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Kafka : Le Procès.

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descriptionKafka : Le Procès. - Page 2 EmptyRe: Kafka : Le Procès.

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Nash a écrit:
Il est vrai que l'absurdité, visiblement présente dans ce livre m'a déstabilisé, puisque je suis habitué aux livres de facture plus classique. Mais je pense que l'absurde n'est là que pour le style littéraire, et n'est qu'un moyen d'exprimer le sens de l'histoire.
Ce serait donc en soi un sens philosophique de l'ouvrage ? En dehors du fait que de nombreuses choses sont illogiques, je ne vois pas ce que cela peut bien signifier.
Sur le plan politique, et même vraiment philosophique, il doit bien y avoir une pensée profonde derrière, non ?
Peut-être cela a-t-il à voir avec le thème de l'identité, de l'être, même si je n'en ai qu'une très vague idée.

L'absurde et la question de l'identité y sont indissociables. Ce qui gène votre lecture, c'est que chez Kafka le personnage traditionnel du roman a disparu. Jusqu'au XXe siècle, un roman met en place ce qu'on appelle le cadre du récit : tout personnage se trouve en situation, disposant ainsi de moyens (adjuvants ou pas) de se débrouiller. Ce n'est pas le cas du personnage de Kafka, qui ne dispose d'aucun moyen de comprendre ce qui lui arrive. Cela impliquait un renouvellement de la narration, puisque, si le personnage "disparaît" avec le cadre du récit, le narrateur ne peut pas exactement disparaître, mais s'adapter. Chez Kafka, le discours indirect libre (le lecteur ne trouve ni marque d'énonciation, ni verbe de parole, lui permettant de savoir immédiatement quand est-ce que le personnage parle ou pense) remplace, pour ainsi dire, la narration, ce qui contribue à la confusion du lecteur, puisque, dans le même temps, on trouve beaucoup de dialogues (style direct, donc avec les marques mêmes de l'énonciation, les verbes de parole et se rapportant à la pensée de ceux qui parlent). Le discours indirect libre permet au narrateur de se fondre complètement dans son personnage, qui ne comprend pas sa situation, et dont l'incompréhension sert de narration, le lecteur se retrouvant sans narrateur pour l'aider à comprendre ce que le personnage ne comprend pas. Chacun, lecteur et narrateur, est contraint de s'en remettre à un personnage sans cesse amené à reconsidérer le cadre dans lequel il évolue, autrement dit la réalité dans laquelle il baigne. Difficulté renforcée par l'absence d'état civil de Joseph K. (on ne peut en faire un portrait comme on le fait pour un personnage traditionnel). Bref, tout est noyé dans l'implicite du début à la fin (présupposés et sous-entendus). Un exemple, extrait du début du roman (l'arrestation), et d'autant plus significatif qu'il se trouve au milieu d'un dialogue de sourds :

Quels hommes étaient-ce donc là ? De quoi parlaient-ils ? À quel service appartenaient-ils ? K. vivait pourtant dans un État constitutionnel. La paix régnait partout ! Les lois étaient respectées ! Qui osait là lui tomber dessus dans sa maison ? Il avait toujours tendance à prendre les choses légèrement, à ne croire au pire que quand il arrivait et à ne pas s’armer de précautions pour l’avenir, même alors que tout menaçait ; mais, dans le cas qui se présentait, cette attitude lui sembla déplacée ; sans doute cette scène n’était-elle qu’une plaisanterie, une grossière plaisanterie, que ses collègues de la banque avaient organisée à son intention pour des raisons qu’il ignorait – peut-être parce que c’était le jour de son trentième anniversaire – c’était possible, évidemment ; peut-être n’aurait-il qu’à éclater de rire pour que ses gardiens en fissent autant ; peut-être bien ces fameux inspecteurs n’étaient-ils que les commissionnaires du coin ; en tout cas ils leur ressemblaient ; et cependant, depuis l’instant où il avait aperçu Franz, K. était décidé à ne pas abandonner le moindre atout qu’il pût avoir contre ces hommes. Si l’on disait plus tard qu’il n’avait pas compris la plaisanterie, tant pis, ce n’était pas un gros danger ; sans être de ces gens à qui l’expérience profite toujours, il se rappelait avoir été puni par les événements, de s’être sciemment conduit avec imprudence dans certains cas, au contraire de ses amis. Cela ne se reproduirait pas, tout au moins cette fois-ci. S’il s’agissait d’une comédie, il allait la jouer lui aussi.

L'intérêt de ce passage narratif est de montrer comment le narrateur utilise le discours indirect libre ("Quels hommes étaient-ce donc là ? De quoi parlaient-ils ? À quel service appartenaient-ils ?" ; "La paix régnait partout ! Les lois étaient respectées !" ; "Cela ne se reproduirait pas, tout au moins cette fois-ci."), en subvertissant le point de vue interne. Tous les pronoms personnels "il" peuvent être remplacés par la première personne du singulier, et le récit au passé par le récit au présent (présent de narration) ; nous ne sommes pas sortis du discours indirect libre, c'est-à-dire du personnage. De sorte qu'au lieu d'avoir, comme souvent depuis le XIXe siècle, un narrateur-personnage (Nerval, Proust, Radiguet, etc.), nous avons un personnage "narrateur". Du moins la narration comme distanciation est-elle presque abolie.

