La tâche de l’histoire est de sauver les actions humaines de la futilité qui vient de l’oubli [...]. L'action, comme les Grecs ont été les premiers à s'en apercevoir, est en elle-même complètement fugace, elle ne laisse jamais un produit final derrière elle [...]. On a [donc] besoin de la mémoire des hommes pour continuer d’exister après la mort. (Arendt, la Crise de la Culture, II, i)
.

Pour Hannah Arendt, qui revendique l’héritage de Thucydide et d’Hérodote, la tâche de l’histoire ne peut-être que de remémorer le cadre conceptuel d’un monde commun auquel les nouveaux venus vont être invités à apporter leur contribution, si modeste soit-elle, non par une production matérielle toujours peu ou prou liée à la contrainte biologique, mais par l’action libre. Un personnage historique, pour Arendt, est un être humain qui se sera manifesté par un comportement exemplaire au sens où ce comportement sera réputé, aux yeux des contemporains, comme une interprétation libre donc mémorable du cadre conceptuel reçu en héritage.

La liberté [...] est réellement la condition qui fait que les hommes vivent ensemble dans une organisation politique. Sans elle, la vie politique comme telle serait dépourvue de sens. La raison d'être de la politique est la liberté, et son champ d'expérience est donc l'action. Cette liberté, que nous prenons pour allant de soi dans toute théorie politique [...] est l'opposé même de la "liberté intérieure", cet espace intérieur dans lequel les hommes peuvent échapper à la contrainte extérieure et se sentir libres [...]. La liberté comme inhérente à l'action est peut-être illustrée le mieux par le concept machiavélien de virtù, l'excellence avec laquelle un homme répond aux occasions que le monde lui révèle sous la forme de la fortuna. Son sens est rendu de la meilleure façon par "virtuosité", c'est-à-dire la perfection que nous attribuons aux arts d'exécution (différents des arts créateurs de fa­brication) où l'accomplissement consiste dans l'exécution-même et non dans un produit fini qui survit à l'activité qu'elle a amené à l'existence. (Arendt, la Crise de la Culture, IV, i-ii)
.

Or, Socrate, dans la mesure où il n’a jamais rien écrit, rien produit de durable, n’a laissé de traces de son existence que dans la mémoire de ses contemporains. De fait, tout ce que nous savons de Socrate nous est parvenu à travers les écrits de Xénophon, d’Aristophane et de Platon qui ont été les témoins directs de son existence. En ce sens, nous pouvons déjà dire que Socrate est parfaitement emblématique de ce qu’est un personnage historique au sens d’Hannah Arendt : c’est un homme qui n’a rien produit mais dont ses contemporains ont jugé les actions dignes d’être honorées par la mémoire des hommes. Xénophon consacre tout un ouvrage au récit de la vie de Socrate, ouvrage justement intitulé les Mémorables (Apomnèmoneumatôn, littéralement, "ce qui remonte à la mémoire"), Aristophane consacre une de ses comédies les plus grinçantes (les Nuées) au comportement d'un homme qu'il considère comme absurde et dangereux pour la Cité, et Platon consacre la quasi-totalité de ses ouvrages à mettre en scène un personnage auquel il confie le rôle d'instituteur de la philosophie. Donc, pour des raisons visiblement différentes, voire opposées, trois des plus éminents contemporains de Socrate rendent hommage à ce que Hannah Arendt appelle la virtuosité de l'homme libre qui s'inscrit parfaitement dans un cadre historico-politique déterminé.

