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Éléments d'histoire pour une introduction à la philosophie médiévale

Lire Alain de Libera, Penser au Moyen Âge

La philosophie médiévale est victime d'un préjugé répandu par le siècle antichrétien des Lumières, celui d'un âge obscurantiste. Nous la connaissons mieux surtout depuis les travaux de François Picavet et d'Étienne Gilson. On doit mentionner encore Marie-Dominique Chenu (1895-1990) et Paul Vignaux (1904-1987), Philosophie au Moyen Âge.

Quelques éléments d'histoire

Le moyen âge (medio evo, en italien, d'où procède médiéval, signifie : âge moyen, intermédiaire, au milieu entre antiquité classique et Renaissance) est une période de mille ans, culturellement "coincée" entre la période classique de l'antiquité et l'humanisme de la Renaissance, commencement des Temps modernes. Il commence en 476 (abdication du dernier empereur romain d'Occident, Romulus Augustule, le 4 septembre), et s'achève en 1453 (Chute de Constantinople et fin de la guerre de Cent ans) — 1492 (Reconquista espagnole, découverte de l'Amérique). Le passage de l'antiquité au moyen âge révèle une certaine continuité, la présence des "barbares" au cœur des institutions et des affaires politiques de l'empire remontant à plusieurs décennies. De même, le passage du moyen âge à la Renaissance est progressif (dès la fin du XIVe siècle, par exemple, Pétrarque annonce la Renaissance en Italie ; sur le plan culturel on se reportera utilement aux renaissances identifiées par Panofsky pour le moyen âge, par exemple avec la renovatio carolingienne (cf. La Renaissance et ses avant-courriers dans l’art en Occident, 1960).

Cette périodisation, on l'oublie trop souvent, ne concerne que l'Occident latin. Ailleurs, elle n'a aucun sens. Pendant le moyen âge occidental, on distingue trois aires culturelles autour de la Méditerranée : Byzance (empire romain d'Orient, dont Constantinople est le centre), le monde arabe et le monde juif (en Occident, Bologne et Paris sont les deux principaux centres culturels).

Le moyen âge est caractérisé par une confrontation permanente entre les trois monothéismes que représentent ces aires culturelles, dont deux sont chrétiennes.

  1. Le monothéisme chrétien :
    En Occident : Bologne, première université d'Occident, fondée par Gratien et Irnerius, est le centre du droit canonique, dont l'objet est l'organisation interne de l'Église (le droit civil ecclésiastique s'occupant des relations entre l'Église et les États). Paris est le centre de la Théologie. En Orient : la langue officielle de l'empire Byzantin étant le grec, on y avait accès à toutes les œuvres de première importance ; de ce fait, les Byzantins avaient un siècle d'avance sur les occidentaux (cf. Psellos et Italos, acteurs majeurs du renouveau intellectuel du XIe siècle, un siècle avant celui de l'Occident).

  2. Le monothéisme arabe :
    L'Islam était considéré comme une hérésie chrétienne car fondé sur des idées communes au christianisme, mais orientées différemment. Les Occidentaux connurent l'Islam par l'intermédiaire de l'Espagne (Cordoue), Averroès, etc. Ce sont les musulmans qui transmirent les œuvres grecques aux Occidentaux.
    Signalons que Bagdad était l'un des principaux centres arabes, où l'on trouvait une école théologique arabophone mais chrétienne, en contact avec les latins (les Occidentaux).

  3. Le monothéisme juif :
    Plusieurs centres peuvent être signalés : Cordoue, Bagdad et l'Italie.

Au moyen âge, la finalité est le salut de l'âme, c'est pourquoi la théologie est sa caractéristique essentielle. L'étude de la philosophie est surtout motivée par le besoin de comprendre le "donné révélé". Ceci aussi bien pour les chrétiens, les arabes que les juifs.

Les médiévaux s'occupent exclusivement de Dieu, et quand ils discutent du reste, c'est dans une perspective théologique, comme le chef-d'œuvre anthropologique que constituent les Confessions d'Augustin, ou encore l'anticipation de la logique contemporaine.

Qu'est-ce que la théologie ?

C'est la "science" de Dieu, qui s'occupe du donné révélé de la foi, autrement dit de la réponse donnée par Dieu à la principale question que les hommes se posent, réponse consignée dans la Révélation, dans l'Écriture Sainte, la Bible.

La Bible est le corpus des Écritures révélées, écrites sous l'inspiration de Dieu. C'est un ensemble de livres constitué de deux parties : l'Ancien et le Nouveau Testament (en latin, testament = alliance). Tout ceci ne vaut que pour les catholiques et les orthodoxes.