Vous trouvez des exemples de "confusion" entre narrateur et personnage chez Aragon (Aurélien), Céline, etc. Les cas les plus spectaculaires étant ceux du Nouveau Roman (Robbe-Grillet), de Marguerite Duras (L'Amour), ou encore de Perec. Ci-dessous le cas intéressant de l'incipit d'Aurélien, dans lequel le surgissement de la première personne, deux fois, en plein récit à la troisième personne, sème le trouble chez le lecteur :
La première fois qu'Aurélien vit Bérénice, il la trouva franchement laide. Elle lui déplut, enfin. Il n'aima pas comment elle était habillée. Une étoffe qu'il n'aurait pas choisie. Il avait des idées sur les étoffes. Une étoffe qu'il avait vue sur plusieurs femmes. Cela lui fit mal augurer de celle-ci qui portait un nom de princesse d'Orient sans avoir l'air de se considérer dans l'obligation d'avoir du goût. Ses cheveux étaient ternes ce jour-là, mal tenus. Les cheveux coupés, ça demande des soins constants. Aurélien n'aurait pas pu dire si elle était blonde ou brune. Il l'avait mal regardée. Il lui en demeurait une impression vague, générale, d'ennui et d'irritation. Il se demanda même pourquoi. C'était disproportionné. Plutôt petite, pâle, je crois… Qu'elle se fût appelée Jeanne ou Marie, il n'y aurait pas repensé, après coup. Mais Bérénice. Drôle de superstition. Voilà bien ce qui l'irritait.
Il y avait un vers de Racine que ça lui remettait dans la tête, un vers qui l'avait hanté pendant la guerre, dans les tranchées, et plus tard démobilisé. Un vers qu'il ne trouvait même pas un beau vers, ou enfin dont la beauté lui semblait douteuse, inexplicable, mais qui l'avait obsédé, qui l'obsédait encore :

Je demeurai longtemps errant dans Césarée…

En général, les vers, lui… Mais celui-ci lui revenait et revenait. Pourquoi ? c'est ce qu'il ne s'expliquait pas. Tout à fait indépendamment de l'histoire de Bérénice…l'autre, la vraie… D'ailleurs il ne se rappelait que dans ses grandes lignes cette romance, cette scie. Brune alors, la Bérénice de la tragédie. Césarée, c'est du côté d'Antioche, de Beyrouth. Territoire sous mandat. Assez moricaude, même, des bracelets en veux-tu en voilà, et des tas de chichis, de voiles. Césarée… un beau nom pour une ville. Ou pour une femme. Un beau nom en tout cas. Césarée… Je demeurai longtemps … je deviens gâteux. Impossible de se souvenir : comment s'appelait-il, le type qui disait ça, une espèce de grand bougre ravagé, mélancolique, flemmard, avec des yeux de charbon, la malaria… qui avait attendu pour se déclarer que Bérénice fût sur le point de se mettre en ménage, à Rome, avec un bellâtre potelé, ayant l'air d'un marchand de tissus qui fait l'article, à la manière dont il portait la toge. Tite. Sans rire. Tite.

Je demeurai longtemps errant dans Césarée…

Ça devait être une ville aux voies larges, très vide et silencieuse. Une ville frappée d'un malheur. Quelque chose comme une défaite. Désertée. Une ville pour les hommes de trente ans qui n'ont plus de cœur à rien. Une ville de pierre à parcourir la nuit sans croire à l'aube. Aurélien voyait des chiens s'enfuir derrière les colonnes, surpris à dépecer une charogne. Des épées abandonnées, des armures. Les restes d'un combat sans honneur.

