xavion a écrit:
Les fonctions du langage.



— Le langage sert à exprimer (au sens étymologique du terme : faire sortir), mais on peut s'exprimer sans le recours au langage : je peux me mettre un coup de marteau sur le doigt et hurler ma douleur ; je peux aussi m'écrier : "Sapristi, je me suis défoncé le pouce avec ce vilain marteau" (vous remplacerez "sapristi" et "vilain" par les termes appropriés). Je peux soupirer d'aise en m'allongeant dans un bain ou je peux dire : "Saperlipopette, ça fait du bien". Bref, le langage sert l'expres​sion(il la sert bien), mais l'expression peut se passer du langage.

— Le langage sert à communiquer, mais on peut communiquer sans langage. Là il faut préciser certains termes : on parle souvent de communication verbale et de communication non-verbale, on parle aussi de langage "tout court" (ce qu'on fait ici) et de "langage machin-chose" (langage corporel, langage animal, langage artistique, etc.). La communication c'est tout ce qui permet à un émetteur d'exprimer quelque chose à l'attention d'un récepteur, on pourrait dire en simplifiant que c'est une forme d'expression destinée à opérer sur autrui. Une claque dans le dos pour accueillir un pote, c'est une communication ; un coup de sifflet pour attirer l'attention d'une personne qui se trouve de l'autre côté de la rue ; tourner le dos à quelqu'un qui vient vers moi avec la main tendue ; et si je dis : "Youhou" à ma chérie qui descend du train et que j'aperçois au loin, c'est toujours de la communication. Dans tous ces cas, c'est de la communication non-verbale, c'est-à-dire que j'ai émis un message en direction d'autrui, mais je ne me suis pas appuyé sur le langage pour le faire, j'ai fait plus ou moins la même chose qu'un chien qui me grogne dessus parce que j'ai franchi une limite, ou qu'une fourmi qui dépose un peu de phéromone à l'attention de ses suivantes. 
On parle de communication verbale quand elle s'appuie sur l'utilisation d'un code (dans un autre topic, il est question du "signe" de Saussure avec le signifiant et le signifié, c'est la base, bien que d'autres sémiologues postulent des signes triadiques, voire hexadiques). La communication verbale repose sur la mise en relation entre un élément "sensible" (le signifiant : un bruit entendu, un toucher, un geste vu) et un élément sémantique (le signifié, qui peut être un objet, un concept, etc.). Cette mise en relation entre le signifiant et le signifié est arbitraire, c'est une relation de convention, pas de ressemblance (rien ne ressemble à un bateau dans les deux syllabes BA TO). La communication, pour être verbale, doit reposer sur un code, qui, du fait de son caractère arbitraire doit nécessairement avoir été appris, un code que partage toute une communauté linguistique. Ce code n'est pas nécessairement oral ; la plupart des langues sont orales, mais la langue des signes fonctionne de la même façon : un signifiant (un geste particulier) renvoie à un signifié (un objet ou un concept), et rien ne ressemble à un bateau dans le signe qui signifie bateau en LSF. Il existe aussi des langues sifflées (aux Canaries), des langues dont les signifiants sont des touchers sur les mains (elles se pratiquent sur les marchés en Asie centrale : on couvre les mains de l'acheteur et du vendeur avec un linge, et ils peuvent négocier le prix en toute discrétion) ; sans compter les écritures idéogrammatiques. Bref, la communication verbale repose sur l'utilisation du langage alors que la communication non verbale ne le fait pas. Bien sur, l'utilisation du langage me permet une communication très efficace, mais on peut communiquer sans langage. 
Attention aux confusions : le langage est une "fonction mentale" ou une "capacité anthropologique" qui nous permet d'effectuer cette mise en relation entre signifiant et signifié, les "langues" (orales ou non) sont des codes qui servent cette fonction, qui l'actualisent. Bien sûr la langue maternelle a un statut particulier dans la mesure ou on acquiert le langage en même temps qu'on acquiert notre LM.

— Le langage a donc une fonction d'expression et une fonction de communication, mais l'une et l'autre peuvent se passer du langage. Par contre, la fonction qui nécessite absolument le langage, c'est la fonction de représentation. La relation arbitraire entre le signifiant et le signifié, l'association systématique entre un concept et un événement sensible me permet d'évoquer "ici et maintenant" un objet qui ne serait pas sous mes yeux. Je dis "pomme rouge" et mon interlocuteur se représente une pomme rouge, alors qu'elle n'est pas sous ses yeux. C'est fort déjà, pas à la portée de n'importe quelle moule (ni même de n'importe quel chien) ; c'est fort mais ce n'est pas tout. Cette fonction de représentation me permet en outre de me représenter tout un monde "d'objets" n'ayant aucune existence physique, tous les concepts qui saturent notre vie sociale et intellectuelle et qu'on ne peut connaître qu'à partir du moment où on les a nommés, définis. Sans le langage, notre pensée ne pourrait pas appréhender des choses aussi banales que... le langage justement, la mémoire, l'amour, la propriété, la monnaie, la justice, etc. On pourrait éventuellement envisager, pour chacune de ces notions, une version personnelle, fruste (l'idée de propriété que se fait un chien, qui ne profitera qu'à lui et que chaque chien "réinventera") mais, sans la possibilité de l'exprimer je ne pourrais pas en discuter, apprendre des réflexions des autres à son propos, comparer des argumentations. Et sans langage, pas de philosophie bien sûr.


Ce point de vue sur la fonction de représentation du langage (qui n'est pas forcément partagé par tout le monde) a une incidence directe sur l'idée qu'on se fait de la pensée : sans le langage, la pensée ne pourrait pas s'aventurer ailleurs que dans "l'ici et maintenant", elle ne pourrait pas s'exercer sur des objets n'ayant jamais été perçus physiquement par l'individu qui pense. Il doit exister une pensée "pré-langagière", celle des petits enfants, celle des animaux, mais elle est forcément limitée aux expériences vécues ; avec le langage, elle peut s'exercer sur les expériences évoquées, infiniment plus nombreuses.