Mais,
pour que la philosophie apparaisse il faut la conscience de la liberté, et le peuple dans lequel la philosophie commence doit avoir la liberté comme principe ; pratiquement, cela est lié à l'épanouissement de la liberté réelle, la liberté politique [...]. Ainsi, l'aspect historique de la philosophie est nécessairement lié à l'histoire politique ; car, pour que l'on cultive la philosophie, il faut qu'un peuple ait atteint un certain degré de formation intellectuelle ; il faut être assuré contre le besoin, l'angoisse du désir a dû disparaître, le simple intérêt pour les choses finies a dû s'user à la peine et la conscience avoir progressé jusqu'au point de prendre de l'intérêt aux généralités. La philosophie est une manière libre d'agir (d'où le besoin de la philosophie). A cet égard on peut la considérer comme du luxe, car le luxe satisfait ce qui n'est pas dans la dépendance immédiate de la nécessité, ainsi on peut évidemment s'en passer [...]. Celle-ci commence seulement là où l'individu se sait comme individu pour soi, comme universel, comme essentiel, comme ayant une valeur infinie en tant qu'individu ; où le sujet a atteint la conscience de la personnalité, où donc il veut af­firmer sa valeur absolument pour soi. La libre pensée de l'objet y est incluse, — de l'objet absolu, universel, essentiel. Penser, cela veut dire mettre quelque chose dans la forme de l'universalité ; se penser veut dire se savoir comme universel, se donner la détermination de l'universel, se rapporter à soi. Là est contenu l'élément de la liberté pratique [...]. Dans l'­histoire la philosophie apparaît donc seulement là où et en tant que se forment de libres constitutions. L'Esprit doit se sépa­rer de son vouloir naturel, de son immersion dans la matière. (Hegel, Le­çons sur la Philosophie de l’Histoire, I)


On pourrait résumer le propos de Hegel en disant que l'apparition de la philosophie répond à deux conditions. Tout d'abord il faut qu'existe, à l'état latent, un besoin de philosophie comme d'un luxe nécessaire. Luxe dans la mesure où la communauté politique dans laquelle ce besoin se fait sentir doit évidemment avoir dépassé le stade de la simple survie matérielle pour dégager une liberté de penser susceptible de se sentir concernée par des problèmes intellectuels, de "prendre de l'intérêt aux généralités". Mais ce besoin resterait une pure abstraction et sa satisfaction resterait virtuelle s'il ne s'accompagnait d'une possibilité de s'incarner dans un (des) individu(s) qui se sent(ent) en quelque sorte investi(s) de la mission de donner à ce moment historique luxueux, un contenu concret et pratique. Dit d'une autre manière, pour se satisfaire, le besoin de liberté nécessite des hommes tout prêts à incarner cette liberté.

Or ces deux conditions sont manifestement satisfaites par et dans la Cité d'Athènes à la fin du V° et au début du IV° siècles av. J-C. Après avoir atteint son apogée durant le règne de Périclès, la guerre du Péloponnèse (431-404) va peu à peu émousser l'hégémonie athénienne, pour aboutir finalement à la soumission à Sparte. Bien que les premières années de la guerre fussent avantageuses pour Athènes (la paix dite de Nicias en 421 confirme la supériorité d'Athènes), l'expédition de Sicile conduite par Alcibiade s'avère être un désastre et, dès 412, un premier mouvement séditieux (le gouvernement dit des Quatre Cents) suspend la constitution démocratique de Clisthène. Même si l'oligarchie autoritaire est chassée et la démocratie restaurée dès 411, la crédibilité de celle-ci est fortement entamée aux yeux de certains athéniens. Et elle le sera encore plus après l'affaire des Arginuses. En 406, au large des îles Arginuses, une bataille navale mettant aux prises Athènes et Sparte voit la défaite de celle-ci mais, au retour, les stratèges athéniens, au lieu d'être acclamés par l'Ekklèsia, sont au contraire condamnés à mort pour n'avoir pas pris soin des marins tombés au combat. Ce qui n'empêche pas l'assemblée populaire, sans doute prise de remords, de réhabiliter officiellement lesdits stratèges peu de temps après leur exécution ! Si l'on en croit Xénophon, un certain Socrate qui se trouve exercer les fonctions de prytane au moment de cette lamentable affaire, aurait été fortement impressionné par ce qu'il aurait considéré comme une inévitable dérive d'un système démocratique contre lequel il nourrissait déjà quelque méfiance. Le problème pour Socrate semble en effet être le suivant : comment un système politique qui se caractérise par une prise de décision majoritaire sur la place publique, après débats publics dirigés par les plus habiles des discoureurs, pourrait-il ne pas être confisqué en fait, sinon en droit, par ces derniers ? Bref, comment s'étonner que ce qui paraît majoritairement vrai et juste un jour puisse sembler faux et injuste dès le lendemain ? Il est probable que, au-delà du crime imaginaire d'impiété que les accusateurs de Socrate s'emploieront laborieusement à lui imputer lors de son procès en 399, c'est le profond ressentiment qu'il aura fini par inspirer aux démocrates, notamment à la lumière du soutien qu'il aura apporté au gouvernement des Quatre Cents et, pire que cela, à la tyrannie des Trente en 404, qui lui vaudra d'être condamné à mort. Donc, si la critique de la démocratie athénienne devient un luxe tentant lors de la deuxième moitié de la guerre du Péloponnèse, il se trouve un certain Socrate pour avoir manifestement l'intention de se payer ce luxe. Ce citoyen athénien en effet y est prédisposé en ce que, d'une part il est partie prenante, en sa qualité de magistrat tiré au sort, des péripéties et des errements de la démocratie athénienne de cette époque, d'autre part il ne semble jamais avoir manifesté beaucoup de sympathie à l'égard de la démocratie (malgré des origines relativement modestes), d'autant que, si l'on en croit Platon, il a été persuadé par l'oracle du temple de Delphes d'être le plus sage de tous les hommes, au point de posséder un daïmôn, c'est-à-dire un genius, une intuition divine qui le guide à chaque instant :

