Liber a écrit: Chalan a écrit: Il me semble que vous réduisez sa fonction de manière dommageable - pour elle-même et pour le principe homonyme - lorsque vous la résumez à une confiscation de la vengeance privée.
C'est pourtant ce qu'elle est, et ce que symbolise la balance. L'égalité des plateaux de la balance est celle de la quantité de souffrance délivrée que le juge équilibre entre victime et coupable. C'est effectivement la loi du talion, mais dans des proportions plus réduites que la simple découpe d'un morceau du corps, comme c'était le cas autrefois, parce que nous sommes moins barbares. On substitue à un bras ou une jambe une amende ou des excuses. La torture existe toujours dans nos démocraties, mais elle est morale, ça s'appelle le remords. Le juge exige que le coupable ait du remords, qu'il l'affiche devant la victime. En plus de cette torture (le coupable est censé souffrir moralement du mal qu'il a fait), on l'oblige à s'excuser, acte honteux, abaissement d'une personne devant une autre. Avec de tels mécanismes, on arrive à éviter la barbarie des mains coupées ou des yeux crevés. Encore faut-il que l'homme soit conditionné à ce fonctionnement dès son enfance. C'est pourquoi je disais plus haut que les parents nous éduquent au cas où nous devrions un jour passer devant un tribunal, pour que nous soyons prêts, que nous comprenions ce que le juge va nous demander, que nous soyons sensibles à l'abaissement moral qui est une partie de la dette que nous devrons payer à la victime. Je rappelle à ce propos que tout le système de la justice repose sur la relation créancier/débiteur. On dit que le coupable a "une dette envers la société (et pas envers la victime)". En effet, il s'agit là encore d'une confiscation de la dette privée par la justice, comme elle le fait avec la vengeance privée. Autrement, sans justice publique, on a la mafia. Il serait du reste très instructif d'analyser les façons dont la mafia punit, en particulier les rites de mise à mort et d'exposition du corps.
J'aurais eu bien d'autres remarques à faire plus haut, mais bon le sujet est si vaste en effet, et le temps manque...
En fait, Liber, nous essayons d'analyser les mécanismes, les fondements qui font que l'action de la Justice actuelle est un net progrès (pour la Liberté) par rapport à la simple notion de
vengeance personnelle, mais aussi par rapport à la fameuse et historique
loi du talion. L’important est de souligner que cette dernière représentait déjà une nette progression par rapport à la vengeance personnelle, car dans cette dite loi du talion une tierce personne intervenait pour arbitrer les conflits, et c’est cela le point important car l’arbitre indépendant agit de façon plus neutre et il y a moins de risque ainsi de perpétuer l’esprit de vengeance (et les bains de sang, pertes de Vies, chaos...) comme c’est le cas lorsqu’on laisse les parties régler leurs comptes entre elles.
La Société ne se fait pas d’illusion, elle sait parfaitement que cet esprit de vengeance réside toujours dans l’instinct (la nature des hommes) et même chez l’homme moderne (on en voit bien, n’est ce pas, les effets dans les réactions épidermiques et archaïques de l’opinion publique, même dans les temps modernes : ça a été dit). Il n’empêche que le rôle et l’ambition de la sphère politique doit être de s’élever au dessus de cette opinion publique, de la guider vers un idéal même s’il est très difficile à atteindre.
Cette loi du talion, donc, c’était déjà un progrès puisqu’elle résultait d’un souci d’équilibre entre dommage subi par la victime et peine infligée au coupable. Alors bien évidemment, cette "première loi de justice équitable" apparue à l’aube de l’histoire pouvait donner lieu à des peines qui pour nous hommes modernes paraissent très cruelles, mais cela correspondait aux mœurs de l’époque, à cette cruauté qui était alors une sorte de norme sociale banalisée (du fait dirais-je d’un degré de
conscience humaine encore très bas à l’époque). La souffrance humaine était même un spectacle très réjouissant et populaire lors d’une exécution sur la place publique… et qui en plus de montrer l’autorité du maître des lieux (investi par les dieux ou le divin de ce pouvoir de Juger), servait de leçon !
