Voici un livre que je recommande, vraiment instructif et qui constitue un point de départ utile pour qui a besoin de former une vision synthétique du XXe siècle. Régine Robin (dir.), Masses et culture de masse dans les années trente, Éd. ouvrières, Paris, 1991. Je pouvais encorer réduire un peu l'extrait que je vous propose ci-dessous, mais je tenais à rester fidèle à la quarantaine de pages dont il provient, pour laisser apparentes, et la problématique de l'auteur, et les articulations très bien référencées qu'elle propose entre le politique, le technique, l'idéologique et l'esthétique. Vous trouverez ci-dessous le lien direct vers le fichier PDF permettant de télécharger l'intégralité du livre. (On peut en profiter pour remercier les Éditions ouvrières de laisser libre de droit un ouvrage collectif de 1991, réalisé et publié expressément à l'occasion de l'effondrement du bloc de l'est. Certes, il y a beaucoup de coquilles — vraiment beaucoup ! —, mais cela seul ne suffit pas pour décider d'offrir au public un travail aussi sérieux et qui n'a qu'une vingtaine d'années.)

[On complètera avec bonheur les passages dédiés à l'U.R.S.S. en lisant la bible sur l'efficacité idéologique de l'Union soviétique : Alain Besançon, Présent soviétique et passé russe ; mais aussi L'image interdite, un des meilleurs ouvrages consacrés à l'art contemporain russe. Enfin, puisque l'auteur du présent extrait, R. Robin, se réfère à Jean Clair, on pourra également compléter ce qu'elle dit par tous les travaux que ce dernier consacre aux surréalistes, sans doute les meilleurs avec ceux de Pierre Daix, et qui permettent, non seulement de comprendre les liens entre surréalisme et politique, de dissiper quelques idées reçues, en partie liées à la promotion de ce mouvement artistique, à commencer par Breton lui-même, mais aussi de comprendre l'époque contemporaine selon des angles de vue auxquels on n'accède que rarement, et propres à corriger les visions toutes faites. Pour mesurer l'importance des travaux de Jean Clair — lequel est saturnien, pas besoin d'en dire plus pour savoir le degré de la qualité de ses œuvres —, voici un de ses articles, qui pourrait en inciter plusieurs à y aller voir de plus près (dans son œuvre, ou ailleurs) : « Le surréalisme entre spiritisme et totalitarisme. Contribution à une histoire de l'insensé », Mil neuf cent. Revue d'histoire intellectuelle, 1/2003 (n° 21), p. 77-109. De plus, pour compléter ce qui est dit à propos des deux expositions artistiques de 1937 à Munich par R. Robin, cet autre article, de Lise Maurer, « L'art dégénéré, l'eugénisme à l'œuvre », Essaim, 1/2003 (n° 11), p. 199-226. Et, pour achever de constituer ce qui devient au final un dossier de lecture, outre Alain Besançon, on peut consulter les travaux de Jean Baechler, à commencer par La grande parenthèse, Denis de Rougemont, Penser avec les mains (une des meilleures critiques des années 30), et, bien sûr, d'Ortega y Gasset, La révolte des masses.]

Régine Robin a écrit:
LE DÉPOTOIR DES RÊVES
Régine ROBIN

[Comment] penser les cultures dans leur hétérogénéité, concernant des périodes où l'idéologie met en avant l'unité, l'homogénéité ? [... ] [Une] des grandes caractéristiques des années trente au point de vue culturel, dans l'hétérogénéité même, c'est cette généralisation d'un certain monologisme qui s'installe.

Claude Lefort, à plusieurs reprises, développe une hypothèse sur l'émergence démocratique, hypothèse qui, s'appuyant sur le texte machiavélien, sur la psychanalyse et l'expérience de la répression de masses en U.R.S.S. à l'époque stalinienne, me semble fondamentale pour mon propos.

Dans les sociétés traditionnelles en Europe, avant la Renaissance et les révolutions des XVIIe et XVIIIe siècles, le pouvoir était « incorporé » dans une figure, le roi, et les distinctions paraissaient des distinctions de nature fondées sur des valeurs religieuses. Le pouvoir était localisable, il renvoyait à un lieu précis, même si les mécanismes complexes ne faisaient pas du roi un despote (...). Il symbolisait le peuple incorporé. La division sociale n'était pensée que comme une plaie insupportable. Un univers de certitude supportait cette façon de faire corps, de faire du corps, certitude du sacré, certitude de la stabilité des rapports sociaux, confusion entre la sphère du pouvoir, de la loi, et de la connaissance. Le peuple était constitué en totalité organique, avec à sa tête le roi. Tout au long du Moyen Age s'élabore la théorie du double corps du roi [...]. Malgré ce fantasme de « l'un », de ce qui fait corps, il y a une division originelle, une non-coïncidence, une fissure qui interdit le rabattement du corps assujetti aux lois du temps sur le corps impérissable, comme l'écrit Myriam Revault d'Allonnes : « Le figurable ne recouvre pas l'infigurable, l'humain ne peut occuper la place du divin, l'incarnation exhibe d'elle-même l'impossibilité radicale de la plénitude. Un excès de pouvoir l'habite qui jamais ne se résorbe ni ne s'épuise dans un corps voué à la finitude et à la mort. C'est ainsi qu'il faut lire les leçons que Bossuet administre au roi. Dieu élève les trônes et les abaisse, établit les puissances et les défait, avertissement donné au nom de la Providence, rappel fait au roi de la transcendance qui les enveloppe et les habite. » Tout est ici important. L'incorporation qui ne peut pas être une totale adéquation, la fêlure qui interdit la plénitude à cause du corps périssable soumis à la temporalité — mais cette incorporation recèle également par l'existence constitutive de cette fêlure la possibilité d'une désincorporation. C'est ce que précisément va opérer le moment machiavélien, la désintrication des sphères du pouvoir, de la loi et de la connaissance, la formation d'une scène politique qui pose au départ que le social est divisé, que les certitudes traditionnelles sont ébranlées et que les distinctions ne peuvent plus se fonder en nature. Nul ne peut pleinement s'identifier au pôle du pouvoir qui devient au niveau le plus abstrait un lieu vide, infigurable. La société est alors soumise à l'épreuve de l'indétermination et la démocratie est pensable : « Voilà ce qui mérite attention, la notion d'un lieu que j'appelle vide parce que nul individu, nul groupe ne peut lui être consubstantiel. La notion d'un lieu infigurable ni au dehors ni au dedans, la notion d'une instance purement symbolique en ce sens qu'elle n'est plus localisable dans le réel. La société se trouve mise à l'épreuve d'une perte de fondement. » Désormais les nouveaux pôles d'identité qui peuvent et vont parfois fonctionner sont le peuple « souverain », le citoyen, les intérêts, le citoyen et les intérêts extraits de leurs déterminations immédiates dans cette épreuve du décentrement, de l'écart, de la non-coïncidence. Toutes sortes de fantasmes de morcellement peuvent ressurgir en cas de crise, toutes sortes de tentations de refaire du corps, de l'un, par le rejet de la division constitutive. Plénitude, adéquation, figurable, localisable, gérable, maîtrisable ont proliféré et, en face, le paradigme de la fissure, de la béance, de la castration symbolique, du non figurable, du non-localisable, de l'indéterminé. On aura reconnu dans le premier cas de figure les tentations des années trente, en particulier, en diverses parties du globe, le recours aux chefs charismatiques, à la communauté fusionnelle, à la certitude. [...]. Dans cette problématique, tout refait corps et coïncide. La représentation imaginaire se rabat sur le réel, le sang renvoie au sol, le sol à l'ensemble du système symbolique, l'individu à la communauté. Le moi coïncide avec le sujet, le passé avec l'avenir, etc., etc. On ne peut pas nier que les années trente aient vu à l'œuvre une immense tentation non pas tant de l'uniformité — nous savons que l'hétérogénéité était partout — mais une tentation du monologisme, du blocage du sens, de la plénitude du sens. Monologisme, j'emprunte à dessein ce terme à M. Bakhtine qui entend par là tout ce qui va à rencontre de l'hétérogénéité des styles, des voix, dans le roman et dans la culture, tout ce qui va à rencontre du polyphonisme, du carnavalesque, du dialogisme, en un mot de l'altérité. Il appelle ce monologisme « la parole autoritaire ».