L'Ancien Testament est constitué de 46 livres, de la Genèse à la naissance du Christ. Il raconte l'Alliance entre Dieu et le peuple juif et notamment tout ce que Dieu a fait pour le salut de son peuple.
Le Nouveau Testament est constitué de 27 livres. Avec le Christ commence une nouvelle phase de l'Alliance, cette fois entre Dieu et, non plus seulement le peuple juif, mais l'humanité. Il va des Évangiles à la fin du monde, l'Apocalypse.

Les juifs n'acceptent que l'Ancien Testament ; quant aux Arabes, leur corpus d'Écritures révélées n'est pas du tout le même. Certes, il y a beaucoup d'éléments communs avec le christianisme, mais Mahomet est pour eux le dernier prophète.

Le point de départ de la théologie, c'est donc la Bible. La théologie cherche à comprendre le message donné par Dieu aux hommes pour leur salut. C'est une science positive car elle s'occupe de données, les Écritures ; tandis que la philosophie est une science spéculative dans la mesure où c'est une activité de la raison. La théologie s'occupe de Dieu en lui-même, dans sa personne et en tant que trinité. Toute la pensée médiévale est une pensée trinitaire, et elle s'occupe de la trinité dans toutes ses manifestations, du Deus ad intra (Dieu à l'intérieur de lui-même, avant qu'il ne se révèle) au Deus ad extra, qui se révèle dans l'histoire à travers Jésus Christ (la révélation définitive est celle du Christ) ; de l'ancienne à la nouvelle Alliance.

Cette révélation est orientée vers le salut des hommes. En quoi consiste-t-elle ? Dieu parle aux hommes pour révéler le salut. Elle s'accomplit :
- par le Christ et ce qu'il a institué ;
- par le Sacrement, qui organise la relation entre Dieu, le Christ et les hommes.
Mais après avoir entendu la révélation et pratiqué les sacrements, il s'agit de savoir quelle est la destinée ultime de l'homme (cf. la novissima : ce qui advient de l'homme en dernière instance). Trois chemins sont possibles : le paradis, le purgatoire, l'enfer.

Ainsi, on peut distinguer les 4 points constitutifs de la théologie du moyen âge :

  1. DEUS (trinitas)
  2. CHRISTUS
  3. SACRAMENTA
  4. NOVISSIMA

La philosophie est subordonnée à l'étude approfondie de ces 4 problèmes, pour les comprendre mieux, en fournissant à la théologie des instruments rationnels.

Les Ve et VIe siècles

Quelques considérations principalement à propos de Boèce, Cassiodore et Isidore de Séville.

Aux Ve et VIe siècles, la priorité est donnée à l'héritage intellectuel gréco-romain, que la domination barbare met en danger.

  1. Boèce, "le dernier des Romains", né à Rome en 480, étudia à Athènes et Alexandrie. Il fut ministre et protégé de Théodoric, roi des Goths, avant de tomber en disgrâce, emprisonné et condamné à mort pour trahison. C'est en prison qu'il écrit La consolation de la philosophie (ouvrage le plus lu au moyen âge, avec les Confessions), dialogue en vers et en prose avec la Philosophie, apparue sous les traits d'une femme. Le débat porte sur les mystères de la Providence divine. (Signalons que cette œuvre fut très largement répandue puisque traduite dès cette époque en allemand et en anglo-saxon).
    Le rôle de Boèce fut très important pour la traduction des œuvres grecques en latin. Il traduisit Aristote (Catégories, De l'interprétation). Il commenta des œuvres dans lesquelles transparaît l'influence de Porphyre. Jusqu'au XIIe siècle, les seuls ouvrages logiques d'Aristote que l'on connaît sont ceux traduits par Boèce.
    Il a anticipé la scolastique. En effet, il a utilisé l'œuvre d'Aristote pour éclaircir le dogme (rappel : on appelle dogme une vérité fixée par l'Église et qui ne peut pas changer), autrement dit Boèce utilise la philosophie pour fonder scientifiquement la théologie.

  2. Cassiodore, né en Calabre, fut aussi un homme d'État (préfet du prétoire et historiographe de Théodoric), s'occupant des relations entre les Romains et les Germains. En 540, il se retire pour une vie monastique et fonde le monastère de Vivarium, près de Squillace, en Calabre, dont l'une des principales activités sera la copie de nombreux manuscrits, pour la préservation de la culture gréco-romaine.

