Silentio a écrit:
Dans un de mes messages précédents j'ai affirmé que la morale kantienne était inapplicable. Il est clair que la morale ne peut être inconditionnelle.

La "morale" kantienne est inconditionnelle. "Elle" est bien destinée à l'action, mais ne prescrit aucune action en particulier...

Silentio a écrit:
Kant a tendance, me semble-t-il, à chercher des idéaux qui, paradoxalement, requièrent qu'ils soient inaccessibles, inatteignables

La raison pure pratique ne se donne pas d'abord des idéaux. On a affaire à une philosophie de l'action (la liberté). Mais Kant savait bien qu'avec le devoir comme mobile, il ne trouverait guère de clients s'il ne lui donnait pas de la consistance (les postulats - et non les connaissances de la raison pure pratique -, lesquels consistent littéralement, pour Kant, à accorder aux hommes ce qu'ils demandent - ce qui est la définition même d'un postulat - : croire.). D'où sa tentative d'établir le concept du souverain bien. Les idéaux kantiens sont ailleurs que dans la morale.

Liber a écrit:
C'est une morale de bibliothèque, elle fait bien dans les livres. Ne pas considérer la finalité d'une action pour décider si elle est morale ou pas, rend très compliqué l'établissement d'une morale, surtout parce qu'on ne peut plus décider de son comportement en fonction des circonstances.

Ce n'est pas la finalité qui n'est pas prise en compte, mais la volonté, la subjectivité, le désir :

Kant, Critique de la raison pratique, Folio Essais, Gallimard, Dir. Éd. F. Alquié a écrit:
[Les lois] doivent suffisamment déterminer la volonté en tant que volonté, avant même que je demande si je dispose du pouvoir nécessaire en vue d'un effet désiré, ou bien ce que je dois faire pour produire cet effet ; elles doivent en conséquence être catégoriques, sinon ce ne seraient pas des lois ; il leur manquerait, en effet, la nécessité, qui, si elle doit être pratique, doit être indépendante de conditions pathologiques et par suite attachées de façon contingente à la volonté. Dites, par exemple, à quelqu'un qu'il doit travailler et économiser pendant sa jeunesse pour ne pas, devenu vieux, connaître par suite la misère, c'est là un précepte pratique de la volonté à la fois juste et important. Mais on voit sans peine que la volonté est ici renvoyée à autre chose dont on suppose qu'elle le désire, et quant à ce désir, il faut s'en remettre à l'agent en personne, pour savoir s'il prévoit d'autres ressources que la fortune acquise par lui-même, s'il ne compte pas du tout devenir vieux, ou s'il pense pouvoir, le moment venu, en cas de détresse, s'en tirer tant bien que mal. La raison, de laquelle seule peut provenir toute règle devant comporter nécessité, inclut sans doute aussi de la nécessité dans ce précepte qui est le sien (car sans cela ce ne serait pas un impératif), mais cette nécessité n'est que subjectivement conditionnée, et l'on ne peut supposer qu'elle ait le même degré d'intensité chez tous les sujets. Cependant, pour que la raison puisse légiférer, il faut qu'elle n'ait à présupposer qu'elle-même, parce que la règle n'est objectivement et universellement valable que si elle vaut sans conditions contingentes et subjectives qui distinguent un être raisonnable d'un autre. [...]. Ainsi les lois pratiques se rapportent uniquement à la volonté, sans considérer ce que sa causalité accomplit, et l'on peut faire abstraction de celle-ci (comme relevant du monde des sens) pour les avoir pures.

Critique de la raison pratique, §1, Scolie - Tous les liens renvoient à la trad. Picavet (Éd. Alcan, 1888)

Dans une loi pratique, la raison détermine la volonté immédiatement, non par l'entremise d'un sentiment de plaisir ou de peine, fût-il suscité par cette loi ; et c'est seulement parce qu'elle peut être pratique comme raison pure qu'il devient possible d'être législatrice.

