques sans être biologiques. Nietzsche serait le représentant de la bourgeoisie (cf. la critique de Lukacs dans La destruction de la raison).
La substitution moderne de l'éthique à la morale soulève le problème suivant : comment peut-on penser un code de conduite qui rend libre ? Comment concilier liberté et responsabilité, rapport à autrui ? Sur ce point, justement, le socialisme est une manière pertinente d'envisager le rapport de l'individu et de la société en vue de préserver les deux. Il n'est pas plus ou moins soucieux et juste que le libéralisme. Leur différence se fait néanmoins sur la conception du pouvoir et de l'économie. Le marxisme devrait pourtant être plus concerné par la morale puisqu'il met en avant le commun (la politique, la chose publique, res publica, ou commune) et l'égalité, c'est-à-dire le social, tandis que le libéralisme privilégie la conscience individuelle et considère la liberté et le pouvoir négativement, laissant plus de place à l'économie où l'individu, parce qu'il est rationnel, contribue, dans sa recherche de son intérêt personnel, au bien commun. Si l'on peut penser que les finalités sont semblables (la liberté de tous et de chacun), le point de départ et la méthode diffèrent. A noter que si la morale implique bien la liberté, elle implique aussi la responsabilité. Il me semble meilleur de favoriser ce qui nous est commun. Mais la morale ne risque-t-elle pas, par excès, de corrompre le lien social en supprimant la liberté de chacun lorsqu'il y a fusion avec le tout ? Le socialisme a au moins pour lui de n'être ni excessif comme le communisme ni comme certains libéralismes. Mais sous sa forme effective actuelle il n'est pas grand chose non plus.