  3. Isidore, archevêque de Séville, fut également un des maîtres fondateurs du moyen âge. On ne peut méconnaître l'importance de ses Étymologies, conçues pour connaître et préserver la signification des mots de la langue culturelle par excellence, le grec.


Boèce, Cassiodore et Isidore ont essayé de concevoir l'héritage classique dans une perspective chrétienne.
Enfin, on doit signaler l'importance d'un homme, le pape Grégoire le Grand, pour 2 raisons :
- pour ses Moralia in Job, une des œuvres les plus lues du moyen âge, conçue comme livre de formation et guide exégétique, qui transmet durablement l'augustinisme. Il y expose cette idée centrale qu'entre le monde et Dieu, la coupure est nette : on ne peut vivre en chrétien en vivant dans le monde. Cette œuvre fut l'une des nourritures spirituelles préférées des monastiques ;
- parce qu'il a coupé toute relation avec Byzance, menant une politique de rapprochement entre l'Église de Rome et la culture germanique. En somme, il tourne l'Église romaine vers l'Occident (cela explique en grande partie l'essor de la France, première née de l'Église).

Les VIIIe et IXe siècles : la renaissance carolingienne

Quelque chose d'important se produit pour toute la culture occidentale au VIIIe siècle, la renaissance carolingienne, qui coïncide avec le pouvoir grandissant des Français (cf. biblio 1 | biblio 2). Le jour de Noël de l'an 800, Charlemagne est couronné empereur à Rome, ce qui scandalise les Byzantins. Charlemagne veut égaler la grandeur politique et culturelle de Byzance. Il réforme l'enseignement, crée des écoles et initie une guerre idéologique et théologique contre Constantinople (cf. par exemple la querelle du Filioque, à propos du dogme de la trinité).

Pendant cette période, on pratique peu la philosophie ; les penseurs importants de l'époque sont tous théologiens, exclusivement occupés au problème trinitaire. La question principale est de savoir si le Saint Esprit procède simplement du Père ou également du Fils. Les Latins (les Occidentaux) affirment qu'il procède aussi du Fils, les Byzantins le nient.

C'est dans ce contexte intellectuel que Charlemagne engage ses réformes, poursuivies par ses successeurs Louis le Pieux et Charles le Chauve. Alcuin est le maître d'œuvre de la renaissance intellectuelle du temps. Venu d'Angleterre, mort en 804, il avait pour ambition de bâtir en France une nouvelle Athènes, supérieure à l'ancienne, car vouée à l'enseignement du Christ. Aux sept arts libéraux (ils forment deux groupes, le trivium : grammaire, dialectique, rhétorique ; le quadrivium : arithmétique, géométrie, astronomie, musique) succédera un nouveau septénaire, les sept dons du Saint Esprit : la sagesse, l'intelligence, la science, le conseil, la tempérance, la piété, la crainte de Dieu (Timor Deum in ischium sapientiae). Ce sont des dispositions surnaturelles qui nous permettent de tout faire en profondeur, et dans une perspective divine. Penser, oui, mais sous l'action du Saint Esprit. Tout est en relation étroite avec Dieu. On peut faire de l'astronomie, mais on ne peut rien comprendre si on n'a pas le don de la sagesse. C'est Alcuin qui s'occupera de la relation entre les deux septénaires, et de la translation du premier vers le deuxième (cf. son Translatis studiorum, littéralement : transfert des études, réforme des études). Cette translation, à partir de Justinien, eut lieu de Byzance vers Bagdad, Cordoue, etc. ; du côté occidental, le déplacement se fit d'Athènes vers Rome d'abord, sous la république et l'empire, puis de Rome vers la France. Avec Alcuin, la source ne sera plus Athènes, ni Rome, mais la cour carolingienne (et c'est ainsi que Paris devint le centre de rayonnement de la culture au XIIe siècle).

Dans le même temps à Constantinople, Photios (biographie), patriarche ayant joué un rôle essentiel dans la transmission de la culture classique, réforme l'école religieuse. Dans son œuvre La Bibliothèque, il rédige une fiche de lecture pour chaque livre qu'il a lus (sachant qu'il en a lu des milliers...). Or, il se révéla un lecteur doué d'une intelligence absolument remarquable.

Enfin, pour en revenir à l'Occident latin, il faut placer, aux côtés d'Alcuin, Jean Scot Érigène, né en Irlande et mort en 870. Il fit toute sa carrière à la cour des carolingiens, et fut un grand helléniste. Il est le premier traducteur de 3 Pères de l'Église qui sont 3 points de repère intellectuels fondamentaux pour l'univers philosophique et théologique byzantin : Denys l'Aréopagite, Maxime le Confesseur et Grégoire de Nazianze.

