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descriptionPoésie et conscience de soi. EmptyPoésie et conscience de soi.

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Poésie et conscience de soi

Retranscription d'une conférence que Bonnefoy prononça le 16 novembre 1993 à Lyon, à la Villa Gillet

Aujourd'hui, la condition de l'homme a beaucoup changé dans ses aspects matériels, mais aussi du point de vue métaphysique. Avant, dans les petites communautés, les hommes se connaissaient, ils vivaient ensemble (cf. le rôle du regard comme reconnaissance, comme preuve de reconnaissance ; comme signe de l'existence divine ; comme preuve, pour l'individu, de sa propre existence au milieu du néant du monde). Dans les foules de nos métropoles, l'individu doit affronter sa solitude. Comme le disait Nietzsche, Dieu est mort, c'est-à-dire que la divinité, le regard a disparu, la transcendance a disparu, le supérieurement réel a disparu. Auparavant les mots, les signes de notre langage reflétaient la nature des choses, il y avait un lien intime entre les mots et le monde ; grâce aux mots nous pouvions adhérer au monde. Aujourd'hui les mots s'articulent entre eux indépendamment de notre savoir conscient, les mots sont autonomes, l'horizon du vocabulaire est plus vaste que le nôtre ; les mots sont distincts de nous, ils s'engendrent les uns les autres. Ils ont une cohérence, une vie interne. Ils ne connaissent pas la finitude ni l'obligation à la mort qui nous caractérise. A la limite, ils peuvent devenir plus réels que nous, comme si nous étions devenus de vaines formes de la matière (« ces vaines formes de la matière que nous sommes sont bien sublimes pour avoir inventer Dieu », disait Mallarmé ; Rimbaud parlait d'une « ère nouvelle qui est très sévère »). Les mots concourent à miner le sentiment de l'être. Par conséquent se pose le problème de l'identité de l'homme. Qu'est-ce qu'une identité ? Un ensemble de traits distinctifs qui permettent de nous situer. Que faire pour donner et trouver du sens ? Il y a aujourd'hui une incertitude fondamentale : qui sommes-nous ? Il s'agit d'appréhender ce qui se passe dans « ce fragment d'identité biologique » (l'homme), qui a la parole, qui a fondé des communautés mais qui, désormais, se trouve isolé, séparé.

Notre modernité nous a appris à faire toute sa place, dans l'esprit, à la pensée conceptuelle et à son usage rigoureux (cf. la logique), à faire sa place à l'observation de faits véritables. Cette pensée semble être la promesse d'une dissipation définitive des illusions sans fondement (illusions sur soi-même et le monde). On va en finir, selon cette pensée, avec les mythes qui déformaient nos rapports à nous-mêmes. Les linguistes ont perçu que les signes verbaux se déterminent entre eux structurellement et n'ont un sens que dans leurs relations réciproques. Ces structures préservent notre mémoire et notre inconscient. Et si notre véritable expérience se poursuit, elle reste cachée, car ces structures nous révèlent que nos pensées sur le monde ou sur nous-mêmes sont souvent fausses. Par conséquent, on constate désormais que la conscience de soi est bien outillée. On peut désormais appréhender notre réalité car on en a les moyens. Cependant, cette conscience de soi n'est pas séparable d'un étonnement, cf. le problème que pose la grossièreté des conceptions de notre identité, conceptions illusoires, telles que le dualisme que pose la religion entre Bien et Mal, dualisme qui mène au fanatisme, comme la mode ; ce sont des schèmes rudimentaires et factices. On assiste à l'absolutisation d'une appartenance nationale dans notre pays dit de culture, pays où l'on voit cependant le racisme et le fanatisme. Ce sont des comportements qui trahissent un vertige devant le vide ontologique, devant le gouffre. La pensée conceptuelle nous laisse devant ce vide. D'où la nécessité de se raccrocher à quelques bords comme l'idéologie, dont le rôle est de substituer au sujet parlant un ensemble de concepts figés, fossilisés. Cela empêche la personne de douter, de vivre l'étonnement, cela permet aussi à la personne de se dégager d'une rencontre avec la réalité. Le langage n'est donc pas apaisé par les acquis de la pensée conceptuelle.