Il y a bien des chances, [...] que le dieu soit réellement sage et que, par cet oracle, il veuille dire que la sagesse humaine n'est pas grand chose, ou même qu'elle n'est rien. Et s'il a nommé Socrate, il semble bien qu'il s'est servi de mon nom pour me prendre pour exemple. (Platon, l'Apologie de Socrate, 23b)


Socrate est donc, de toute évidence, conscient d'être investi d'une mission divine auprès de la Cité :

Je suis attaché aux Athéniens par la volonté des dieux pour les stimuler comme un taon stimulerait un cheval. (Platon, l'Apologie de Socrate, 30e)


Que Socrate ait été considéré comme un illuminé sur la santé mentale duquel planaient les plus extrêmes réserves, cela ne fait aucun doute et n'a sans doute pas peu contribué à entretenir la méfiance de ses concitoyens et des historiens à son égard. Par exemple, cinq siècle plus tard, Aulu-Gelle fera de Socrate un véritable mystique :

Parmi les travaux et les exercices volontaires par lesquels Socrate cherchait à s’aguerrir contre la souffrance, voici, dit-on, une des épreuves singulières qu’il s’imposa maintes fois : on prétend que souvent il restait debout dans la même attitude, la nuit, le jour, d’un soleil à l’autre, sans remuer les paupières, immobile à la même place, les regards dirigés vers le même point, plongé dans des pensées profondes, comme isolé de son corps par la méditation. (Aulu-Gelle, les Nuits Attiques)


Toujours est-il que l'insertion d'une personnalité hors du commun dans un contexte historico-politique propice à la critique intellectuelle d'institutions fragilisées que cette personnalité connaît bien au sein d'une civilisation consciente de sa supériorité culturelle, va engendrer une remarquable synthèse, d'une part en ce qu'elle va répondre à une nécessité historique au sens de Hegel, d'autre part en ce qu'elle va se caractériser par une mémorable virtuosité au sens d'Arendt. Et cette synthèse nécessaire et virtuose, c'est l'invention de la philosophie. Ce sont les aspects paradigmatiques de cette invention que nous voudrions à présent essayer d'évoquer.

Rappelons d'abord que, comme Socrate, en dépit des conditions favorables signalées supra, n'a laissé aucune trace écrite, il fallait bien, pour que la philosophie survécût à son fondateur, une tierce personne qui consignât par écrit cette activité nouvelle. Cette tierce personne, c'est Platon dont le début de l'activité littéraire correspond à la fois à la fin de la guerre du Péloponnèse en 404, au rétablissement de la démocratie à Athènes en 403 et à la mort de Socrate en 399. Platon est d'autant plus enclin à se faire le porte-parole, sinon le "metteur en scène" de Socrate qu'il partage la même méfiance à l'égard des institutions démocratiques, comme il le rappellera à la fin de sa vie :