Les années trente ont vu se mettre à l'œuvre cette force du monologisme par la pression de l'organisation et du rôle de l'État (réorganisation institutionnelle à la suite des effets de la guerre de 14 d'abord et de la crise de 29 ensuite, ou sous la pression des multiples contradictions sociales), la pression de la reterritorialisation (nouveaux nationalismes, régionalismes, localismes, multiples modalités du désir d'enracinement), et celle de la popularisation de l'émergence nouvelle des masses, de leur nouvelle irruption, tant sur la scène politique que dans les multiples scènes des espaces publics ou pseudo-publics à l'occasion de ces multiples bricolages culturels dont nous aurons l'occasion de reparler. Cette triple pression de l'organisation, de la reterritorialisation et de la popularisation entraîne des effets de visibilité, de lisibilité, d'immédiateté, un blocage du sens des multiples formes culturelles, un verrouillage de la polysémie au-delà de la complexité apparente de ces formes. Plus la crise est forte, plus la portée de la modernisation bouscule les rapports sociaux culturels traditionnels, plus se font sentir les besoins de retours imaginaires à un âge d'or, à une harmonie, à une transparence, à une idylle. Ce problème est d'importance et mérite qu'on s'y arrête. L'idylle n'est pas simplement discursive (la communauté du peuple, la construction du socialisme), elle existe aussi dans l'ensemble des formes culturelles du système symbolique des effets d'organisation, parades, défilés, fêtes, déluge de lumières, mise en scène du politique ou de son simulacre, elle est performative. Le réel doit se conformer au discours, au rituel. Le réel doit devenir une copie de la représentation malgré les démentis cruels et permanents de ce réel. Dans l'Allemagne nazie comme dans la Russie stalinienne, cette idylle débouche sur l'horreur précisément dans l'exacte mesure où la visibilité aveugle, où la transparence rend opaque. [...].

Dans la Russie stalinienne comme dans l'Allemagne nazie, il y a clôture du sens et ce qui est barré par des processus différents c'est l'opacité donc l'ambiguïté, l'ambivalence, l'équivocité au profit de la parole autoritaire. Dans les deux cas, le monde monologique exclu du dialogique établit une clôture de l'espace, une frontière nette entre la communauté et ce qui n'en fait pas partie, entre le dedans et le dehors, entre les bons et les méchants, entre ceux qui font partie et ceux qui sont exclus de ladite communauté, entre ce qui fait sens et ce qui ne fait pas sens.

A la lumière, il faudrait opposer le simulacre des Lumières, le croire savoir, le croire voir. L'héritage des Lumières est très important pour la révolution russe qui, malgré ses difficultés de départ et la prégnance du traditionalisme en Russie, se veut un humanisme, un universalisme et un rationalisme. Le sommeil de la raison engendre des monstres, c'est bien connu, mais en l'occurrence, on n'a pas vu assez au départ que le rationalisme pouvait devenir une mythologie, qui, à force de refouler les monstres, leur permettait de faire retour. Rien de plus opposé au mythe, en apparence du moins, que la tradition marxiste russe, héritière de la pensée du XIXe siècle, du positivisme. Très vite cependant, ce positivisme se double d'un scientisme, tourne à un darwinisme social, à une téléologie de la certitude : la théorie des cinq stades, le matérialisme historique devenu un cas illustratif du matérialisme dialectique, le matérialisme dialectique dans le domaine de l'histoire, clé du déchiffrement rationnel. Rationalité, progrès, vecteur du sens de l'histoire. Sur cette pensée du progrès hypostasiée viendra se greffer en outre après 1936 un mythe nationaliste. [...].
[...]
L'exemple de la politique de la langue est dans le cas de l'U.R.S.S. des années trente ce qui fait le mieux ressortir jusqu'où peuvent aller ces fantasmes de transparence et d'adéquation. S'inventer une langue pure, homogène, neutre, rêve de contrôle et de maîtrise totale sur l'évolution de la langue ! C'est Gorki au début des années trente qui va régir les lettres d'une main de fer. Il s'agit d'abord d'alphabétiser la grande masse de la population, de réformer l'alphabet en le simplifiant et de se lancer dans une grande politique d'alphabétisation. La langue sera alors une langue de communication en même temps que de culture, une langue standard. Pour cela, il s'agit d'abord de dédialectaliser le russe. Les écrivains en subissent immédiatement les effets. Sholokhov dans le Don paisible, Panferov dans Bruski se font rappeler à l'ordre. Il s'agit ensuite de purifier la langue, d'éliminer les parlers paysans, les niveaux de langue et de ne garder qu'un niveau moyen neutralisé. Il s'agit encore d'une langue propre, pure et pour cela, il convient de lutter contre la vulgarité qui pourrait s'immiscer dans la langue : l'argot, le parler familier, les dialectes et sociolectes sociaux. On assiste vite à une aseptisation de la langue littéraire. [...]. Comme on le voit, tout cela relève d'un même rêve de langue homogène, d'un fantasme de transparence, d'un rêve d'adéquation, de traductibilité entre les mots et les choses grâce à la théorie du reflet ou à l'absence de médiation. Il n'y a pas de séparation entre l'ordre du réel et l'ordre symbolique du langage. »