La pensée est-elle donc vraiment l'instrument adéquat pour la connaissance de l'humain ? Il y a un défaut de la pensée conceptuelle dont on n'a pas tenu compte (alors que ce défaut est le plus dangereux, notamment lorsqu'on conceptualise une relation avec un autre) : c'est le caractère spectral, irréel, de la conceptualisation. Le concept n'est le représentant que d'un aspect des choses. Il n'a qu'une vue partielle sur la réalité dont il abstrait les éléments. Tout ce qu'il y a dans l'objet naturel n'est pas susceptible d'être retenu dans la chaîne des signifiants. Par exemple, le concept ne retient pas cette tache rouge, un peu orangée, "rouillée", sur cette pomme accrochée à cette branche. Si donc on se fie à la pensée conceptuelle, à sa totalisation du monde (totalisation qui reste d'ailleurs vouée à l'inachèvement), on n'aura de ce monde qu'une image dont la chair aura totalement disparu (la pomme, ses taches, ses particularités, cette branche sur laquelle elle se trouve). Il y a une totalité de l'objet que la pensée conceptuelle ne peut rencontrer, totalité qui pourtant constitue le mode d'être essentiel de l'objet ; la pensée conceptuelle n'atteint pas ce qui en nous peut nous faire aimer l'objet. Le concept institue la quiddité, or la quiddité est aveugle. Elle s'oppose à l'équéité, la présence de la pomme.

Dans ce monde de lois à vocation universelle, si on perçoit l'existence d'un être dans le temps et dans l'espace, cela est dû au hasard. Or le hasard n'est que du non-être, il prend la place du plein du monde. L'idéologie est une image pauvre du monde. Elle se veut absolue. Ce qu'elle demande à l'autre, c'est l'abdication ; elle veut le détruire. Or ma pensée m'appartient. Le concept engendre la guerre. Il fait de la réalité quelque chose qui m'est étranger, c'est aussi le cas pour autrui. Pour moi, autrui est un étranger. Je ne pourrais le percevoir que dans la formulation conceptuelle, qui ne me fournit malheureusement qu'une image limitée de l'autre. Il y manque ce sentiment de présence au monde (présence de l'individu dans le tout, présence désormais perdue). D'où, auparavant, l'idée d'une mort comme repos ; tandis qu'aujourd'hui la mort est une énigme, elle est inquiétante. Tous nos proches sont en même temps des étrangers, d'où cette inquiétude.

Emmanuel Lévinas disait : « je dois tout à l'autre ». Je dois employer tous les instants de ma vie, tous les moyens de ma vie à me consacrer à autrui. A la limite, je dois ma vie à autrui. Faut-il donc renoncer à soi ? Notre vie fait-elle du tort à l'autre ? Cela n'est pas tenable, il y a donc quelque chose qui ne va pas : le point de vue de Lévinas est conceptuel. Or la vie est un acte, une participation immédiate, spontanée, au monde. En fait, autrui ne veut pas se maintenir en vie mais se ressourcer, il craint la mort à cause de la pensée conceptuelle, qui rend cette mort énigmatique. Si autrui sort de la pensée conceptuelle qui le rend prisonnier de la mort, la mort n'est-elle pas alors un aspect positif de la vie ? Autrui ne veut-il pas plutôt mourir ? Même l'émotion, la plupart du temps, ne se dit et ne se vit que dans la mesure où elle a déjà été conceptualisée. Mais comment tourner cette omniprésence du concept ?

La parole n'est-elle qu'un clivage, dans le discours, entre concept et formulation d'une vérité sérieuse ? Y a-t-il possibilité d'une autre parole et comment la fonder ? Dans les mots, il y a un élément, un apport dont nous n'avons pas tenu compte dans notre histoire occidentale, un élément rejeté par la pensée conceptuelle. Le mot est un signe défini par le double donné suivant :
  • la signification, qui est la part suprasensible du mot,
  • la part sensible, la matérialité du mot : le son (son apparence graphique aussi).

L'élément sonore du mot est important. Il faut davantage écouter les phonèmes, comme Mallarmé nous demandait de le faire. Le son du mot n'a pas été pensé. Or avec le son du mot nous sommes exactement du côté de ce que le concept abolit ; avec le son, nous sommes hors du monde, hors du langage, là où cette introuvable, cette immédiate unité est morcelée par le concept. Le son est le lieu d'une réalité originelle au-delà du langage, il est le lieu d'un ressourcement. Ce son, ce lieu est éveillé par l'insistance de cette réalité que le concept abolit. Cette réalité au-delà du langage est dans le mot même, au moment où on le prononce. Ces sons se distinguent, se différencient et créent ainsi une variété de données sensibles : les rythmes, les assonances, etc., comme si nous avions une virtualité qui nous gardait au-dedans du monde, comme si une voie s'ouvrait. Cette variété de données sensibles que les sons créent en se distinguant est comparable aux données sensibles telles que la variation des saisons par exemple. Il y a donc pour nous une possibilité de nous maintenir en contact avec ce que la pensée conceptuelle nous enlève. Lorsque le concept est neutralisé, le mot se vide de la représentation qu'il donnait de la chose pour la rendre désormais présente.

