Liber a écrit:Plutôt du phalanstère de Fourier, il voulait en créer un, un groupe de "libres-esprits".
Donc un ordre retiré du monde ? Nietzsche serait bien plus un prêtre, même si c'est d'un dieu au nom antique, qu'il ne le laisse croire ! Entre épicurisme et abbaye. C'est dommage que Nietzsche n'ait pas aimé l'alcool, il aurait pu faire de la bière. :lol: En tout cas, son idéal, moins libéral qu'escompté, serait celui de l'indépendance au prix de l'assistanat. Si je comprends bien, en liant cette affirmation au fait que le philosophe voulait que les ratés prometteurs développent leur art sur l'île des Bienheureux, il faut que la société travaille pour fournir les conditions d'une indépendance, toute relative, à cette communauté d'artistes et d'intellectuels d'un genre nouveau. Un peu comme les peuples asiatiques nourrissent leurs moines.
Liber a écrit:Nietzsche a une vision de l'argent très simple, semblable à celle de Schopenhauer : il ne faut ni en avoir trop, ni pas assez. Il vit d'une très modeste pension avec laquelle il peut mener une vie itinérante qui convient à sa façon de méditer.
Je parlais moins de libéralisme économique que de libéralisme politique. Nietzsche s'est intéressé au pouvoir en tant que tel, non à ses avatars, ou tout du moins à certains qu'il privilégiait au détriment d'autres. On ne trouve pas chez lui de critique de l'argent et du pouvoir qu'il confère. On trouve par contre une critique du dernier homme qui va dans le sens d'une critique du mode de vie bourgeois de l'homme moderne. Il pense d'ailleurs qu'il n'y a que l'esprit, par essence aristocratique, qui mérite d'être récompensé et de posséder des biens. Un peu comme Socrate proposant ironiquement qu'on le remercie pour ses services en le nourrissant à vie aux frais de la cité.
Liber a écrit:En effet, Nietzsche était à sa manière ce qu'on appelle aujourd'hui un profiteur, c'est-à-dire un rentier. Cependant, qui aurait voulu de sa vie ? Qui aurait voulu même de la vie de Schopenhauer ? Ces deux-là n'ont pas profité beaucoup, à l'aune de ce que ce mot signifie pour l'immense majorité des gens.
La rente lui a permis le loisir, c'est une bonne chose en ce sens, le loisir étant propice à la pensée. Peut-être les deux philosophes voulaient-ils qu'il en soit ainsi pour les temps à venir, que la société s'occupe de régler les factures du penseur libéré de toute contrainte. Par ailleurs, je pense que même s'ils étaient contre les hommes et l'esprit de leur temps ils préféraient l'ordre établi à tout changement politique. Schopenhauer était un libéral peu original, Nietzsche un apologue de la domination d'une caste sur la totalité sociale. Je rappelle aussi l'attachement de Nietzsche à Voltaire. Ce dernier, de connivence avec tous les pouvoirs et valorisant le pieux mensonge à l'égard du peuple pour maintenir en place les élites, pouvait vaquer librement à ses occupations du fait de sa position privilégiée. Tout était bon pour la conserver.
Liber a écrit:Quant à la solitude de Nietzsche, elle était abyssale. N'en ira-t-il pas ainsi de tout libre-penseur ?
Peut-être, ou peut-être faut-il un sentiment de solitude dû à l'incompréhension de ses pairs plutôt qu'un véritable isolement. La pensée a ceci d'aristocratique qu'elle doit se distinguer de ce qui est. La distance permet le discernement, c'est-à-dire la critique. Mais Nietzsche, bien que voulant mettre d'autres personnes à la tête du monde, ne s'en prend jamais au pouvoir en tant que tel tant qu'il ne lui nuit pas. D'où, me semble-t-il, la légitimation de l'ordre établi, de la hiérarchie sociale, de toute élite, et ce d'autant plus que le nietzschéen sera amené à se retirer du monde et à se prendre pour la prochaine idole autour de laquelle le monde gravitera. En tout cas, je ne pense pas que tout penseur soit appelé à se retirer du monde, à privilégier un individualisme aristocratique, pour devenir lui-même ou affiner sa pensée. Je trouve des philosophes confrontés au réel et ancrés dans le social tout aussi pertinents, voire plus, que Nietzsche. Adopter les habits du génie romantique ne fait pas nécessairement de soi un génie. Sortons du nietzschéo-centrisme ! :roll:
Liber a écrit:Cependant, le travail au sens hégélien n'a rien à voir avec le philosophe qui occupe son temps comme bon lui semble.
