Zingaro a écrit: Silentio a écrit: C'est une expérience de pensée intéressante mais qui ne nous aide pas vraiment puisque si on la pense jusqu'au bout on débouche sur le présent tel qu'il se fait dans l'instant, sur l'événementialité du monde et de l'existence individuelle.
Cette expérience ne nous aide pas vraiment, précisément ! Pour Nietzsche, c'est une épreuve. je crois qu'elle correspond à un style de vie différent bien qu'elle aborde un problème fondamental. Je crois que cette épreuve est faite pour des hommes dont la vie est relativement plate, ennuyeuse, parcourue de souffrances. Elle leur est grandement utile parce qu'elle oblige à faire face à cette étendue "monstrueusement" grande et grise, à déployer la longue chaîne des instants quelconques et à faire un bilan. Est-ce que ça vaut la
peine ? Et surtout, comment est ce que ça peut valoir la peine ? Cette expérience est d'après moi d'autant plus d'actualité que nous croulons sous les événements, si bien qu'il est difficile de se mettre à une telle distance que celle que requiert l'éternel retour. Nous arrive-t-il encore, si ce n'est peut être avec la naissance d'un enfant ou à la fin des études, de se figurer la monstruosité de la vie, des années, du poids du temps, et de ressentir cette grande lassitude ? Je ne crois pas, nous nous éparpillons dans tous les sens et par là le temps s'éparpille lui aussi. Pourtant il me semble que cette expérience est nécessaire si on veut espérer dégager, engendrer un sens authentique. Il faut refuser cet éternel retour, cette grande lassitude, pour amorcer un changement significatif dans notre rapport à la vie, un changement de fond - sans quoi on continue à exercer un oubli à l'allure mécanique et on revient inlassablement au retour du même.
Pour Nietzsche l'éternel retour sert à adhérer inconditionnellement à la vie dont le fond est souffrance. L'éternel retour est sélectif, c'est une abomination pour le chrétien qui refuse la vie, à cause de la souffrance, et croit en l'immortalité de l'âme dans l'au-delà. Mais peu de gens seraient prêts à véritablement accepter l'éternel retour à l'identique de toute chose : il n'y a pas d'espoir à avoir, pas de salut, pas de bonheur dans la mort, seulement la vie, la même vie, les mêmes souffrances à l'infini (également les mêmes joies et plaisirs). Nous sommes enfermés dans cette vie et dans ce monde (comme les personnages d'un roman le sont de leur histoire ; à la fin il suffit au lecteur d'ouvrir à nouveau le livre à la première page, de recommencer la lecture). Autant dire que certains seront chanceux en pouvant jouir de la vie tandis que d'autres vivront l'enfer ici et maintenant en étant condamnés par ce qui ne dépend pas d'eux et/ou par leurs propres choix. Le problème, aussi, me semble être celui de l'oubli pour vivre. La vie est une somme d'erreurs, d'hésitations, de choix arbitraires, d'expériences, etc. L'éternel retour ce serait peut-être, finalement, tout soumettre au tribunal de la raison, ou d'une certaine raison, en reconnaissant à chaque fois dans ce qu'on décide et fait que tout correspond à notre volonté, à la vie que l'on s'est fixée, que l'on ne veut pas rater éternellement. Mais la vie, justement, c'est se débrouiller avec l'inconnu au quotidien, avec l'imprévu, etc. Alors on peut aussi dire, au contraire, qu'au lieu de nous ouvrir à l'action, la pensée de l'éternel retour nous fait sacraliser le réel et nous plonge dans la passivité à l'égard de ce qui est ; tout se vaut et il sera héroïque (et stupide) d'accepter sans broncher toute injustice, tout mal. En tout cas, ce qui est intéressant, peu importent les conséquences de cette pensée, c'est qu'elle permet de se placer à la jonction de l'éternité et du temps, de penser la vie et l'action à la fois dans le présent, l'instant, l'événement, et dans l'histoire et l'absolu. C'est se dire que le problème de la praxis, de l'action, prime : c'est à la fois nécessaire et contingent, d'autant plus nécessaire que contingent et nécessaire aussi bien vis-à-vis de la vie telle que vécue au présent et dans l'ouverture au futur, mais aussi en tant que telle action s'inscrit dans le plan d'ensemble d'une histoire individuelle et d'une histoire collective de l'humanité. Ce qui devrait, je le crois, nous préoccuper et nous mener à la responsabilisation plutôt qu'à l'hédonisme.