Ibid. §3, Théorème 2, Corollaire, Scolie 1

On ne demande pas à un juge de condamner une personne parce qu'il y trouve du plaisir, ou qu'il a fait un pari avec un collègue à l'occasion d'une soirée un peu trop arrosée dans le PMU du quartier. On ne lui demande pas non plus d'en acquitter une autre par philanthropie. On lui demande de juger en raison, autrement dit abstraction faite de ce qui lui fait plaisir ou pas, de ses convictions personnelles, fussent-elles kantiennes. On demande à un juge de prononcer sa sentence en faisant abstraction de sa subjectivité, comme un mathématicien fait abstraction de la sienne pour produire ses raisonnements. C'est donc bien en fonction des circonstances qu'on lui demande de décider quelle sentence il prononcera.

Pour éclaircir un peu la question du formalisme de la législation kantienne (plutôt que de la "morale"). Kant oppose la forme à la matière :
J'entends, par matière de la faculté de désirer, un objet dont la réalité est désirée. Lorsque le désir de cet objet précède la règle pratique et se trouve être la condition requise pour s'en faire un principe, je dis (...) que ce principe est alors toujours empirique. Car le principe déterminant de l'"arbitre" est alors la représentation d'un objet et le rapport de cette représentation au sujet, par lequel la faculté de désirer est déterminée à la réalisation de cet objet. Or, un tel rapport au sujet se nomme le plaisir pris à la réalité d'un objet.

Idid. §2, Théorème 1

Je peux dire la vérité pour la seule raison que j'y trouve du plaisir, pour laisser une belle image de moi auprès de quelqu'un, etc. Autant de motifs strictement subjectifs qui n'ont aucun rapport avec la vérité. Le mobile d'une action doit être strictement conforme à l'action. Or, si je suis généreux par égoïsme, je n'obéis pas à un impératif catégorique (à une loi).

Ibid. §4, Théorème 3

Quand un être raisonnable doit penser ses maximes comme lois générales pratiques, il ne peut les penser que comme des principes qui renferment le principe déterminant de la volonté, non quant à la matière, mais seulement quant à la forme.
[...]. Or, d'une loi, une fois qu'on en a éliminé toute matière, c'est-à-dire tout objet de la volonté (comme principe déterminant), il ne reste rien d'autre que la simple forme d'une législation universelle. En conséquence, un être raisonnable, ou bien ne peut pas du tout penser ses principes subjectifs pratiques c'est-à-dire ses maximes, comme étant en même temps des lois universelles, ou bien il doit nécessairement penser que c'est simplement leur forme qui, les rendant propres à une législation universelle, en fait par elle seule des lois pratiques.

Scolie

Quelle forme, dans la maxime, se prête à la législation universelle et quelle forme ne s'y prête pas, l'entendement le plus commun peut le discerner sans instructions particulières. Par exemple j'ai pris pour maxime d'augmenter ma fortune par tous les moyens sûrs ; or j'ai maintenant entre les mains un dépôt dont le propriétaire est décédé sans avoir laissé de note manuscrite à ce sujet. C'est évidemment un cas qui tombe sous ma maxime. Je désire à présent savoir simplement si cette maxime peut valoir également comme loi pratique universelle. Je l'applique donc au présent cas, et je me demande si elle pourrait bien revêtir la forme d'une loi, de sorte que je pourrais par ma maxime édicter en même temps une loi selon laquelle il serait loisible à chacun de nier un dépôt dont personne ne peut prouver qu'il lui a été confié. Je me rends tout de suite compte qu'un pareil principe, pris comme loi, se détruirait lui-même puisqu'il en résulterait qu'il n'y aurait plus aucun dépôt. Une loi pratique que je reconnais comme telle doit être propre à une législation universelle. C'est là une proposition identique, donc claire par elle-même. Or, si je dis que ma volonté est subordonnée à une loi pratique, je ne puis alléguer mon inclination (par exemple, dans le présent cas, ma cupidité) comme étant le principe déterminant de ma volonté approprié à une loi pratique universelle, elle doit bien plutôt se détruire elle-même, lorsqu'elle prend la forme d'une loi universelle.

Ainsi, la question de savoir si les impératifs catégoriques s'appliquent au réel ne se pose absolument pas : ils s'appliquent à tous les cas de figure. Il n'y a donc pas de morale kantienne : tous les codes moraux, sans exception aucune, prescrivent des actions précises (le meurtre, etc.).

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