Lumière, simulacre des Lumières ! Deux expositions eurent lieu à Munich en 1937. L'une d'elles cherchait à montrer au peuple ce qu'avait été « l'art dégénéré », nocif, juif, art dégénéré que le régime avait interdit. L'autre était une exposition sur l'art allemand, un art digne du « peuple aryen ». Toutes les deux se tiennent à Munich. L'affiche de la seconde (la bonne exposition) représente Athéna de profil, une Athéna archaïque, casquée, sous elle un aigle tient une croix gammée et à droite, un flambeau stylisé. Athéna et l'aigle sont des symboles solaires, des symboles reliés à la lumière. En face, en contraste, symbolisant l'art dégénéré, on avait choisi une tête primitive de Freundlich pas harmonieuse du tout, cette tête, déformée comme un cou coupé. Cette tête inquiétante semblait désigner un « autre », insensé, quelque chose d'une altérité insupportable, comme une folie, un désordre. Elle s'opposait totalement à la tête d'Athéna. On voit bien ici ce qui était reçu et ce qui était forclos et interdit. Ce qui était refoulé, c'étaient les ténèbres, l'insoutenable, le Styx, l'Hadès, « l'autre » ou la Méduse, celle dont on ne peut affronter le regard. Dans les deux cas, Russie stalinienne comme Allemagne nazie, par des mécanismes différents, la division fondamentale du social est refoulée. Il n'est pas besoin d'insister sur tout ce qui a été écrit sur les fantasmes unitaires de l'Allemagne nazie, sur la cohésion absolue, mythique de la Volksgemeinschaft, la communauté organique, sur le désir de fusion, de non-séparation, sur l'absence d'interstice, sur tout ce qui se joue autour de l'enracinement, le discours Blut und Boden, le discours de la Heimat, et de la Gemeinschaft.

Le processus est quelque peu différent en U.R.S.S. car le discours stalinien ne fait pas usage d'une communauté raciale organique. Ce qui va effacer la division dans ce cas, c'est l'idéologie de la menace permanente. Il s'agit du premier État socialiste, véritable forteresse assiégée à défendre avec vigilance. Tout cela déclenche des réflexes de cohésion, une production discursive qui passe par le ressassement de la nécessaire unité du parti unique, de la culture unique, de tout ce qui tend à faire de l'un, du même. Ne pas donner prise au morcellement. Les exclus seront ceux qui s'opposent ou ceux qui se mettent en travers, même à leur corps défendant. Délire paranoïaque qui voit des complots partout. Ce besoin d'unité, de cimentation, cette façon de se prémunir en permanence contre le morcellement entraînent l'idylle de l'édification, l'instrumentalisation du langage et de la littérature et de l'art. Dans les deux cas se met en place une représentation édifiante du réel, une asepsie rassurante. En U.R.S.S., on assiste à un retour aux conventions du réalisme figuratif du XIXe siècle, de l'art pompier, à un retour au règne de l'art conservateur du XIXe siècle qui débouche sur la clôture du sens, le refoulement du non-sens et des contradictions. En effet, la révolution sociale postulait un art nouveau, mais très vite il apparut évident que ce nouvel art « révolutionnaire » ne pourrait pas suivre les conventions esthétiques de l'avant-garde, qu'il fallait aux masses un art lisible et facilement décodable. Puisque l'homme nouveau était à l'ordre du jour, comment allait-on figuraliser cet homme nouveau ? On a tout essayé. Nombre d'artistes ont tout d'abord reconnu que cet homme nouveau n'était pas figurable, en tous les cas, dans les formes qui avaient été celles du réalisme du XIXe siècle. [...]. Dans la plupart des cas, les artistes en sont réduits à inscrire leur héros dans le cadre du roman à thèse voulu par l'esthétique officielle du Réalisme socialiste. Les écrivains se heurtent à une aporie : cette figuration de l'homme nouveau est en effet impossible.[...]. [Toutes] sortes de difficultés attendaient les écrivains mais l'esthétique officielle leur demandait néanmoins de figuraliser le héros positif par tous les moyens. Malgré toutes les tentatives pour ouvrir le sens et injecter une certaine complexité, les écrivains soviétiques de l'époque sont pris au piège du réalisme socialiste et du romantisme révolutionnaire ; cette dernière notion est particulièrement redoutable car elle permet d'anticiper l'avenir dans la mesure où le nouveau est déjà dans l'ancien et où le héros positif, même s'il est victime d'un sort injuste, est porteur des valeurs nouvelles et doit trouver un relais pour continuer son œuvre. Ce monde peut être plein de désordre, plein de malheurs, mais l'avenir est déjà préfiguré, prévisible et figurable. Les héros du reste sont « beaux » au sens où leur corps qui n'est jamais un corps de désir est un corps athlétique et un corps producteur.

En Allemagne, c'est un peu différent. C'est la pastorale qui vient tout encadrer. Des paysans à la Millet, une armée de moissonneurs, des artisans, des familles, un monde quiet ! une immobilité qui fusionne avec le paysage, ce paysage qu'on veut beau, animé par les nouvelles autoroutes, créant des allégories nostalgiques. Mais ce sont dans un autre registre des hymnes aux soldats, à la mort. Le tout tend vers une régression, vers la nostalgie d'un ordre mythique, stable, préindustriel, compensatoire. Goebbels le dit très nettement le 26 novembre 1937 : «Un peuple veut jouir de ce qui est beau et noble, que la vie lui refuse si souvent et si obstinément. On a peine à imaginer à quel point la vie du peuple est généralement dépourvue de joie. [...]. Aussi est-il bon qu'un monde merveilleux s'ouvre à ses yeux étonnés, il accueille l'illusion de l'art avec le plaisir naïf de celui qui aime jouer et s'imagine vivre dans le monde merveilleux de l'idéal. » En U.R.S.S., l'idylle, en Allemagne, la pastorale, sont obtenues là encore par le refoulement de l'opacité des rapports sociaux, de la division, de l'aléa, de l'indéterminé.