Du temps de ma jeunesse, je ressentais en effet la même chose que beaucoup dans ce cas ; je m'imaginais qu'aussitôt devenu maître de moi-même, j'irais tout droit m'occuper des affaires communes de la cité. Et voilà comment le hasard fit que je trouvais les choses de la cité. Le régime d'alors étant en effet soumis aux violentes critiques du plus grand nombre, une révolution se produisit. […] Et moi, voyant donc cela, et les hommes qui s'occupaient de politique, plus j'examinais en profondeur les lois et les coutumes en même temps que j'avançais en âge, plus il me parut qu'il était difficile d'administrer droitement les affaires de la cité. Il n'était en effet pas possible de le faire sans amis et associés dignes de confiance -et il n'était pas aisé d'en trouver parmi ceux qu'on avait sous la main, car notre cité n'était plus administrée selon les coutumes et les habitudes de nos pères. (Platon, Lettre VII)


De fait, Platon n'aura de cesse, dans toute son œuvre écrite, à l'exception de son dernier ouvrage (les Lois), de mettre en scène Socrate à qui il fait invariablement jouer le rôle du philosophe. Et c'est proprement à une mise en scène qu'on assiste puisque, hormis quelques lettres, tous les ouvrages écrits par Platon et qui nous sont parvenus sont des dialogues. La forme dialoguée que Platon donne à ses ouvrages n'est en rien contingente : d'abord parce qu'elle est apparentée au théâtre comme activité culturelle favorite des athéniens, ensuite et corrélativement, parce que le dialogue philosophique se déploie dia tou logou, "à travers le discours", à travers les échanges verbaux de protagonistes qui s'écoutent et se répondent, et sa raison d'être c'est dia ton logon, "à cause du discours", en l'occurrence à cause du discours comme institution démocratique de base. Dans tous les dialogues de Platon, nous allons donc assister à un échange d'arguments entre le philosophe (Socrate) et ses contradicteurs (en général des citoyens athéniens reconnaissables par l'activité qu'ils pratiquent ou les thèses qu'ils défendent), échange qui, pour Platon, doit aboutir à montrer la supériorité de l'argumentation du philosophe dont la méthode consistera invariablement à user de maïeutique et d’ironie :

SOCRATE : j'ai d'ailleurs cela de commun avec les sages-femmes que je suis stérile en matière de sagesse, et le reproche qu'on m'a fait souvent d'interroger les autres sans jamais me déclarer sur aucune chose, parce que je n'ai en moi aucune sagesse, est un reproche qui ne manque pas de vérité. (Platon, Théétète, 149a)


La maïeutique (maïeutikè tekhnè, "art de l'accouchement") va consister, pour le philosophe, à diriger le dialogue avec son interlocuteur jusqu'à ce que celui-ci accouche du problème dont la prise de conscience est, du point de vue du philosophe, l'objet et le but de l'entretien. Sauf que, pour parvenir à ses fins, le philosophe devra habilement feindre l'impartialité et l'ignorance, en dissimulant donc ses intentions maïeuticiennes nécessairement nourries d'un savoir préalable, car, comme Platon le fera dire à Socrate, dans le Ménon, comment chercher quelque chose si on n'a pas déjà a priori quelque idée sur ce qu'on cherche. Aussi, le philosophe fera-t-il naturellement preuve d'ironie (eïrônéïa, du verbe eïrônéuomaï, "dissimuler") : il dissimulera à son interlocuteur tout ce qu'il sait et tout ce qu'il veut, bref, il le prendra un peu pour un imbécile. Platon finira par forger l'adjectif dialektikos, "dialectique", pour qualifier l'essence même de la méthode maïeutique ironique propre à la philosophie :

La dialectique est la seule méthode qui, rejetant les suppositions s’élève jusqu’au principe même pour établir solide­ment ses conclusions. (Platon, République, VII, 533d)


Autrement dit, le philosophe va nécessairement, par et dans le dialogue, s'appuyer sur les arguments de ses interlocuteurs en leur faisant graduellement prendre conscience de la nécessité de réfuter et de dépasser les thèses dont ils sont les porteurs. La dialectique, comme le montreront plus tard Hegel, Marx, Bachelard, etc., n'est donc rien d'autre que le chemin qui va de l'erreur à la vérité. D'emblée, le philosophe s'assigne donc l'ambition de rechercher la vérité.

