Dans le passage concerné, il n'est pas exactement question de l'imagination, mais de la création, et c'est au regard de toute la première partie du livre qu'il faudrait l'analyser. Sartre distingue nettement l'écrivain de l'artiste (musicien, peintre, poète), autrement dit du créateur. Or c'est de création qu'il s'agit ici. Le passage suivant permet de mieux situer l'intervention de Vangelis, et de la rendre plus facile à comprendre.
[C'est] une chose que de travailler sur des couleurs et des sons, c'en est une autre de s'exprimer par des mots. Les notes, les couleurs, les formes ne sont pas des signes, elles ne renvoient à rien qui leur soit extérieur. [...]. Il y a le vert, il y a le rouge, c'est tout ; ce sont des choses, elles existent par elles-mêmes. Il est vrai qu'on peut leur conférer par convention la valeur de signes. Ainsi parle-t-on du langage des fleurs. Mais si, après accord, les roses blanches signifient pour moi "fidélité", c'est que j'ai cessé de les voir comme roses : mon regard les traverse pour viser au-delà d'elles cette vertu abstraite. [...]. Cela veut dire que je ne me suis pas comporté en artiste. Pour l'artiste, la couleur, le bouquet, le tintement de la cuiller sur la soucoupe sont choses au suprême degré ; il s'arrête à la qualité du son ou de la forme, il y revient sans cesse et s'en enchante ; c'est cette couleur-objet qu'il va transporter sur sa toile et la seule modification qu'il lui fera subir c'est qu'il la transformera en objet imaginaire. Il est donc le plus éloigné de considérer les couleurs et les sons comme un langage. Ce qui vaut pour les éléments de la création artistique vaut aussi pour leurs combinaisons : le peintre ne veut pas tracer des signes sur sa toile, il veut créer une chose ; et s'il met ensemble du rouge, du jaune et du vert, il n'y a aucune raison pour que leur assemblage possède une signification définissable, c'est-à-dire renvoie nommément à un autre objet. [...]. Et pareillement la signification d'une mélodie ― si on peut encore parler de signification ― n'est rien en dehors de la mélodie même, à la différence des idées qu'on peut rendre adéquatement de plusieurs manières. [...]. Un cri de douleur est signe de la douleur qui le provoque. Mais un chant de douleur est à la fois la douleur elle-même et autre chose que la douleur. Ou, si l'on veut adopter le vocabulaire existentialiste, c'est une douleur qui n'existe plus, qui est. Mais le peintre, direz-vous, s'il fait des maisons ? Eh bien, précisément, il en fait, c'est-à-dire qu'il crée une maison imaginaire sur la toile et non un signe de maison. [...] Le peintre est muet : il vous présente un taudis, c'est tout ; libre à vous d'y voir ce que vous voulez. Cette mansarde ne sera jamais le symbole de la misère ; il faudrait pour cela qu'elle fût signe, alors qu'elle est chose. Le mauvais peintre cherche le type, il peint l'Arabe, l'Enfant, la Femme ; le bon sait que ni l'Arabe, ni le Prolétaire n'existent dans la réalité, ni sur sa toile ; il propose un ouvrier ― un certain ouvrier. [...]. On ne peint pas les significations, on ne les met pas en musique [...].
L'écrivain, au contraire, c'est aux significations qu'il a affaire. Encore faut-il distinguer : l'empire des signes, c'est la prose ; la poésie est du côté de la peinture, de la sculpture, de la musique. [...]. Les poètes sont des hommes qui refusent d'utiliser le langage. Or, comme c'est dans et par le langage conçu comme une certaine espèce d'instrument que s'opère la recherche de la vérité, il ne faut pas s'imaginer qu'ils visent qu'ils visent à discerner le vrai ni à l'exposer. Ils ne songent pas non plus à nommer le monde et, par le fait, ils ne nomment rien du tout, car la nomination implique un perpétuel sacrifice du nom à l'objet nommé ou pour parler comme Hegel, le nom s'y révèle inessentiel, en face de la chose qui est essentielle. [...]. En fait, le poète [...] a choisi une fois pour toutes l'attitude poétique qui considère les mots comme des choses et non comme des signes. Car l'ambiguïté du signe implique qu'on puisse à son gré le traverser comme une vitre et poursuivre à travers lui la chose signifiée ou tourner son regard vers sa réalité et le considérer comme objet. [...]. [Pour le poète], [les mots] sont des choses naturelles qui croissent naturellement sur la terre comme l'herbe et les arbres.
Comparez maintenant avec l'extrait que vous nous soumettez, Lou S. :
Chacune de nos perceptions s'accompagne de la conscience que la réalité humaine est « dévoilante », c'est-à-dire que par elle « il y a » de l'être, ou encore que l'homme est le moyen par lequel les choses se manifestent ; c'est notre présence au monde qui multiplie les relations, c'est nous qui mettons en rapport cet arbre avec ce coin de ciel ; grâce à nous, cette étoile, morte depuis des millénaires, ce quartier de lune et ce fleuve sombre se dévoilent dans l'unité d'un paysage ; c'est la vitesse de notre auto, de notre avion qui organise les grandes masses terrestres ; à chacun de nos actes le monde nous révèle un regard neuf. Mais si nous savons que nous sommes les détecteurs de l'être, nous savons aussi que nous n'en sommes pas les producteurs. Ce paysage, si nous nous en détournons, croupira sans témoins dans sa permanence obscure. Du moins croupira-t-il : il n'y a personne d'assez fou pour croire qu'il va s'anéantir. C'est nous qui nous anéantirons et la terre demeurera dans sa léthargie jusqu'à ce qu'une autre conscience vienne l'éveiller. Ainsi, à notre certitude intérieure d'être « dévoilants » s'adjoint celle d'être inessentiels par rapport à la chose dévoilée. Un des principaux motifs de la création artistique est certainement le besoin de nous sentir essentiels par rapport au monde.
La conscience dévoilante de Sartre n'est pas la même chose que le dévoilement de l'être, chez Heidegger. Une conscience rapportée au monde le dévoile en ceci qu'elle l'organise ; elle est un point de vue et, comme avec tous les points de vue, les choses s'organisent autour de ce point. C'est une mise en perspective qui, comme telle, implique une modification du monde. Dans un langage sartrien, la conscience transforme l'en-soi du monde en pour-soi. Mais elle perd au change ce que le monde gagne : sans la conscience, le monde "retournerait" à son en-soi ; mais justement, cet en-soi du monde montre que le monde existe avec ou sans nous, tandis que nous n'existons pas sans le, ni hors du monde. Il n'y a pas d'en-soi pour les hommes. En gros, au moment même où ils apprennent que le monde est (en soi), ils apprennent qu'ils ne sont pas (pour soi), qu'ils ont et qu'ils sont un déficit d'être, puisque pour être, il leur faut une conscience (pour soi) qui leur dévoile le monde. La création artistique est la tentative de créer un monde (formes, couleurs, sons, mots), un en soi des hommes, pour ainsi dire ; c'est la tentative de donner de l'être à ce qui n'en a pas au moment même où il apprend qu'il y en a autour de lui.
P. S. : si vous devez faire un commentaire de texte, Simone Manon, professeur de philosophie, propose un travail préparatoire sur son site, à l'adresse suivante : La conscience est essentielle au dévoilement de l'être, mais inessentielle à son être.