Robbe-Grillet a parfaitement thématisé ce parti pris littéraire, dans Pour un nouveau roman (1963), en l'inscrivant dans le contexte de l'époque :
Nous en a-t-on assez parlé du « personnage » ! Et ça ne semble, hélas, pas près de finir. Cinquante années de maladie, le constat de son décès enregistré à maintes reprises par les plus sérieux essayistes, rien n'a encore réussi à le faire tomber du piédestal où l'avait placé le XIXe siècle. C'est une momie à présent, mais qui trône toujours avec la même majesté ­ quoique postiche ­ au milieu des valeurs que révère la critique traditionnelle. C'est même là qu'elle reconnaît le « vrai » romancier : « il crée des personnages »...
Pour justifier le bien-fondé de ce point de vue, on utilise le raisonnement habituel : Balzac nous a laissé Le Père Goriot, Dostoïesvski a donné le jour aux Karamazov, écrire des romans ne peut plus donc être que cela : ajouter quelques figures modernes à la galerie de portraits que constitue notre histoire littéraire.
Un personnage, tout le monde sait ce que le mot signifie. Ce n'est pas un il quelconque, anonyme et translucide, simple sujet de l'action exprimée par le verbe. Un personnage doit avoir un nom propre, double si possible : nom de famille et prénom. Il doit avoir des parents, une hérédité. Il doit avoir une profession. S'il a des biens, cela n'en vaudra que mieux. Enfin il doit posséder un « caractère », un visage qui le reflète, un passé qui a modelé celui-ci et celui-là. Son caractère dicte ses actions, le fait réagir de façon déterminée à chaque événement. Son caractère permet au lecteur de le juger, de l'aimer, de le haïr. C'est grâce à ce caractère qu'il léguera un jour son nom à un type humain, qui attendait, dirait-on, la consécration de ce baptême.
Car il faut à la fois que le personnage soit unique et qu'il se hausse à la hauteur d'une catégorie. Il lui faut assez de particularité pour demeurer irremplaçable, et assez de généralité pour devenir universel. On pourra, pour varier un peu, se donner quelque impression de liberté, choisir un héros qui paraisse transgresser l'une de ces règles : un enfant trouvé, un oisif, un fou, un homme dont le caractère incertain ménage çà et là une petite surprise... On n'exagérera pas, cependant, dans cette voie : c'est celle de la perdition, celle qui conduit tout droit au roman moderne.
Aucune des grandes œuvres contemporaines ne correspond en effet sur ce point aux normes de la critique. Combien de lecteurs se rappellent le nom du narrateur dans La Nausée ou dans L'Étranger ? Y a-t-il là des types humains ? Ne serait-ce pas au contraire la pire absurdité que de considérer ces livres comme des études de caractère ? Et Le Voyage au bout de la nuit, décrit-il un personnage ? Croit-on d'ailleurs que c'est par hasard que ces trois romans sont écrits à la première personne ? Beckett change le nom et la forme de son héros dans le cours d'un même récit. Faulkner donne exprès le même nom à deux personnes différentes. Quant au K. du Château, il se contente d'une initiale, il ne possède rien, il n'a pas de famille, pas de visage ; probablement même n'est-il pas du tout arpenteur.
On pourrait multiplier les exemples. En fait, les créateurs de personnages, au sens traditionnel, ne réussissent plus à nous proposer que des fantoches auxquels eux-mêmes ont cessé de croire. Le roman de personnages appartient bel et bien au passé, il caractérise une époque : celle qui marqua l'apogée de l'individu.
Peut-être n'est-ce pas un progrès, mais il est certain que l'époque actuelle est plutôt celle du numéro matricule. Le destin du monde a cessé, pour nous, de s'identifier à l'ascension ou à la chute de quelques hommes, de quelques familles. Le monde lui-même n'est plus cette propriété privée, héréditaire et monnayable, cette sorte de proie, qu'il s'agissait moins de connaître que de conquérir. Avoir un nom, c'était très important sans doute au temps de la bourgeoisie balzacienne. C'était important, un caractère, d'autant plus important qu'il était davantage l'arme d'un corps-à-corps, l'espoir d'une réussite, l'exercice d'une domination. C'était quelque chose d'avoir un visage dans un univers où la personnalité représentait à la fois le moyen et la fin de toute recherche.
Notre monde, aujourd'hui, est moins sûr de lui-même, plus modeste peut-être puisqu'il a renoncé à la toute-puissance de la personne, mais plus ambitieux aussi puisqu'il regarde au-delà. Le culte exclusif de « l'humain » a fait place à une prise de conscience plus vaste, moins anthropocentriste. Le roman paraît chanceler, ayant perdu son meilleur soutien d'autrefois, le héros. S'il ne parvient pas à s'en remettre, c'est que sa vie était liée à celle d'une société maintenant révolue. S'il y parvient, au contraire, une nouvelle voie s'ouvre pour lui, avec la promesse de nouvelles découvertes.


Dernière édition par Euterpe le Dim 24 Juil 2022 - 0:18, édité 1 fois

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Pour aller plus loin, je vous conseillerais le Kafka de Pietro Citati.

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Merci pour ce très intéressant message qui m'aide à mieux l'appréhender.
Quoique je préfère quand même les romans de facture plus classique.

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Finalement le seul crime de K est d'avoir permis de laisser être un système comme celui dans lequel il vit.

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Permis de laisser être...
Dans quelle mesure ce qu'on peut assimiler à un citoyen lambda, sans plus de pouvoir que 95% de ses concitoyens, peut-il être jugé coupable de permettre la pérennisation d'un système politique ?
Ça me paraît assez compliqué à déterminer, non ?
Ou alors l’œuvre de Kafka s'inscrirait-elle dans une dénonciation du "tous coupable" ? Nous serions alors tous coupables de permettre que le régime dans lequel nous vivons subsiste, et le narrateur subirait alors son juste (?) châtiment, tout en sachant que ça aurait pu être n'importe qui d'autre.
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