Voyons pour finir comment fonctionne cette méthode dialectique en analysant l'exemple du dialogue intitulé Gorgias composé vers 387-386, c'est-à-dire au milieu de la carrière de Platon. Son titre exact est Gorgias hè péri rhétorikès, anatreptikos, autrement dit "Gorgias ou sur la rhétorique, genre réfutatif". Le thème de ce dialogue est donc ce qui, pour Socrate et Platon, constitue le problème central de la démocratie : la rhétorique (ou la sophistique : "C'est la même chose, ou presque." Gorgias, 520a), c'est-à-dire l'art de discourir de manière persuasive pour emporter une décision dans un débat. Et le genre que Platon lui-même lui assigne, c'est l'anatreptique, la réfutation, sans qu'on sache vraiment, une fois terminée la lecture de l'ouvrage, si c'est le philosophe qui a réfuté le rhéteur ou si c'est au contraire le rhéteur qui a réfuté le philosophe. Tout au long du dialogue, Socrate va être confronté successivement à trois promoteurs de la rhétorique : Gorgias, Pôlos, Calliclès.

D'abord, Socrate discute avec Gorgias. Gorgias de Léontion est un orateur réputé non seulement pour la qualité de ses discours mais encore par la qualité pédagogique de son enseignement : non seulement il est habile à parler, mais il enseigne aussi, non sans quelque succès commercial, comment être habile à parler en public. Socrate, qui sait qu'il a affaire à un spécialiste, commence donc par demander audit spécialiste de définir son activité :

Eh bien voyons. Donc toi, Gorgias, qui connais l'art de la rhétorique, tu prétends en outre pouvoir former un orateur. Mais la rhétorique, sur quoi porte-t-elle ? Quel est son objet ? (Platon, Gorgias, 449d)


Ce que demande là Socrate à Gorgias est paradigmatique de l'exigence philosophique numéro un : toi qui prétends savoir quelque chose, donne-nous donc une définition de ce en quoi consiste ton savoir. Et, en effet, tout au long des dialogues platoniciens, Socrate pose inlassablement la même question préjudicielle : ti esti ? "qu'est-ce que c'est ?". "Qu'est-ce que c'est que le courage ?" demande-t-il à Lachès, le valeureux général professionnel du courage, "Qu'est-ce que la piété ?" s'enquiert-il auprès d'Eutyphron, le prêtre, forcément spécialiste de la piété, etc. Pour Socrate et pour Platon, la capacité à fournir une définition est le critère qui va permettre de faire le partage entre celui qui sait vraiment ce dont il parle et celui qui ne possède qu'une opinion, c'est-à-dire une connaissance de seconde main à propos de laquelle il n'a fait qu'opiner, le plus souvent pour la simple raison que l'objet de cette opinion lui a été présenté de manière persuasive par un orateur habile. La portée de cette exigence de définition comme indice irréfutable de la connaissance vraie est si importante que

tant que les philosophes ne seront pas rois dans les Cités, ou que ceux qu’on appelle aujourd’hui rois ne seront pas vraiment et sérieusement philosophes, […] il n’y aura de cesse aux maux de la Cité , [car] les vrais philosophes sont ceux qui aiment le spectacle de la vérité. (Platon, République, V, 474c-475e)


Preuve supplémentaire, s'il en était besoin, de l'enjeu indiscutablement politique de l'apparition de la philosophie. La direction de la Cité doit être confiée à ceux qui sont animés de l'amour de la vérité (hè philia tès sophias), c'est-à-dire ceux qui, sans posséder nécessairement cette vérité, ont néanmoins le souci et la faculté de la rechercher. A contrario, ceux qui n'ont pas le souci de ce qu'il en est vraiment de l'être des choses et des affaires humaines, ceux qui se contentent de l'apparence des choses et des affaires humaines, et qui, de plus, ont été élevés à la magistrature sur la foi de ces fragiles apparences, ceux-là sont des imposteurs. Et, pour Socrate, l'imposture commence par l'incapacité de tels individus à prendre conscience de leurs limites. D'ailleurs, de l'aveu même de Gorgias, cela n'a aucune importance :