Les affrontements dogmatiques entre Byzantins et Latins pendant la période carolingienne

Pour les Grecs le Saint Esprit procède simplement de Dieu ; pour les Latins, il procède non seulement de Dieu, mais aussi du Fils. Ce désaccord est la cause d'une véritable guerre idéologique. Les Byzantins sont représentés pas Photios ; les Latins par Scot Érigène. C'est l'occasion d'une démonstration théologique d'une très grande qualité philosophique. Toutefois l'œuvre de Scot n'eut pas beaucoup de retentissement pendant le moyen âge (il fut condamné plusieurs fois par l'autorité ecclésiastique). On ne le lisait que dans des ouvrages anonymes, ou encore dans des anthologies, dont l'une des plus célèbres est le Corpus dionysien, beaucoup lu par les maîtres de la Faculté des Arts et de Théologie de Paris.

Deux commentaires scripturaires de Scot sont des chefs-d'œuvre du genre : le commentaire du début de l'œuvre de St Jean ; le commentaire des versets de l'Évangile de St Jean. Il composa également, entre 864 et 866, une œuvre de philosophie théologique, La division de la nature. La nature constitue l'intégralité de l'univers érigénien. Il s'agit à la fois de Dieu et de toute sa création. C'est une vision néoplatonicienne du monde. Dans cette œuvre, on assiste à la procession de toutes les réalités créées de Dieu, et à leur retour en Dieu ; c'est une vision cosmique de la création à partir de son origine et de sa finalité ultime. On y retrouve le dyptique de l'exitus et du reditus.

Remarques sur le néoplatonisme et la philosophie chrétienne :
Le néoplatonisme s'élabore entre les IIe et VIe siècles, quand la philosophie chrétienne existe déjà. Il connaîtra un coup d'arrêt avec la fermeture de l'École d'Athènes par Justinien en 529. La caractéristique principale de la philosophie chrétienne est qu'elle envisage tout à partir de la révélation, concept qui n'a jamais existé dans la philosophie grecque. Mais, à partir du IIe siècle, les philosophes païens, notamment les philosophes grecs, rencontrent l'hypothèse de la révélation, qui vise le salut individuel des hommes. Cela réoriente la philosophie classique. Le néoplatonisme, une philosophie très nettement religieuse, élabore une problématique de la révélation. Or, si pour les chrétiens occidentaux, la Bible est la source de la révélation, pour les Byzantins, ce sont les Oracles Chaldaïques (attribués à Julien le Théurge), leur propre bible (lire par ailleurs article ci-joint de H. D. Saffrey, à télécharger).
De plus en plus, notamment avec Proclus (biographie | œuvres), on parle avec insistance de cette révélation. Prend forme alors cette vision d'un monde régi par le schéma de l'exitus et reditus : toute la réalité est sortie et retour (cf. aussi La Métamorphose d'Apulée) : sortie du principe premier, son pèlerinage dans le monde, puis son retour à lui-même. C'est une vision du monde à la fois cosmologique et anthropologique. C'est ce schéma qu'on retrouve sous la plume de Scot Érigène, mais christianisé sur la base de Denys l'Aréopagite.

Le schéma de l'exitus reditus

Il commande toute la pensée de Scot Érigène dans De la division de la nature.



La division de la nature englobe le monde dans sa réalité. Comment les choses sortent-elles de Dieu et retournent-elles à lui ? Quels sont les degrés ontologiques de cette division ? Il y en a 4, auxquels Scot Érigène donne un nom et une fonction.

1. La nature qui crée et qui n'est pas créée
. C'est Dieu, le principe qui n'a pas de principe.
2. La nature qui crée et qui est créée
. C'est le monde archétypal des causes primordiales, c'est-à-dire les causes universelles que Scot appelle également théophanies : causes qui existent dans le Verbe mais qui ne lui sont pas coessentielles (1). Dans le Verbe, premier principe de toute chose, on trouve les causes archétypales de toutes les réalités créées. Les causes, les formes, les essences de toutes les réalités sont intégralement créées dans le Verbe, qui constitue la cause ultime de toute chose. Deus creavit caelum et terra, l'esprit et la nature : toutes les choses (universa res), ou intégralité ; les choses primordiales, ou théophanies. Les théophanies, ce sont des choses qui sont là, et qui, le moment venu, se manifestent. Elles se manifestent quand Dieu parle ; c'est l'acte libre de sa volonté qui le veut. Cette idée est fondamentale chez Scot Érigène. C'est par ces causes que toute la réalité vient à l'existence (lire son homélie aux prologues de St Jean - cf. fichier joint à télécharger). Quand Dieu le veut, donc lorsqu'il prononce le Verbe, les causes primordiales deviennent opératives.