[Il] nous faut revenir sur ce problème si crucial de la monumentalité. Il faut bien comprendre que les années trente marquent une entrée en force des masses sur la scène publique, des masses qui vont très vite se trouver instrumentalisées, normalisées. Du taylorisme à la propagande politique, du développement du loisir collectif aux sports, la normalisation est partout et d'abord dans l'image sociale que la ville va donner d'elle-même dans le cadre de l'architecture monumentale. [...]. [Ce] néo-classicisme modernisé, cette « parole de pierre » et ces matériaux nobles [...] devaient résister à la durée et donner après un Reich de mille ans de très belles ruines selon la théorie de Speer. Il est difficile de dégager la signification du monumentalisme dans les années trente, non seulement parce que ce monumentalisme se retrouve partout, aussi bien en France qu'aux États-Unis, aussi bien en Italie, en Allemagne qu'en Union Soviétique, mais [...] J. Clair [...] évoque dans l'art et dans l'architecture un certain nombre de retours qu'il ne faut pas confondre. Il y a certains types de retours qui sont créateurs, qui mènent vers de véritables nouveautés. Simplement, cette nouveauté se fait par une réflexion, un dépassement ou une critique ou une reprise, une réincorporation de ce qui a déjà existé. Il y a par contre des retours mythiques qui sont des retours régressifs : « Le nazisme c'est aussi à Munich qu'il est éclos. Prinzregentensstrasse, 1937 : on inaugure la maison de l'art allemand, construite dans le style dorique par Troost. Dans l'avenue défilent de jeunes bavaroises drapées de tuniques grecques et portant des effigies géantes de Pallas Athénée... » Retour, restauration, logique de l'aveuglement, lisibilité immédiate ! En U.R.S.S., ce retour a une autre signification. Après la période constructiviste, moderniste, c'est la marche au monumentalisme. [...]. Aux États-Unis, on s'interroge à propos de l'U.R.S.S. [...]. Toujours est-il que l'on arrive dans les deux cas à une restauration, à une quasi-régresssion, à une édification, édification du reste qui cherche à défier le temps. Par des voies différentes, les deux sociétés s'imaginent être à l'origine de leur origine, s'imaginent produire une sorte d'autoproduction, d'autogénération du social. Il s'agit d'un véritable mythe d'éternisation et d'intemporalité. Dans le cas de l'Allemagne, une pulsion de mort est à l'œuvre dans le social, mythe du Reich millénaire, mythe du matériau noble qui ne laissera que des ruines nobles et non des décombres. Mythe de l'intemporalité, fixation à une origine immémoriale. Pour cela, il s'agit de convoquer une Grèce archaïque de pacotille, une Allemagne médiévale folklorisée, fantasme redoutable de maîtriser le temps, de vaincre la mort par le sacrifice, de vaincre l'impossible et la finitude. On se trouve bien là dans le cadre de cette démence de l'inaccessible, si redoutable quand elle délaisse le terrain du fantasme pour passer à l'acte. Pour l'U.R.S.S., comme toujours, les choses se présentent de façon plus complexe. On ne note pas ici une obsession de la mort ni une fixation du passé mais, au contraire, une obsession de l'avenir, de l'avenir meilleur à construire. Le principe de certitude joue également dans la mesure où il convoque le « sens de l'histoire ». On sait où on va même s'il est difficile d'y parvenir. Il y a du déroulement vers un avenir, demain est déjà contenu dans aujourd'hui. Le nouveau est déjà dans l'ancien. L'événement ne peut être qu'un moment de cette marche qui ne connaît pas l'impossible mais des retards, des embûches, car tout est maîtrisable par la raison, la gestion, la technique, et le bon gouvernement des hommes et des choses. Il y a certes de l'événement mais un événement sans aléa. Il faut pouvoir expliquer l'événement pour qu'il rentre dans le schéma de la certitude. Comme les événements se précipitent, et pas exactement comme on les attendait, on dit que c'est parce qu'il y a partout en permanence des comploteurs, des ennemis de l'extérieur, des ennemis de l'intérieur, des traîtres et des saboteurs, sinon tout irait bien. Il y a bien eu aussi des tentations de maîtrise de la mort, de l'éternisation, comme dans l'épisode de I'embaumement de Lénine si bien étudié par Nina Tumarkin. On assiste là aussi à une machine surréelle qui nie dans l'imaginaire le réel trop opaque et non-maîtrisable. Obsession des commencements, la nouvelle société se veut inaugurale. A homme nouveau, nouvelle ère, nouveau calendrier, nouvelles dates fériées, nouvelles fêtes, nouveaux rituels ! Gommer l'avant, être au commencement. [...].
[...]
Cette idylle chasse l'intolérable, le non gérable, le non assimilable, elle masque l'échec, la finitude, elle refait du corps dans l'imaginaire, elle est Kitsch. La promotion des masses dans les années 30, c'est, après l'épisode de Louis II de Bavière, la grande émergence du Kitsch dans la culture : « Le principe du mal dans l'Art » dit H. Broch. Plus récemment, S. Friedlander distinguait un Kitsch mobilisateur et un Kitsch de masse. Le Kitsch mobilisateur renvoyait aux grandes « messes » nazies, le second aux formes de la culture de masse américaine. [...]. Le Kitsch refoule la polysémie, l'écart, le décentrement. Le Kitsch crée du plein, de la coïncidence. Aussi ne supporte-t-il pas le second degré, la parodie, l'ironisation, la dérision (je ne parle pas, évidemment, des artistes qui utilisent le Kitsch pour le distancier en le problématisant comme dans la littérature postmoderne mais du premier degré qu'est toujours le Kitsch). Le 19 mai 1933, la loi sur la protection des symboles nationaux-socialistes (Gesetz zum Schutz der nationalen Symbole) établit les règles de l'utilisation de ces symboles. Ils doivent émaner d'un art et d'un artisanat véritables, être en relation symbolique avec l'objet désigné. Une swastika sur un drapeau en haut d'un mât, cela allait de soi, mais sur un ballon de football ou sur du papier chocolat, c'était impensable. De même, précisait le texte, une swastika ne peut pas décorer des saucisses.
[...]
Il est temps de [...] voir par quels types de bricolages, bricolages au niveau idéologique et institutionnel ou au niveau du décodage des groupes [...] ces cultures « tiennent » provisoirement, au-delà ou au travers de leurs fantasmes unitaires. Nous prendrons l'exemple de l'Italie pour lequel nous disposons de nombreuses recherches. Je mettrai ici l'accent sur les ouvrages de V. de Grazia et de J. Hay et je poserai quelques problèmes théoriques chemin faisant, concernant l'émergence culturelle des masses dans une société totalitaire. Avec The culture of consent. Mass organization of leisure in fascist Italy, c'est du côté du bricolage tant institutionnel qu'idéologicoculturel que nous nous situons. Si le management est loin d'être une idée neuve en Europe dans les années 20/30, il n'en reste pas moins que taylorisme et fordisme vont se généraliser après la guerre de 1914, aux USA, en Italie dans le cadre du fascisme italien et après la crise de 1929, partout. C'est à Mario Giani, qui était un ingénieur ancien directeur de la succursale de Westinghouse à Vado Ligure, que l'on doit le mot de Dopolavoro, l'après-loisir. L'institution, regroupée en 1925 sous le nom d'Opera Nazionale Dopolavoro (OND), fut mise rapidement sous le contrôle du parti fasciste.