GORGIAS : qu'un orateur et un médecin aillent ensemble dans la ville que tu voudras : si une discussion doit s’engager à l’assemblée du peuple ou dans une réunion quelconque pour décider le­quel des deux sera élu comme médecin, j’affirme que le médecin n’existera pas et que l’orateur lui sera préféré si cela lui plaît. Il en serait de même en face de tout autre artisan : c’est l’orateur qui se ferait choisir plutôt que n’importe quel compétiteur ; car il n’est point de sujet sur lequel un homme qui sait la rhétorique ne puisse parler devant la foule d’une manière plus persuasive que l’homme de métier, quel qu’il soit. Voilà ce qu’est la rhétorique et ce qu’elle peut. (Platon, Gor­gias, 456c-d)


Donc le premier critère discriminant entre la philosophie et la rhétorique va être l'incapacité pour cette dernière de rien définir, à commencer par l'incapacité à se définir. Ce dont, encore une fois, Gorgias convient sans difficulté :

SOCRATE : la rhétorique n'a aucun besoin de savoir ce que sont les choses dont elle parle. Simplement, elle a découvert un procédé qui sert à convaincre, et le résultat est que, devant un public d'ignorants, elle a l'air d'en savoir plus que n'en savent les connaisseurs.
GORGIAS : mais la vie n'en est-elle pas beaucoup plus facile, Socrate ? Il n'y a aucun art à apprendre, sinon un seul, la rhétorique, et on n'est pas moins fort qu'un spécialiste ! Platon, Gor­gias, 459b-c)


Gorgias ayant fini par abonder dans le sens de Socrate, le flambeau de la défense et l'illustration de la rhétorique est bientôt repris par un autre fameux orateur, Pôlos d'Agrigente. La discussion reprend donc là où Gorgias l'avait laissée : quid de l'utilité de la rhétorique ? Car après tout, à défaut d'une vérité difficile d'accès, il vaut peut-être mieux, à titre provisoire, comme le dira plus tard Pascal, une fausseté commune qui fasse consensus ? Bref, n'y a-t-il pas un bon usage (provisoire) possible de la rhétorique ? A Pôlos qui s'évertue à vanter l'extraordinaire puissance de la rhétorique et donc sa possible mise au service du bien, là encore la réponse de Socrate est tout à fait significative de ce qu'exige la philosophie, tant dans son contenu que dans sa méthode. Dans son contenu, Socrate répond qu'il ne peut exister de bien apparent ou de bien provisoire. En effet, dire que quelqu'un cherche à faire le bien, c'est une tautologie : nous faisons toujours ce qui, de notre propre point de vue, nous paraît être un bien. Mais c'est justement cela le problème : si le gouvernement de la Cité doit être confié au philosophe, c'est que, comme cela sera repris et développé dans la République,

l’idée du bien est l’objet de connaissance le plus sublime, que la justice et les autres vertus qui réalisent cette idée, empruntent d’elle leur utilité et tous leurs avantages. (Platon, République, VI, 505a)


Or nous avons défini les philosophes comme les amoureux de la vérité et les contempteurs de l'opinion. On doit donc en déduire que les faiseurs d'opinions que sont les rhéteurs (les philodoxes, hoï philoï tès doxas, "ceux qui aiment l'opinion", comme Platon les appellera dans la République) ignorent au contraire tout du bien et que, dans le meilleur des cas, ils peuvent certes faire plaisir (faire de la démagogie, ton dèmon ageïn, "flatter le peuple") mais non pas faire le bien. On a là l'idée fondamentale selon laquelle la philosophie est une recherche du bien vivre, ambition qui ne se justifie qu'à condition de distinguer, d'une part la volonté d'une âme consciente, exigeante et rigoureuse, d'autre part le désir d'un corps inconscient, paresseux et fluctuant. C'est l'idée que nul ne fait le mal volontairement : quand on veut, on veut nécessairement le bien, et si cela se révèle ne pas être le cas, c'est la preuve qu'on n'a pas de volonté suffisante et qu'on est le jouet de ses désirs. Voilà donc un nouveau critère de distinction entre la philosophie et la rhétorique : la philosophie entend éduquer la volonté là où la rhétorique se contente d'être esclave des désirs, la philosophie se soucie de l'âme, là où la rhétorique ne prend soin que des corps.