(1). La métaphysique platonicienne médiévale repose pour une part essentielle sur Genèse 1,2 et sur l'Évangile de St Jean 1,1. La métaphysique médiévale est une métaphysique du Verbe.

3. La nature qui est créée et qui ne crée pas. Il s'agit du surgissement et de l'organisation du monde selon la catégorie primordiale de l'espace-temps (temps indivisible). Toutes les choses sont entrées dans l'espace et dans le temps. Toutes les choses ont commencé à être organisées (création de l'homme, division des sexes, etc.). Le premier jour de la création, la terre était inanis et vacuum. Commence alors l'histoire du monde. Cette organisation, d'abord désordonnée, culmine dans la création de l'homme et la division des sexes (exemple d'ordre et de perfection). L'homme a été créé à l'image et à la ressemblance de Dieu. Dieu est son principe et sa fin. Cette thématique introduit directement au 4e degré.
4. La nature qui n'est pas créée et qui ne crée pas. C'est Dieu comme fin de toute chose, le retour et le repos éternel de la création (reditus). Au début désordonnée, la création devient ensuite ordonnée, et parachève sa perfection en retournant à Dieu.

Le schéma néoplatonicien est complètement christianisé.

Remarque sur la glose médiévale : c'est un commentaire suivi à l'aide d'extraits tirés d'auteurs que l'on jugeait importants. On ne les citait pas. La civilisation du moyen âge est une civilisation impersonnelle : pas de référence à l'auteur lui-même ; la première personne est interdite. C'est une civilisation qui se veut au service de la seule vérité, qui n'appartient pas aux individus ; elle est objective ("quelqu'un dit..."). Seuls les Pères de l'Église étaient appelés nominalement - cf. la patristique, car ils sont les fondateurs de la doctrine chrétienne. C'est ainsi que les auteurs pouvaient circuler anonymement.

Le Periphyseon de Scot Érigène

Il est très utile pour illustrer sa métaphysique du Verbe. Il s'agit d'un dialogue entre un maître, Nutritor, et son élève, Alumnus (pour comprendre les présupposés de ces termes au delà de leurs seules définitions, on pourra lire, de Gérard Boulvert, Domestique et fonctionnaire sous le Haut-Empire romain. La condition de l'affranchi et de l'esclavage du prince, Presses Univ. Franche-Comté, 1974 ; ainsi que, de Michael A. Sells, Mystical Languages of Unsaying, University of Chicago Press, 1994, le 2e chapitre : The Nothingness of God in John the Scot Eriugena).

Le dialogue commence par une définition de la nature comme principe fondateur (natura ou physis). Or Scot Érigène a été accusé de panthéisme, c'est-à-dire de ne pas concevoir un Dieu personnel, mais plutôt comme un principe anonyme qui régit tout l'univers, et qui se confond avec une loi naturelle ou avec une force de la nature. Dans une vision panthéiste du monde, Dieu n'est plus personnel, seulement un principe mécanique régissant le monde. Scot sera accusé d'enseigner une conception philosophique de la théologie, d'enseigner une philosophie qui fait de la théologie une métaphysique.

Le fondement de sa vision du monde :
La nature définit l'ensemble des choses, celles qui sont et celles qui ne sont pas. Il s'est inspiré en cela d'une célèbre définition de Boèce selon laquelle le monde est coupé en deux : les choses qu'on voit et les choses qu'on ne voit pas, les visibilia et les invisibilia. Toutefois chez Boèce, seuls les invisibilia constituent le champ propre de la théologie ; tandis que chez Scot, le champ de la théologie couvre ce qu'on voit et ce qu'on ne voit pas. Dans la vision de Boèce, la coupure est nette : il ne faut pas confondre ce qui est ici-bas et ce qui est là-haut, ou bien on risque justement de tomber dans le panthéisme.