L'organisation du loisir des masses n'est pas une idée nouvelle. Dès le socialisme utopique des années 1840, l'idée est dans l'air. Du paternalisme patronal aux organisations chrétiennes et laïques, ce mouvement s'accentue tout au long du XIXe siècle. Il y a cependant quelque chose de qualitativement nouveau dans les interrogations et organisations des années 1920/1930, c'est ce besoin (que l'initiative vienne de l'État, du patronat ou des mouvements de sociabilité de la société civile) d'organiser, d'encadrer, de canaliser ces masses qui ont plus de loisir, plus de temps libre à leur disposition. Le mouvement de Dopolavoro est, à l'origine, strictement productiviste. Il cherche à mieux contrôler la rentabilité des entreprises, la productivité des ouvriers. Il participe de cette vaste recherche qui consiste à enrayer, éliminer ou canaliser les conflits de classe. Il va beaucoup se transformer de 1925 à la guerre. D'abord fortement encadré il évolue vers des stratégies de « persuasion » pour encadrer les masses non pas sur le lieu de travail, mais en dehors du travail.

Sur le plan culturel, il donne naissance à ou accélère la fabrication d'une « culture fasciste de bas niveau » : les organisations collectives ouvrières ont été détruites. Le fascisme va chercher à réglementer, à gérer le loisir en créant du loisir standardisé, phénomène qui pouvait à la fois donner aux masses une nouvelle identité nationale, les canaliser vers de nouvelles habitudes de consommation en mettant en œuvre de nouvelles techniques de communication. G. Gentile assigne à l'organisation culturelle deux tâches : renouveler la culture d'élite en l'adossant à un solide héritage national, diffuser l'idéologie fasciste, les valeurs nouvelles, tout en les simplifiant. La reproduction du fossé culturel entre les classes subsista et la combinaison culturelle éclectique qui en résulta fut à la fois de la propagande simplette, sloganistique et une vulgarisation des valeurs fascistes. L'Institut de la culture fasciste devait répandre la doctrine en la rendant « accessible » à la classe ouvrière, devait répandre des notions élémentaires de culture générale, des principes fascistes et des préceptes. D'un côté la haute culture, de l'autre cette nouvelle culture populaire hétérogène faite de formules et de préceptes simples, travaillant, bricolant un déjà là stéréotypé mais pas encore assemblé en « une culture ».

Au milieu des années 30, on parle déjà d'une culture dopolavoristica, à la fois doctrinaire, propagandiste et accessible. Cette accessibilité n'est en rien une démocratisation, mais une intégration nationale à sa façon. Mêlant un nationalisme farouche, un héritage culturel représenté par de lointains grands maîtres (L. de Vinci, Michel Ange, etc.), une modeste utilisation du modernisme figuratif en art, l'arsenal argumentatif de la sagesse des nations, elle donnait à voir, à entendre aux masses une version vulgarisée, « conditionnée » de la haute culture. Elle en était la caricature. Cette caricature s'adossait à une dissémination des préceptes fascistes et à un emploi d'éléments des cultures traditionnelles, du catholicisme rural en particulier. Ce qui est frappant cependant dans cette mixture culturelle bricolée, c'est, au-delà de son nationalisme de péplum, la faible utilisation, dans le cadre du Dopolavoro, de la propagande ouverte, comme si cette dernière avait été estimée « inefficace » dans cette nationalisation des masses d'un type nouveau. Le réemploi d'éléments traditionnels et leur articulation sur des besoins nouveaux (universités populaires, cours du soir) était autrement attrayant. Superstition populaire plus technologie. Il suffisait de ré-instrumentaliser les cultures traditionnelles encore vivaces. Éduquer avant d'instruire et pour cela réutiliser, canaliser le carnavalesque des fêtes rurales. Le folklore refleurit, les grandes parades comme la fête costumée de Venise en août-septembre 1928 ou les fêtes des fruits en 1930 ou la fête de la soie à Bergame. Pas un village où la fête du Saint patron ne soit organisée, encadrée, pas une procession qui ne soit la bienvenue. Encadrement des traditions mais négociation également avec des loisirs plus modernes, le stade pour le sport, le bal populaire.
[...]
Pour V. de Grazia, le paradoxe est le suivant. Le régime veut distiller sa propagande, ses préceptes. L'organisation, de productionniste au départ, se « politise » mais fait le vide. C'est lorsque l'étau se desserre que les gens y entrent en masse. Mais alors l'élaboration culturelle devient multiforme et le tout pourrait bien déboucher sur une « dépolitisation » des masses au lieu de leur mobilisation. Elles viennent au Dopolavoro pas seulement par ce qu'elles y seraient obligées, mais parce que des réseaux de sociabilité se renconstituent qui ne sont pas directement politiques et à travers lesquels elles vont pouvoir s'identifier au visage contradictoire de l'Italie. C'est précisément ici qu'intervient J. Hay et sa récente étude sur le cinéma. Mettant en œuvre des concepts anthropologiques, il voit les contradictions de la société italienne combinées lâchement. Il y voit un bricolage au niveau de la réception, et non pas seulement au niveau de la production ou de la propagande du régime, un apprentissage des formes modernes de loisir (aller au cinéma, voir ensemble un film, parler de cinéma), une traduction du cinéma américain en termes de nouvelle culture nationale — populaire dans l'acception que A. Gramsci donne à ce terme, une italianisation du cinéma américain et l'incorporation aussi d'images et de stéréotypes concernant les origines mythiques de Rome, les valeurs rurales, etc. Si bien que « l'italianité » qui en résulte est extraordinairement complexe : ni le rouleau compresseur de la culture de masse, ni l'endoctrinement stérile, ni l'évolution culturelle que l'Italie aurait sans doute connue sans le fascisme. Un être hybride et surtout imprévu et imprévisible. [...].