Or, vous faites systématiquement le lien avec la notion de bien et mal, le sentiment de culpabilité, le remords, etc., et le fait que l’homme est conditionné dans ces valeurs là par la société, dès son enfance : oui, cela ne nous a pas échappé, mais tout cela relève d’une autre sphère de questionnements, sans quoi remettre en cause ces fondements "moraux" implique de contester le fondement même de toute Justice, qu’elle soit divine ou humaine d’ailleurs, transcendante ou immanente, le problème est le même, strictement le même ! Le but, en considération de la Justice, est de savoir comment résoudre au mieux les conflits qui eux sont inévitables, toujours présents malgré les progrès de la civilisation (qui n'ignore pas que culture doit s’accommoder de nature, la "réguler" - faute de mieux) et réduire, si ce n’est supprimer, la violence qui toujours accable d’abord les plus faibles. Le criminel s’en prend d'ailleurs toujours à un plus faible que lui, par sadisme, par cupidité, mais toujours à un plus faible. Il ne faut pas oublier non plus qu’il ne s’est
guère soucié de la souffrance qu’il faisait subir à sa victime et que de cette souffrance qu’il lui a fait subir, il récolte une jouissance, qui l’a motivé à agir. Car en plus de son butin, il
se délecte de sa propre puissance. Si par humanité (ce qui est la norme de l’homme moderne) on déplore la souffrance que la punition va faire subir au criminel, n’oublions pas pour autant que la victime aussi a souffert alors qu’elle vivait sa vie tranquille, sans chercher à nuire à autrui.
A fortiori lorsqu’il s’agit d’un enfant. Et si on a confié cette mission de Justice à la Société (dans les temps modernes à l’Etat, la Justice étant devenue un Service Public) c’est pour qu’elle fasse au mieux la part des choses (la fameuse balance, alors que vous ne considérez que le glaive ?), le plus équitablement possible. Alors même si le
contenu du mot Justice a été complètement façonné par notre "conditionnement social", il n’empêche que le
contenant, l'Idée même de Justice, comme valeur, est noble, et l’on n’a pas trouvé meilleur moyen que le Droit pour protéger les plus faibles.
Et comme il ne faut pas perdre de vue l’idée de liberté, même pour le coupable, il ne faut pas négliger la responsabilité de tout auteur d’une infraction (soit dit en passant, la loi considère d’ailleurs toujours comme infraction l’atteinte à la liberté d’autrui, elle n’impose pas la bonne conduite, mais se limite à
interdire les actes "considérés" mauvais, car nuisant à la société et donc à l’individu…). Trouver des excuses au criminel, analyser les circonstances qui l'ont conduit à se "mal" conduire, c’est bien, c’est juste, cela fait partie du "devoir" qu’a su s’attribuer la société civilisée, en déléguant cela à une Justice institutionnalisée, mais jusqu’à une certaine ligne à ne pas dépasser : il faut aussi le traiter en homme (ou femme) capable, libre et responsable de ses actes (sauf démence établie ou incapacité mineure), ne pas chercher systématiquement à en faire une victime de la société (comme le fameux déterminisme social). Ou bien, par conformisme, se croire obligé de faire une course au plus tolérant : car permettre au coupable d'expier et regretter sa faute, par l’accomplissement d’une peine (punition) permet de le réhabiliter, de lui faire récupérer sa dignité, et du même coup sa liberté (tant au plan physique que moral). Mais si on conteste le fondement de la moralité (pour faire court), tout cet édifice s’écroule et le progrès accompli depuis des siècles par la Justice (au regard de la liberté) est réduit à néant.
C’est à ce néant que conduit le fait de discréditer la Justice en la réduisant, par le discours, à une simple "étatisation de la vengeance".
A moins d'en vouloir tellement à la Société (civilisée) pour nous avoir "conditionnés" à "aimer autrui à tout prix"... comme dirait Freud... et d'adopter soi-même ainsi une attitude de vengeance...