Ainsi, pour Scot, la physis est le principe universel qui embrasse toute la réalité. Toute la problématique érigéenne est enracinée dans la logique (genres et espèces). Cf. Porphyre, qui comprend la réalité sous la forme d'un arbre : il y a les genres suprêmes et la différenciation des genres en espèces. Il y a 4 formes (ou natures), régies par des oppositions et des coïncidences. La première nature coïncide avec la dernière (le début coïncide avec la fin ; cf. exitus et reditus). Dans le même temps, elle s'oppose à la 2e et à la 3e. (Ce thème sera repris par Nicolas de Cues dans De Docta Ignorantia, avec la célèbre formule des coincidentia oppositorum - cf. œuvre en fichier joint.)

Quelques remarques à propos des Xe et XIe siècles

  1. Cette période est surtout connue pour la controverse sur l'eucharistie, provoquée par Bérenger de Tours (998-1088), qui réfutait la conception réaliste (avancée par les tenants de la transsubstantiation, d'après lesquels le pain et le vin, par la consécration de la messe, deviennent réellement le Corps et le Sang du Christ). On peut y voir un écho du débat qui eut lieu lors du premier Concile de Nicée en 325, sous le règne de Constantin, et qui opposa les tenants de la consubstantialité du Père et du Christ (homoousios : même substance) et Arius, tenant de l'homoïousos : substance semblable, seulement.
    Pour une synthèse brève et concise, on pourra consulter l'article suivant de Silvestre Hubert, "La controverse Bérenger de Tours - Lanfranc du Bec. A propos d'un livre récent", Revue belge de philologie et d'histoire. Tome 51 fasc. 4, 1973. Histoire (depuis l'Antiquité) - Geschiedenis (sedert de Oudheid), pp. 840-847.

    Pour faire connaissance avec Bérenger de Tours :
    - Emmanuel Faivre, La question de l'autorité au moyen âge. Bérenger de Tours, Imprimerie Chauvin et fils, Toulouse, 1890,

    Toutefois, ce qui nous intéresse ici, c'est que Bérenger est le premier à orienter la pensée médiévale vers la formalisation logique et philosophique, nous faisant ainsi passer d'une théologie positive à une théologie spéculative. Bérenger utilise la logique et la dialectique, et reprend le syllogisme aristotélicien pour approfondir la foi. Du côté de Constantinople, c'est Jean Italos (1025 env. - ?) qui utilisera la philosophie grecque pour la théologie (cf. Stéphanou E., "Jean Italos : L'immortalité de l'âme et la résurrection", Échos d'Orient, tome 32, N°172, 1933, pp. 413-428 | Pâris Gounaridis, "Le procès de Jean dit Italos révisé", Historein, vol. 6, 2006.)

  2. Mais c'est notamment Anselme d'Aoste (1033-1109) - connu aussi sous le nom d'Anselme de Cantorbery - qui rendra philosophique la théologie. C'est à lui qu'on doit la première formulation de l'argument ontologique (préfiguré dans l'œuvre de Boèce). Bibliographie : IREM de Strasbourg Groupe Philo-Math, "Le raisonnement et le jugement d'existence", L'Ouvert, n°108, p. 45-58 | Louis Girard, L'argument ontologique chez Saint Anselme et chez Hegel, Éditions Rodopi, Amsterdam, 1995 (extraits) | Leçon universitaire de M. Brouwer, à la Faculté de Philosophie et Lettres de l'Université libre de Bruxelles, en décembre 2010 - mise en ligne par Marine Manouvrier, chargée d'exercices pour le cours d'Histoire de la Philosophie : Analyse des chapitres II à IV du Proslogion de Anselme de Cantorbery.


    Prédécesseur de Pierre Abélard, il inaugure les principes d'une analyse logique et philosophique du discours théologique, avec notamment, parmi une œuvre importante, deux dialogues (deux traductions anglaises par l'un des meilleurs spécialistes de la renaissance du XIIe siècle, Jasper Hopkins) : De Grammatico (1060-1063) ; De Veritate (1080 env.). (On pourra lire, de Desmond Paul Henry, Commentary on De Grammatico. The historical-logical dimensions of a dialogue of St. Anselm's, D. Reidel Publishing Company, 1974.) Deux traités consacrés, le premier à l'existence de Dieu, l'autre à la rédemption : Proslogion seu Alloquium de Dei existentia (1077-1078) ; Cur Deus Homo, John Henry and James Parker, Oxford & London, 1865.
    Avec lui, nous entrons vraiment dans la phase proprement scolastique de la philosophie médiévale, auparavant domaine exclusif des cloîtres. Désormais, les professeurs ne seront pas forcément des moines. On assiste à une laïcisation de la pensée. Notez que la découverte des écrits logiques d'Aristote y est pour beaucoup.