Il y a cependant une autre façon dans la crise et le réaménagement des rapports sociaux de refaire du corps, au moins tendanciellement, de refaire de l'homogène même si le pluralisme et la cacophonie discursive et culturelle empêchent la constitution d'un État totalitaire, une autre façon de nationaliser les masses, un autre effet de la popularisation, c'est le modèle américain et son évolution dans les années 30, après la Grande Dépression. Le travail de la monosémie se fait ici à travers la multiplicité des formes et leur complexité. Pour mieux situer mon propos, j'esquisserai très schématiquement trois vecteurs permettant de mieux comprendre ce paradoxal cheminement de la monosémie à travers le foisonnement des discours, des shows, des livres, de toutes les formes d'une socialité en pleine mutation : le rabattement de l'American dream sur l'American Way, la reterritorialisation culturelle et le triomphe de la pseudo-psychologie et de la publicité.

La notion d'American Dream, en tant que syntagme, émerge en 1931 sous la plume de James Truslow Adams, même si le référent imaginaire auquel elle renvoie est constitué bien avant. Elle veut connoter l'idéal de la société américaine depuis son origine : poursuite d'un idéal moral, quête du bonheur, rôle de l'individu libre. C'est une nouvelle version de l'utopie américaine. Adams interprète de façon utopico-poétique les grandes périodes de la société américaine et les voit toutes traversées par « ce rêve d'un pays dans lequel la vie deviendrait meilleure, plus riche, plus pleine pour tout un chacun». Or, à l'époque, cette vision utopique des origines et du devenir de la société américaine en pleine crise rencontre étrangement la politique du New Deal et les effets culturels et sociaux du pragmatisme.

Il n'est pas question ici de reprendre l'histoire du New Deal, déjà fort connue et renouvelée depuis une dizaine d'années. Ce qui m'intéresse ici, ce sont ses effets culturels ou plus exactement les symptômes qu'il représente et qui vont produire des effets à moyen terme. K. Polanyi montre dans La grande transformation que, comme tous les pays, les États-Unis sont affectés par la nécessité de rechercher un nouvel ordre social. L'économie de marché régulée uniquement par la « main invisible » fait faillite et la machine politique libérale est remise en question. Depuis longtemps, depuis A. Smith même, le principe du libre marché avait été critiqué, mais quelque chose de nouveau émerge au lendemain de la guerre de 1914 et de la crise de 1929. D'autres logiques vont se mettre en place (le fascisme) pour refuser les formes du contrat social, de l'État, de l'économie. Le New Deal va précisément consister à redéfinir les normes du contrat social, et à institutionnaliser la forme du conflit social en l'encadrant par les règles du jeu, de la négociation généralisée (collective bargaining). Les sphères d'activité définissent des intérêts (légitimes) qui peuvent se trouver en position conflictuelle et qui pourront se négocier dans un arbitrage dû à l'intervention de l'État. L'État contribuera ainsi à réguler les pratiques économiques et sociales sans les contrôler. De ce point de vue le National Labor Relation Act (NLRA), communément appelé le Wagner Act, de 1935 est intéressant. Cette loi établit le principe de la représentation syndicale unifiée dans l'industrie sur la base de l'adhésion majoritaire. Il s'agit de la négociation généralisée mise en œuvre à l'échelle de l'entreprise. Le contrat de travail fait désormais l'objet d'une négociation entre deux groupes d'intérêt reconnus qui délèguent leur pouvoir de négocier à des structures spécifiques de l'entreprise (syndicat majoritaire et chefs d'entreprise). A titre d'exemple, voilà bien une redéfinition du contrat social, le passage de l'individu au groupe incorporé, en parallèle au passage du pouvoir du propriétaire au manager, de l'accent mis sur la production à la consommation. L'American Dream va se trouver lui aussi faire partie de la redéfinition du contrat social, il va « s'incorporer ». L'American Dream définissait un horizon, une marche. Il n'était ni figurable, ni localisable. Le passé mythifié et l'avenir ouvert étaient réinterprétés en fonction de cet horizon. Désormais, ce sera l'enjeu de la décennie au niveau symbolique, le système de la négociation généralisée s'impose comme forme totalisante des rapports sociaux ; utopie, mythe et réalité fusionnent pour fonder l'espace sémiotique de la consommation. La médiation entre l'utopique et le réel tend à se dissoudre en rabattant l'utopique sur le factuel, sur le possible, le pensable, le réalisable. La notion d'American Way of Life est elle-même très complexe. Elle-même tendant à osciller entre une interprétation ouverte (une visée) et une interprétation fermée. Elle va de plus en plus correspondre au factuel. Dans un processus de dépolitisation par rapport aux idéologies de la décennie (malgré la force du parti communiste mais qui se décompose à la fin de la période au moment du pacte germano-soviétique) et un processus de personnalisation. La société américaine a tendance à substituer l'American way à l'American dream ou les fait coïncider en barrant la médiation de l'indéterminé. Ce qui néanmoins empêche le social de refaire corps, c'est bien le pluralisme même affadi, le système politique et la massivité de l'immigration de la fin du XIXe siècle aux lois des quotas. Cet indéterminé se retrouvera ailleurs, dans des espaces qui échappent en partie (en partie seulement) à la consommation, le champ littéraire restreint, la littérature « sérieuse » comme on l'appelle aux U.S.A, la peinture qui dans le cadre réaliste d'un E. Hopper montre la vie quotidienne dans son inquiétante étrangeté ou le cinéma d'auteur. Citizen Kane (1941) d'Orson Welles par son célèbre « Rosebud » ouvre sur un autre horizon, non accompli, un autre possible que la route empruntée par le magnat de la presse Charles Foster Kane, etc. L'indéterminé revient dans les pratiques sociales, qui ne craignent pas le morcellement, la finitude et l'échec.