Du point de vue de la méthode, le passage suivant offre deux exemples intéressants de procédés philosophiques appelés à un bel avenir, la dichotomie et l'analogie :

SOCRATE : il y a deux genres de choses et je soutiens qu'il y a deux formes d'arts. L'art qui s'occupe de l'âme, je l'appelle politique. Pour l'art qui s'occupe du corps, [...] j'affirme que tout l'entretien du corps forme une seule réalité composée de deux parties : la médecine et la gymnastique. Or, dans le domaine de la politique, l'institution législative correspond à la gymnastique et l'institution juridique à la médecine [...]. Existent donc quatre formes d'arts qui ont soin, les unes du plus grand bien du corps, les autres du plus grand bien de l'âme. La flatterie l'ayant bien compris [...], sans s'y connaître, elle a visé juste et s'est divisée en quatre activités, elle s'est subrepticement glissée sous chacune de ces quatre disciplines et elle a pris le masque de l'art sous lequel elle se trouvait : [...] ainsi, le maquillage est à la gymnastique ce que la cuisine est à la médecine, [...] et encore ce que la sophistique est à l'institution législative et [...] ce que la rhétorique est à l'institution juridique. (Platon, Gorgias, 464b-465c)


Voilà qui semble un peu compliqué mais qui en fait très simple. Socrate commence par faire des dichotomies : il fait des distinctions conceptuelles à deux termes qui opposent le corps à l'âme, l'art à la flatterie, la prévention à la guérison. Cette manière de procéder consiste, pour le philosophe, à faire apparaître un problème en montrant qu'il y a deux réalités là où l'opinion n'en voit qu'une, ou, pour parler comme Descartes, à faire apparaître comme clair et distinct ce qui, auparavant, demeurait obscur et confus. Ensuite, Socrate établit des analogies du genre A est à B ce que C est à D. La fonction de ce procédé est d'isoler l'un des quatre termes (celui qui pose problème et qu'il convient d'expliquer), en le mettant en relation avec les trois autres qui sont supposés plus faciles à appréhender. Par exemple, ici, Socrate isole l'activité du rhéteur, puis celle du sophiste en disant : la rhétorique est à l'institution juridique ce que la cuisine est à la médecine, c'est-à-dire une pure flatterie qui fait croire qu'elle va guérir mais qui ne fait qu'empirer l'état du malade. Comprenons bien la portée du propos de Socrate : avoir recours à la rhétorique pour la défense de ses affaires privées devant un tribunal (Gorgias de Léontion passait effectivement pour former d'excellents avocats), c'est comme manger encore plus lorsqu'on est malade, au lieu de se soigner. Avoir recours à la sophistique pour promouvoir un projet politique sur la place publique (Protagoras d'Abdère était réputé former ce qu'on appellerait aujourd'hui d'excellents "communiquants" politiques), c'est comme maquiller son corps pour éviter d'en montrer la laideur au lieu de le fortifier par des exercices physiques appropriés. Dans tous les cas, on se sent mieux parce qu'on s'est fait plaisir, mais, à terme, l'état du corps ou celui de l'âme se détériore. Ce procédé va connaître un énorme succès philosophique dont le plus célèbre est sans doute le suivant :

Ce que le bien est à la sphère intelligible par rapport à l’intelligence et à ses objets, le soleil l’est dans la sphère vi­sible par rapport à la vue et à ses objets. (Platon, République, VI, 508c)


On a là, en effet, rien moins que la clé d'une transition analogique entre le soleil dans les religions polythéistes (Apollon, Râ, etc.) et le principe du bien (Dieu) dans les religions monothéistes.