La poésie est un travail où le son du mot est vécu autant que sa signification. La poésie est donc :
  • mémoire de la présence du monde,
  • activation de cette présence.

Elle nous redonne le sentiment d'être vraiment au monde, le sentiment d'immédiateté. La poésie est une mémoire de l'être, elle est la possibilité pour nous de nous retrouver au monde et de lui donner un sens. Elle se souvient que les mots ont une sonorité, que la réalité advient dans les mots. Lorsque la réalité infraverbale qui se donne au poète dans les mots disparaît, lorsque cette épiphanie cesse, le poète se remet au travail. Le travail du poète consiste à penser à la mémoire de l'être, à la mémoire d'une présence perdue et recherchée. Le poète pense à la présence. Il y a donc une possibilité fondamentale d'être au monde. L'expérience de la présence a été vécue par celui qui l'écrit.

Par conséquent, que doit-on à autrui, lui qui, en fait, a besoin de se ressaisir dans l'immédiateté, là même où la mort n'est pas ? Nous devons à autrui la poésie. Il faut aider à ce que la poésie soit dans la société, pour qu'autrui la connaisse et la vive. Nous devons à autrui la parole poétique car la poésie aide à se retrouver en présence du monde. Il y a donc nécessité de penser le travail poétique, nécessité urgente car la pensée conceptuelle travestit la poésie et lui refuse sa spécificité. La pensée conceptuelle a peur, en effet, de la subjectivité du poète, de son moi, de ses expériences, de ses sentiments. Le poète refuse de laisser à l'enchaînement conceptuel les mots, car il écoute le monde et le moi. Cette présence de la personne dans le poème n'est que la retombée du travail poétique. Ce travail poétique vise précisément la transgression de l'économie du concept, il vise la libération du moi ; d'où cette obstination du moi à envahir la poésie. Le poète remet en cause la représentation conceptuelle du mot. Il faut penser le poétique contre les interprétations que l'on fait de la poésie. Il faut penser à partir de la poésie. La poésie est une transgression de la langue, elle guérit donc de la névrose, car la névrose est due à notre cantonnement sur une seule langue, langue pauvre. Il faut penser aussi pour la poésie, pour qu'elle se fasse plus ambitieuse : il faut lui demander beaucoup justement parce qu'elle peut donner beaucoup. La poésie doit combattre la démoralisation actuelle. La poésie n'a pas à dire mais elle a à changer notre rapport au dire. Elle a donc une grande responsabilité. Elle doit prendre en charge l'intégrité du signe verbal. La poésie peut nous sauver.


Dernière édition par Euterpe le Sam 23 Juil 2022 - 23:29, édité 7 fois

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Remarques faites en marge de la conférence

  • Aujourd'hui, la poésie doit se ressaisir de sa spécificité, d'où l'importance de son passé.

  • Je suis contre l'idée d'une interprétation de la poésie comme emploi ludique du langage, comme irresponsabilité créatrice. La poésie peut amener à l'engagement. Elle peut bouger la conscience et la représentation conceptuelle du monde. La poésie est responsable dans la mesure où elle peut et doit nous sauver de notre aliénation ontologique.

  • La poésie n'est pas une connaissance mais un retour à la situation la plus ordinaire que l'on peut vivre ; elle veut intensifier ce que l'on vit. Elle veut que l'on coïncide avec soi-même, avec le plus simple de soi-même. Par le simple on peut transcender la violence, la guerre civile, le désaccord. Telle est l'ambition de la poésie. Viser le simple peut occuper toutes les énergies d'un être et ainsi le mettre apparemment en conflit avec la société où il vit. La poésie, donc, si elle s'associe ainsi à une espèce d'humilité, peut aussi par là même déranger les autres.

  • La traduction poétique doit être poétique elle-même. Elle doit recommencer le travail poétique (retravailler les formes, les sons, etc.).

  • Il y a une parenté fondamentale entre peinture et poésie :
    • la poésie : élément sonore du mot, écoute du mot, sonorité employée dans une construction où le conceptuel est effacé ;
    • la peinture : la couleur, dans sa pureté, sa violence, est pure comme le son, la couleur vient du monde ; la vibration des traits met en suspens le travail conceptuel du peintre.
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