Le rabattement de l'American Dream sur l'American Way s'opère dans le cadre d'une généralisation de la reterritorialisation, même fictive et imaginaire. Dans la crise, la nécessité se fait sentir de redéfinir ce pays éprouvé, que ce soit à travers les résurgences de l'agrarisme sudiste ou par la redécouverte des enjeux de la notion de culture. De plus en plus, la notion s'éloigne de son acception de « culture cultivée » pour se remodeler comme système symbolique ou ensemble d'habitudes culturelles, de règles de conduite. C'est le moment où Ruth Benedict publie son Patterns of culture (1934) et Stuart Chase son Mexico, a study of two Americas (1931). Il y oppose, ce qui avait été un poncif de la pensée allemande mais qui se trouvait revivifié aux U.S.A., la culture à la civilisation. Civilisation, tout ce qui touche à la modernité : la technologie, le développement urbain, l'électricité, celle-là même qui avait servi à l'électrocution de Sacco et Vanzetti en 1927, la dislocation des rapports sociaux et interpersonnels dans la crise. Culture, un ensemble de pratiques et de réseaux symboliques qui unissent encore fermement, à Tepoztlan au Mexique, l'individu à sa communauté. Les États-Unis sont avides d'inventaire historique, de culture authentique. De là ce nostalgisme qui se ressource dans un passé plus ou moins mythifié. C'est dans ce cadre qu'il faut comprendre le succès du livre (mais plus encore du film) de Margaret Michell, Gone with the wind (Autant en emporte le vent) (1936), cette reconstitution imaginaire, à travers le destin singulier d'une famille et plus particulièrement d'une héroïne, du Sud, de ses mœurs et de ses coutumes, de sa splendeur, son identité culturelle en un mot. Témoignent également de cette reterritorialisation les tentatives de redéfinition d'une culture américaine, la recherche du vouloir-vivre commun des américains. Cette redéfinition ne se fait pas simplement par un contenu, mais par un environnement dans lequel le discursif, le visuel, le sonore, les formes de sociabilité finissent — par la répétition, la récurrence — par constituer une identité. A noter ici la généralisation (comme rêve inaccessible d'abord, comme réalité plus tard) de l'automobile et la mise en place des autoroutes autour de New York, l'importance de la radio, du cinéma parlant, les sit-com, les soap-operas et le rôle du sport, du jeu et de son vocabulaire entrant massivement dans la politique pensée comme un jeu.

Rabattement du rêve sur le mode de vie, reterritorialisations multiples, le tableau même schématique ne serait pas complet s'il oubliait un des traits fondamentaux de la société américaine, fondamental dans la mise en œuvre du monologisme, la pseudo-psychologie, la psychologisation généralisée de la société, des rapports sociaux et des rapports interpersonnels.

La crise demande des ajustements personnels. De là, la prolifération des ouvrages, articles, émissions de radio concernant le domaine du How-to-do-it. Dans la crise, ce déluge de textes qui renvoient tous les uns aux autres laisse entendre que tout dépend de l'individu, son succès, sa perte, son ascension sociale, ses échecs professionnels et personnels. Problème de connaissance, d'influence, de persuasion, de séduction, problème d'image projetée, de connotation, de communication, problème d'équilibre personnel, de moi fort, de refoulement de l'anxiété de l'angoisse, problème de personnalité et rapport harmonieux avec les autres, la famille, le groupe, la région, le pays, etc. L'ouvrage emblématique est celui de Dale Carnegie How to win friends and influence people (1936). Best-seller absolu qui est resté sur la liste des best-sellers du New York Times durant plus de dix ans. D'autres livres lui font écho, Think and grow rich de Napoléon Hill (1937), Wake up and live de Dorothea Brande (1936), What's holding you back de Allen Chalfant (1937), etc., etc. Le discours qui se dégage de l'ensemble, c'est la nécessité de s'ajuster, de trouver en soi et non dans les circonstances la clé de la réussite. Dale Carnegie écrit : « Tout le monde de par le monde recherche le bonheur et il y a une voie royale de le trouver. C'est par le contrôle de notre propre pensée. Le bonheur ne dépend pas de conditions extérieures. Il dépend de conditions intérieures. » La réussite ? Savoir comment influencer les autres. Un étudiant lui aurait dit, et il en fait grand cas dans son livre : «Le sourire me rapporte des dollars, beaucoup de dollars. » Ce fameux sourire de la publicité qui va réclamer de bonnes pâtes de dentifrice et le refoulement permanent de la moindre contrariété. En somme, le moi entre lui-même sur le marché. Il s'agit de savoir comment « se vendre », vendre son image, ses idées. Dans What's holding you back, Allan Chalfant fait la liste des éléments qui s'opposent au succès, en particulier une image de soi « malsaine ». Il faut se tenir occupé (busy), ne pas se laisser aller à la méditation morose et à la mélancolie, entrer dans des réseaux de sociabilité, se faire des amis. D'autres vont insister sur l'émergence d'un nouveau temps de loisir. Là encore, le bonheur consistera à savoir le gérer. C'est ce que fait Walter B. Pitkin dans Life begins at forty (1932). Point n'est besoin de s'exténuer à devenir riche. Une modeste aisance doit suffire. Ce qui compte, c'est de savoir utiliser son temps libre. Voyager, lire, converser, peindre ne demandent pas beaucoup d'argent. Paru en 1932, le livre avait obtenu un immense succès. Réussir sa vie personnelle devient un nouvel évangile. En apparence, ce dernier ouvrage va à l'encontre du rêve américain de la réussite économique et sociale si fortement inscrit dans la mentalité populaire. En réalité, il n'en est rien. Le nouveau contrat social qui tend à redéfinir les rapports sociaux passe ici par la personnalisation de ces rapports sociaux. C'est ce que retiendra la publicité qui se développe prodigieusement depuis les années 20 et qui développe (de façon subtile) une parabole élémentaire du petit-gars-parti-de-rien, qui rencontre sur sa route des obstacles, qui doit les surmonter pour parvenir au succès en affaires et par conséquent au succès en amour. Michael Schredson va jusqu'à parler d'un « réalisme capitaliste » parallèle au réalisme socialiste. Le public pousse à cette « personnalisation » : les émissions les plus écoutées sont celles du mass gossip, d'une causerie de masse où une star ou un animateur parle de sa vie et interpelle personnellement l'auditeur ou le lecteur, où chacun est convié à envoyer une lettre de lecteur ou d'auditeur et peut s'attendre à recevoir une réponse. Les Histoires vraies font fureur, les récits à la première personne, les expériences de vie, les pages de magazines consacrées aux personnalités extraordinaires ou au contraire à l'homme ordinaire avec lequel on pourra tout de même s'identifier. De là vient la vogue du crooning, cette voix sussurante, artificielle — toujours de bonne humeur —, idyllique, qu'on entend encore de nos jours dans les aéroports. Il ne faut pas oublier que le président Roosevelt dans ses causeries au coin du feu s'adresse aussi personnellement au peuple américain.

La personnalisation atteint un de ses sommets dans la théorie de l'effet de première impression. Les gens sont pressés, occupés, et doivent prendre des décisions au premier coup d'œil. La personnalité doit donc se condenser dans la présentation de soi : physique avenant, visage agréable, personnalisation des vêtements, de la tenue. On est responsable de sa propre image. Le marché et la publicité dans cette cacophonie vont se mettre au service du choix décisif à opérer. Tout peut être « sous contrôle ».