Au même moment, on assiste à Byzance à un renouveau de la philosophie aristotélicienne (jusque là, on privilégiait la philosophie platonicienne). Cela commence avec l'Université, qui devient publique (son organisation y est différente de celle de l'université médiévale, où l'on enseigne la théologie). Psellos est le proviseur de l'école de philosophie. Parmi ses élèves, deux se distinguent, Italos, mentionné plus haut, et Eustrate de Nicée (1050-1120/1130 env.), commentateur d'Aristote (Éthique à Nicomaque). Constantinople est alors un centre très actif, avec notamment celui d'Anne Comnène (1083-1153), où l'on étudie précisément Aristote.

Byzance a anticipé la scolastique latine, laquelle ne commence à étudier Aristote qu'au XIIe siècle. Avec Eustrate, Michel d'Éphèse est le plus grand commentateur des œuvres morales d'Aristote. Au XIIIe siècle, Robert Grossetête traduira en latin les commentateurs byzantins de l'Éthique d'Aristote, dont Eustrate et Michel d'Éphèse. Dès lors, ces commentateurs auront une fortune considérable dans l'Occident latin. (Précisons que la tradition des commentateurs d'Aristote commença dès le IIe siècle avec Alexandre d'Aphrodise (150-215 ?). C'est dans le sillage d'Alexandre qu'on doit situer le commentaire d'Averroès (1126-1198) sur la Métaphysique.

Le XIIIe : l'âge d'or de la pensée scolastique. L'invention de l'université

On parle de pensée scolastique parce que les foyers les plus importants dans lesquels elle a été élaborée sont des universités (qui apparaissent en Occident au XIIIe siècle).

En 1222, Robert de Sorbon fonde la fameuse université du même nom à Paris, qui deviendra très vite la plus importante de la chrétienté avec celle de Bologne - la plus ancienne université du monde - réputée pour le droit canon, source permanente pour les penseurs médiévaux (cf. Gratien, le plus grand canoniste). Le XIIIe siècle est l'époque des universités.

Avec la naissance des universités, on assiste à une révolution au sein même de la vie de l'Église. Les foyers intellectuels traditionnels, c'est-à-dire les monastères situés à la campagne et isolés, avaient déjà commencé à s'installer dans les villes au siècle précédent (cf. Renaissance du XIIe siècle, l'urbanisation, etc.), et ce qu'on appelle les Écoles Cathédrales, ancêtres de nos universités, accueillirent de plus en plus de laïcs.

Les universités sont des institutions supranationales qui visent la formation intellectuelle de citoyens. Quoiqu'elles restent organisées en fonction de la théologie, elles attestent que l'enseignement théologique s'est ouvert à tout le monde (phénomène déjà anticipé par les Byzantins). Leur organisation est évidemment beaucoup plus stricte que dans nos universités actuelles.

On y distingue 4 enseignements essentiels :
- à Paris, la philosophie et la théologie
- à Montpellier, la médecine
- à Bologne, le droit canon

Il y a ainsi deux universités à Paris : la philosophique et la théologique, étroitement liées dans la mesure où la philosophie était considérée comme une préparation à la théologie. L'enseignement philosophique comme tel s'étendait sur trois années, tandis que l'enseignement théologique s'étendait sur sept. Il fallait ainsi dix ans pour décrocher une maîtrise de théologie.
En philosophie, on enseignait pour l'essentiel la rhétorique et la logique. La théologie était entièrement consacrée à l'étude des textes sacrés (on commençait avec la Bible, on poursuivait avec les commentaires des Pères de l'Église), avec un manuel célèbre à l'époque, qui sera remplacé au XVIè siècle par La Somme théologique de St Thomas : le manuel de Pierre Lombard, Les Quatre livres des sentences en 4 livres, surtout le Liber Sententiarum.


L'apparition des universités explique en partie la naissance de deux nouveaux ordres religieux :
- celui des franciscains en 1210 (St François d'Assise)
- celui des dominicains en 1215 (de St Dominique, espagnol connu pour avoir combattu les Cathares

Ces deux ordres sont nés parce que l'Église voulait manifester sa présence dans les universités, pour former la jeunesse dans un but apostolique. L'Église romaine disposait déjà de corporations qui lui permettaient d'être présente partout (par exemple l'ordre des bénédictins était installé dans les campagnes), mais pas dans les universités. Or les personnalités célèbres de la Sorbonne seront franciscaines (l'italien St Bonaventure) ou dominicaines (l'italien Thomas d'Aquin et l'allemand Albert le Grand). Pour ce qui est des laïcs, on pourra lire l'article de Vauchez André, « Les laïcs au Moyen-Age entre ecclésiologie et histoire », Études 1/2005 (Tome 402), p. 55-67.