Après donc que Socrate a montré que le spécialiste de la rhétorique est incapable de définir son activité et que la rhétorique n'est pas un moindre mal mais un mal tout court, il semble que l'on a tout dit et que la philosophie a définitivement triomphé de son adversaire en prouvant son inconsistance et sa nocivité. De fait, la troisième partie du Gorgias n'apporte rien de philosophiquement nouveau, si ce n'est une terrible menace. Témoins, ces deux extraits du discours de Calliclès. A Socrate qui, au fond, vient d'expliquer à Pôlos que, de même que la meilleure des choses qui puisse arriver au malade est de se soigner, de même le meilleur des sorts possibles pour l'injuste est de subir le juste châtiment infligé par l'institution judiciaire, Calliclès répond :

La justice consiste en ce que le meilleur ait plus que le moins bon, le plus fort ait plus que le moins fort. Partout il en est ainsi, c'est ce que la nature enseigne, chez toutes les espèces animales, chez toutes les races humaines et dans toutes les Cités. Si le plus fort domine le moins fort et s'il est supérieur à lui, c'est là le signe que c'est juste. De quelle justice Xerxès s'est-il servi lorsque, avec son armée, il attaqua la Grèce, ou son père lorsqu'il fit la guerre aux Scythes ? Et encore, ce sont là deux cas parmi des milliers d'autres à citer ! (Platon, Gorgias, 483d-e)


Et à Socrate qui, sur la forme, vient de faire reconnaître leurs torts à Gorgias puis à Pôlos, Calliclès réplique :

Gorgias [...] devait craindre qu'on ne se fût indigné de sa réponse s'il avait dit le contraire... Et c'est à cause de l'acquiescement que Gorgias t'a donné qu'il a été forcé de se contredire, voilà qui te fait plaisir ! [Et Pôlos] dès qu'il t'a accordé cela, tu l'as fait s'empêtrer dans ce qu'il disait et tu lui as cloué le bec, tout cela parce qu'il a eu honte de dire ce qu'il pensait. Mais tu sais, Socrate, réellement, ces questions que tu rabâches, ce sont des inepties, des chevilles d'orateur populaire, oui, toi qui prétends chercher la vérité ! [...] La philosophie, oui, bien sûr, Socrate, c'est une chose charmante, à condition de s'y attacher modérément, quand on est jeune. Mais si on passe plus de temps qu'il ne faut pour philosopher, c'est une ruine pour l'homme. Platon, Gorgias, 482d-484c)


On ne saurait dire si la réfutation de la philosophie par Calliclès avait, dans l'esprit de Platon, pour fonction de rendre hommage à Socrate, premier martyr de la philosophie, mis à mort par ceux-là mêmes qu'il visait dans sa critique de la rhétorique démocratique, ou si son auteur pressentait déjà l'extraordinaire destin d'une discipline qui n'allait pas tarder à accueillir en son sein même tous les disciples de Calliclès. Dans un premier temps Diogène, Pyrrhon et Épicure, puis, bien plus tard, les philosophies dites "du soupçon" des XIX° et XX° siècles (Marx, Nietzsche, Freud) qui, toutes, auront le point commun de soumettre la critique philosophique de la rhétorique à... la critique rhétorique de la philosophie sans pour cela cesser d'être philosophiques ! C'est sans doute cela le véritable daïmon, l'authentique genius de Socrate : avoir inventé une discipline en un certain sens irréfutable dans la mesure où toute réfutation peut être considérée, ainsi que le montrera Hegel, comme un moment nécessaire de son affirmation. Et si, comme nous avons essayé de le montrer, la rhétorique, la critique philosophique de la rhétorique et la critique rhétorique de la philosophie ne peuvent se comprendre que dans un système politique démocratique qui accorde un statut privilégié à la parole, alors Alfred-North Whitehead n'a sans doute pas tort lorsqu'il dit :

The safest general characterization of Western thought is that it consists of a series of footnotes to Plato La plus sûre description d'ensemble de la pensée occidentale est qu'elle consiste en une série d'an­notations à Platon. (Whitehead, Process and Reality)


Philippe Jovi.