La personnalisation des messages correspond à un double paradigme. Modernisation d'une part, avec son cortège de menaces d'éclatement devant la complexité du développement urbain, les risques d'anonymat dans la « foule » (thème majeur des années 50), les nécessités de l'avancée technologique. Constitution dans l'imaginaire d'une « pseudo-Gemeinschaft » fabriquée par l'idylle du réalisme capitaliste, d'autre part. Concilier dans l'imaginaire le village américain nostalgique avec le modernisme débridé, reterritorialiser non pas dans la fusion mais dans la pseudo-autonomie d'un moi fort. Parallèlement, le discours savant de la psychologie sociale et de la communication se déploie dans le même sens. C'est en 1935 que G. Gallup ouvre le American Institute of Public Opinion, et le sondage entre en force dans l'espace de la vie publique et privée. C'est en 1930 qu'Elton Mayo repose les problèmes de l'organisation industrielle dans un sens conservateur, que les travaux de l'école de Chicago et de Lazarsfeld, tout l'arsenal des théories de la communication se généralisent. C'est aussi le moment où la psychanalyse conquiert ses lettres de noblesse sur une base intégratrice, véritable trahison de Freud. Comme le dit E. Roudinesco :
Roudinesco a écrit:
[...] Il ne faut pas s'y tromper : le courant anglo-américain ne défend pas l'analyse médicale, contre le profane, pour affirmer la suprématie de la médecine sur la psychanalyse, mais parce qu'il trouve dans les idéaux de la médecine les moyens de mettre en œuvre une théorie du moi et de l'adaptation qui va en sens contraire de l'évolution de la doctrine freudienne et de sa réaffirmation du primat de l'inconscient.

[...]
Le rêve d'être celui qui réussit, qui réussit en affaires (self-made man) et qui rencontre la femme de sa vie se constitue très tôt dans le discours social américain. La « formule » se met au point avec Horatio Alger à la fin du XIXe siècle. Un best seller de l'année 1924, de Bruce Barton, The man nobody knows, transforme même le Christ en directeur de multinationale. Cette course au succès en affaires et au « bonheur » conjugal et familial prend un relief tout particulier dans les années 30 puisque le modèle est confronté au réel en crise. Beaucoup plus tard, Daniel Boorstin dans The image or what happened to the American Dream, se lamentera devant une culture risquant d'être totalement prise au leurre de l'illusionnement : « Nous risquons de devenir le premier peuple dans l'histoire fabriquant des illusions si persuasives, si réelles, si « réalistes » qu'il est presque capable de vivre en elles. Nous sommes sur la terre le peuple le plus pris dans l'illusion. » [...].
[...]
Dans un de ses romans, N. West rend parfaitement sensible cet univers du simulacre. Nathanael West a tout vu, tout analysé, tout dit. Propos excessif certes, mais on reste confondu lorsque l'on relit un livre comme The Day of the Locust publié en 1939 (et traduit en français sous le titre L'incendie de Los Angeles). On sait que Nathanael West se tue dans un accident de voiture en 1940 revenant en toute hâte du Mexique pour se rendre aux funérailles de F. Scott Fitzgerald. The Day of the Locust est son dernier roman.

Parmi tous les livres consacrés à la Californie et à Hollywood, celui-là est à part, car s'il plonge ses racines dans la violence de la Depression (la Crise de 1929 en anglais) il décrit — sans doute sans le savoir — le futur de la culture de masse aux USA d'abord et mondialisée par la suite. Il met l'accent sur ce qui n'était peut-être pas visible en clair dans les années 30 mais qui tombe parfaitement juste aujourd'hui. Ce qu'il met en mots, c'est ce que J. Baudrillard appelle, à propos de l'Amérique, « une parodie de l'imaginaire ». Autour de ses personnages, tous dérisoires, Homer Simpson, Faye Greener, Tod Hackett, le nain, le vieil Harry, etc., Nathanael West s'interroge sur la kitchisation généralisée de la Californie et le continuum qui s'établit entre le réel et la fiction. Il faut du reste souligner que ce trait constitue un point fort des années trente. La Russie stalinienne fait entrer le « réel » dans un discours, l'Allemagne fasciste bricole de façon à maintenir un discours imaginaire sur la pastorale et la race pure, tout en laissant à la modernité technologique un espace particulier. Aux États-Unis, la nature ressemble à un décor et le décor à la nature. Tout devient fiction, représentation, simulacre.

[...]. Au total, les années trente jouent un rôle capital dans le passage de la culture (élitiste, culture cultivée même remise en question par le modernisme et l'Avant-garde) au culturel, dans le passage de la culture aux cultures, de la culture à la communication. Dans la crise, dans l'entre-deux-guerres, se met en place, à travers des singularités fortes et dans une hétérogénéité, une hybridation généralisée, tout l'arsenal de la culture de masse, telle que nous la connaissons aujourd'hui à travers le double mouvement de la mondialisation de la culture (l'américanisation) et du repli sur des reterritorialisations fictives.

Mon propos peut sembler paradoxal. Rien de plus dissemblable que les régimes autoritaires des années vingt/trente (fascismes divers, nazisme, stalinisme) et l'évolution de la société américaine dans le cadre du New Deal rooseveltien. Tout oppose cultures ritualisées, masses unanimistes, mythes nostalgiques ou futuristes et la culture pragmatique, individualiste de l'American Way of Life, pour ne pas parler de la singularité du cas français. Le nazisme cependant n'a duré que 12 ans (...). C'est autre chose qui travaille en profondeur le tissu social. Le régime soviétique (...) a duré 70 ans dont le temps fort, le stalinisme, se situe dans les années trente. Rien en apparence de ce qui va produire la culture de masse ne peut prendre racine ici. Tout est refoulé, réprimé. Une nouvelle culture pseudo-populaire tente bien de se formuler mais elle échoue dans l'utopie ou la dystopie. L'Avenir c'est l'Amérique et tout est déjà-là, où tout se met en place dans les années trente. Le meilleur comme le pire. Il est temps de revenir à ce « lieu vide » constitutif de la Démocratie, mis en avant par Claude Lefort. C'est le maintien de ce « lieu vide » qui creuse la différence entre les tentations totalitaires des années trente et le pluralisme démocratique. Mais, et c'est en définitive la grande leçon des années trente, il y a une autre façon de refaire du plein, au sein de ce lieu vide, au sein de ce pluralisme, c'est de le remplir à nouveau autrement au lieu de le laisser en tension dans l'écart, de le remplir avec une problématique des intérêts, des particularismes, de la personnalisation, de la dépolitisation, de la spectacularisation, du kitsch généralisé. Les années trente ouvrent sur la société postmoderne directement. De l'ère du plein (plein de sens, plein de certitude) à « l'ère du vide ». [...].