Albert le Grand (1193-1280)

Après Scot Érigène, Albert le Grand est le deuxième auteur auquel nous allons accorder un peu plus d'attention.

C'est l'un des plus grands philosophes naturalistes, métaphysiciens et théologiens du moyen âge. C'est un peu le Galilée de l'époque.

Né en Allemagne, il étudiera la médecine à Venise et à Padoue, puis la théologie à Paris, où il deviendra le premier professeur important des dominicains. En 1248, de retour en Allemagne, il fondera un centre universitaire qui deviendra célèbre à Cologne (Maître Ekhart est issu de cette école).

Quelques repères pour situer son œuvre :

1. C'est lui qui rendra l'œuvre d'Aristote intelligible dans la langue latine, en articulant la métaphysique gréco-péripatéticienne et la métaphysique arabo-péripatéticienne. Il écrira son De Intellectu et Intelligibili (1250) en exploitant systématiquement les œuvres d'Al-Fârâbî et d'Averroès. Cette œuvre met en évidence l'axe principal de sa métaphysique, inspirée à la fois des Grecs et des Arabes. C'est la première métaphysique de l'intellect dans l'Occident médiéval, très nettement inspirée d'Al Fârâbî. C'est au moyen de l'intellect que l'homme se met en relation avec le divin, qu'il entre en conjonction avec Dieu. Albert le Grand y fusionne les vertus dianoétiques (i.e. intellectuelles ; i.e. supérieures) dont parle Aristote dans les livres VI et X de l'Éthique à Nicomaque, avec la conception élaborée par Al Fârâbî d'un cosmos intelligible où les intelligences sont hiérarchisées.

2. De la nature et de l'origine de l'âme (1247-1257) est l'un des traités les plus importants de la psychologie médiévale avec son De Anima [attention : au moyen âge la "psychologie" désigne l'âme et son fonctionnement]. On y trouve toute la tradition psychologique antérieure, aussi bien du côté latin (Cicéron, Augustin, Macrobe et Boèce) que du côté grec (Grégoire de Nysse, Jean Damascène, Michel d'Éphèse et Eustrate). Mais c'est aussi une œuvre méthodologiquement importante, car pour la première fois sont énoncés les principes qui serviront à étudier les rapports entre l'essence de l'âme et ses facultés.
Il y combat les thèses matérialistes sur l'origine de l'âme, en s'opposant par exemple à Alexandre d'Aphrodise et à Averroès, lequel soutient que l'âme est d'origine matérielle et n'a pour fonction que d'animer le corps, disparaissant avec lui au moment de la mort. Albert le Grand soutient au contraire l'immortalité personnelle de l'âme.

Dans sa métaphysique, il étudie l'être en tant qu'être, cherchant le principe unique, fondateur de toute réalité. Elle s'inscrit ainsi dans une perspective préchrétienne, trop grecque au goût de Thomas d'Aquin (pourtant élève et disciple d'Albert le Grand), dont la métaphysique est beaucoup plus enracinée dans le message chrétien.

3. Dans Sur les causes et l'émanation de l'Univers, Albert le Grand s'inspire de son maître à penser Avicenne. Mais le cosmos intelligible des Arabes est repensé dans une perspective chrétienne.
Il y étudie la cause (Dieu), l'émanation de l'univers, et comment les énergies divines parviennent jusqu'à la plus basse des créatures. Comment l'univers fonctionne-t-il ? Comment est-il alimenté ? Albert élabore une métaphysique du flux : toute chose est alimentée par la force vitale du principe premier qui découle, qui passe à travers tous les degrés de la hiérarchie des êtres. Il christianise ainsi la pensée d'Avicenne, car cette énergie divine qui alimente l'univers n'est autre que la Grâce de Dieu.

4. Enfin, son œuvre Des XV problèmes est une réflexion sur les frontières entre la théologie et la philosophie ; il essaie d'y déterminer leurs objets respectifs, contribuant de la sorte à les séparer et préparant la philosophie à son autonomie.

L'héritage de sa pensée se retrouve dans deux orientations :

- une orientation nettement néoplatonicienne (école dominicaine allemande, illustrée par Thierry de Freiberg, Maître Ekhart et Berthold de Moosburg - les seuls commentateurs de Proclus au moyen âge).
- une orientation franco-italienne avec Thomas d'Aquin, qui va infléchir la métaphysique de son maître en l'enracinant dans les évangiles.