Silentio a écrit:Lui-même demeure malgré tout obligé de faire avec le langage qui porte en lui une certaine logique de rationalisation. Il peut pourtant créer dans le langage, y insuffler un peu de vie, d'abord en sortant des concepts philosophiques abstraits puis en y faisant intervenir la poésie. Il faut assumer la création inhérente au langage et sa part "fictive".
Le degré de conceptualisation des langues varie beaucoup de l'une à l'autre. On ne peut recouper complètement l'économie du langage et le concept, lequel est certes économique, mais surtout une création consciente, historiquement située, qu'on doit aux Grecs et aux philosophes. C'est moins l'économie conceptuelle qu'on a mis à profit que l'organisation du réel dans des ensembles pas même pré-conceptuels, des associations d'objets liés à des activités et des relations de pouvoir (activités qui impliquent de communiquer, etc.). Il suffit de constater que les tablettes écrites avec des signes cunéiformes sont innombrables pour se rendre compte de l'interminable cheminement qui mène à de véritables abstractions. Comparez avec les alphabets phénicien, grec et latin, à peine quelques phonèmes associés à des signes graphiques arbitraires pour dire une infinité de choses. Sans cela, aucune grammaire ni aucune syntaxe n'eussent été inventées. Je n'ai guère le temps de développer cette discussion passionnante ; je me contenterai de dire, très sommairement, que la rationalisation du langage suppose une abstraction historiquement et "culturellement" très tardive, qui suppose, en d'autres termes, une distinction inédite opérée par les philosophes grecs (donc dans une période politique tardive), entre le langage et la pensée. Le langage est d'abord action, pour les Grecs, il est de nature politique. Voyez les développements lumineux de Hannah Arendt dans sa Condition de l'homme moderne (chap. II, Le domaine public et le domaine privé). On ne peut oublier le pouvoir instituant et créateur de la parole (dans le topic dédié à Bonnefoy, j'ai reproduit les notes que j'avais prises d'une conférence qu'il prononça à Lyon en 1993 ― mais dans L'Improbable et autres essais, vous pouvez lire les deux essais suivants : L'acte et le lieu de la poésie ; La poésie française et le principe d'identité ― et n'oubliez pas que Bonnefoy est de formation philosophique et mathématique).
Silentio a écrit:Pour autant, parler de "nature" ou de "volonté", c'est toujours interpréter le monde au travers de catégories et d'un savoir historiquement situés, non pas donner à voir le texte lui-même (Nietzsche peut "montrer" cette dimension ou ce problème en parlant de volonté de puissance, toujours est-il que ça nous met en même temps dans l'impossibilité d'aller plus loin : il n'y a pas de chose en soi, il n'y a pas de vérité de l'être et pas de façon directe de s'y rapporter).
La nature n'était pas une catégorie chez la plupart des présocratiques ; elle ne l'est pas non plus chez Nietzsche. Attention à ne pas assimiler d'office un mot à une catégorie, sachant que même des catégories comme la "nature" conservent leur polysémie (les philosophes sont très minoritaires, la plupart des gens parlent un langage "normal").
Silentio a écrit:Mais en même temps, se référer à ce Sans-fond, ce chaos, en employant un certain vocabulaire c'est vouloir définir l'indéterminé et se heurter à la limite du langage qui ne peut définir que ce que la société permet ou peut permettre sans qu'il y ait quelque chose en-dehors d'elle (s'il y a un dehors, et/ou s'il est dorénavant visible, c'est peut-être au sein même de la société qui a institué ces significations, ces manières de penser, de voir, de se rapport à un réel posé par elle ; ce qui est alors intéressant c'est la façon dont Nietzsche, en philosophe, veut penser hors de son époque, contre elle, en inactuel - mais le peut-il ? Jusqu'où peut-il aller dans la création d'écarts ? Eux-mêmes sont-ils de l'ordre de l'ouverture du réel à la contingence - pure novation, donc - ou sont-ils seulement permis par l'époque elle-même, en tant que l'on se positionne contre ou en rapport à un modèle préexistant ?).
Un écart absolu n'est plus un écart, seulement un hermétisme incompréhensible et absurde. Tout écart se mesure à un référent (norme ou tout ce qu'on voudra). Perdez le référent : l'écart disparaît. Je vais le dire en exagérant ou en donnant l'illusion que la chose est facile, mais, en somme, avec le langage, on peut faire ce qu'on veut, du point de vue qui nous occupe, à condition de ne pas oublier ceci que l'accès au langage n'est pas d'abord l'apprentissage de la langue, mais celui du réel. Il est pratique avant d'être intellectuel.
Silentio a écrit:Par ailleurs, il y a aussi cette idée chez Castoriadis que chaque société va ajouter sa propre signification à une strate primordiale elle-même prise dans le langage, de sorte que chaque époque va vouloir dire ce qu'est la nature. Par exemple, on va dire qu'au-delà des besoins biologiques l'homme est motivé économiquement. La condition purement biologique elle-même n'explique rien : soit elle prend tout sens par rapport aux autres significations et fait sens pour une société en particulier, soit l'instinct de conservation, par exemple, n'explique pas la "nature" de l'homme étant donné qu'une fois reconnue la différenciation des sociétés et des individus on n'explique pas avec cet instinct ce changement propre à l'homme. Employer le mot de "volonté", par exemple, pour ramener tout phénomène à une cause unique semble encore relever d'une façon de penser rationnelle et scientifique. Castoriadis, au contraire, tente de montrer une indétermination fondamentale, mais le mot lui-même dit quelque chose de multiple, mouvant, et purement créateur sous un terme qui le ramène à une certaine unité pour le rendre intelligible. Bref, pour autant que ce chaos me semble être la plus grande vérité qu'on puisse énoncer, il y a une difficulté à le soumettre à un concept qui paradoxalement nous le fait apparaître et le trahit à la fois en le mettant en forme.
Essayez d'établir le concept du chaos, ou celui de la volonté nietzschéenne. Dans votre argument rapporté à Castoriadis, vous oubliez la question des magmas et de l'imaginaire.
Silentio a écrit:Cela dit, Castoriadis ne fait pas du chaos quelque chose d'entièrement inorganisé, il est justement lié en permanence avec le réel, il en est le moteur, le devenir, il participe de la différenciation et de la création, il est plein d'un magma de significations. Mais il semble alors difficile d'en dire beaucoup plus sur la partie qui échappe à l'être, à la forme (eidos), puisque le chaos n'en est que le principe producteur, l'indéterminé qui permet l'apparition de l'altérité et à partir de quoi l'être advient sans être réductible à quelque chose dont il proviendrait.
Le chaos, c'est le réel (ou la nature, comme vous voudrez), en tant qu'il n'a aucun sens, qu'on ne peut rien en faire (il n'est pas pour-nous). Les hommes se conforment à leur propre nature en instituant la politique (action et langage comme action la plus éminente). Au fond, l'ordre ne procède pas du chaos. Il est le fait des hommes ; et le chaos, l'occasion et la matière (le support).
Liber a écrit:le langage n'est pas une métaphore, il est le monde ! C'est pour cette raison que le "législateur" a tant d'importance. Autrement, changer une valeur ne modifierait pas d'un iota le monde réel
Liber a écrit:A mon avis, Nietzsche ne croyait pas aux concepts, il ne pensait pas qu'on pouvait "changer le monde" avec des idées, par la discussion philosophique ou politique, ce qui justifie son usage de l'aphorisme et son peu de souci des démonstrations.
Absolument.
Dernière édition par Euterpe le Ven 22 Déc 2017 - 0:03, édité 2 fois