Voulez-vous dire que le travail hégélien ne correspond pas à la pensée nietzschéenne ou que le philosophe ne travaille pas ? Dans les deux cas, je suis d'accord, quoiqu'il me semble que le travail hégélien ne soit pas si différent que ça de la conception nietzschéenne de l'activité artistique. Cependant, si on fouille un peu, on trouvera certainement que Hegel et Nietzsche conçoivent différemment la Bildung.
Liber a écrit:Hegel faisait ses 8 heures par jour.
C'était un fonctionnaire. C'est ce que Nietzsche aurait peut-être fait s'il avait continué d'enseigner à Bâle. Le problème en montrant Hegel ainsi c'est qu'on perd de vue l'homme. Or Hegel a vécu, ce n'était pas un pur esprit. L'absence de loisir ne l'a pas empêché de se cultiver ni de vivre aussi intérieurement sa pensée que Nietzsche, ni encore de devenir l'un des philosophes les plus géniaux qui soient. Certains verront dans sa métaphysique et sa logique un intellectualisme coupé du réel, mais à mon avis il a fallu une sensibilité d'une profondeur incroyable pour produire une œuvre aussi riche et saisissant aussi bien le réel (à ceci près, bien entendu, que Hegel est tombé dans l'excès de confondre le réel et la Raison ; il a trop bien com-pris le monde, l'absorbant en lui-même, d'où l'Absolu comme indistinction du Même, soi, la raison, et de l'Autre, de l'Un et du Néant ?).
Liber a écrit:Il se souciait peu des ouvriers, certes, mais sa critique est une critique de la modernité, elle ne vise pas à protéger l'un plutôt que l'autre.
C'est là son intérêt. Mais pour proposer quoi ? Une autre hiérarchie, c'est-à-dire encore une hiérarchie. Ce qui a des conséquences politiques.
Liber a écrit:D'ailleurs, Nietzsche enjoint les ouvriers à se révolter.
Je ne me souviens pas de ça. Pouvez-vous m'en dire plus ?
Liber a écrit:D'une manière générale, je crois que vous vous enfermez dans une critique de la politique nietzschéenne qui, bien que logique, manque son but, car vous oubliez que Nietzsche attachait de l'importance uniquement à la vie idéale.
Ne pensez-vous pas, justement, qu'il ait cherché à réaliser son idéal, par idéalisme ? La fin de sa vie consciente le montre très lucide sur le changement qu'il comptait ou allait inaugurer, selon lui, dans l'histoire. Et quand bien même Nietzsche n'aurait été qu'un rêveur, il produisait une justification d'un type d'ordre politique. Les idées ont un impact sur l'histoire. Il n'est pas étonnant que Nietzsche ait été récupéré par l'idéologie nazie. Vous-même considérez bien que sous les aspects séduisants, pour nous, de sa pensée il y a une apologie de la domination (c'est le sens de la volonté de puissance). Une fois qu'on a reconnu ça et qu'on analyse les conséquences politiques d'un tel parti pris, libre à chacun de prendre lui-même position. Par ailleurs, s'il y a une utopie nietzschéenne il faut rappeler qu'elle est une utopie et qu'elle justifie des appréciations et conduites présentes. Si c'est dangereux, si ça nous semble dangereux, assumons de critiquer Nietzsche, du moins de le replacer dans son époque et de prendre quelque distance avec lui pour voir si sa pensée tient, si elle est fondée et si elle peut être soutenue jusqu'au bout.
Liber a écrit:Comment comprendre un homme qui fait tout le contraire de ce qu'il professe ? En ne cherchant pas à trouver de correspondance de son monde à lui dans le monde réel. Pareille remarque vaut tout autant pour Schopenhauer, son maître à penser. Sa vie et sa pensée sont deux choses très différentes. Il nous manque chez Nietzsche un livre sur la sagesse dans la vie. Nous avons heureusement sa correspondance. Vivre en nietzschéen, et vivre comme Frédéric Nietzsche, sont deux choses fort différentes. Il en va de même de sa politique.
Raison de plus de le critiquer. C'est tout de même gros pour un philosophe qui critique les autres philosophies et philosophes sur la base de leur vécu et qui promeut la vie. Si la pensée est déconnectée du réel, et si Nietzsche lui-même prétend penser le réel, ou plutôt faire primer le réel sur la pensée, il me semble qu'il faut alors dépasser ou surmonter Nietzsche et le réfuter dans ce qu'il a d'abstrait et d'autiste. Bergson, qu'on pourrait lui aussi qualifier de vitaliste, me semble bien plus cohérent et modeste par exemple.