Portail philosophiqueConnexion

Bibliothèque | Sitographie | Forum

Philpapers (comprehensive index and bibliography of philosophy)
Chercher un fichier : PDF Search Engine | Maxi PDF | FreeFullPDF
Offres d'emploi : PhilJobs (Jobs for Philosophers) | Jobs in Philosophy
Index des auteurs de la bibliothèque du Portail : A | B | C | D | E | F | G | H | I | J | K | L | M | N | O | P | Q | R | S | T | U | V | W | X | Y | Z

descriptionLa dialectique platonicienne. EmptyLa dialectique platonicienne.

more_horiz
Pour accéder au plan d'abord :
Spoiler :


Introduction

La question de la dialectique, chez Platon, constitue un énorme corpus, aussi est-il préférable de subdiviser le plus possible cette question de manière à la rendre accessible et digeste. Quelques remarques à propos du terme lui-même (mais le terme devra être reconsidéré un peu plus loin).

En principe, διαλεκτική correspond à l'emploi de l'adjectif διαλεκτικός au féminin. Or Platon est le premier à substantiver le terme (la dialectique). Le verbe διαλέγομαι, souvent traduit par 'dialoguer', se traduit de préférence par 'discuter', qui a le double avantage de signifier : dialoguer avec quelqu'un et discuter une question. Dans le terme "dialogue", le préfixe διά peut être traduit par : 'qui divise', 'qui se divise' ; 'qui sépare', 'qui se sépare'. Pour qu'il y ait "dialogie", il faut qu'il y ait λόγος. Il n'y a de dialogue que lorsque la parole tenue devient une affaire d'hommes, lorsque le discours s'autonomise par rapport à la parole révélatrice, celle du μῦθος du devin, du poète. Or le λόγος, comme capacité humaine a le même double pouvoir qu'avait le μῦθος : celui de révéler, de dévoiler l'être ; celui de persuader autrui. Peut-on et a-t-on le droit de dissocier les deux ? C'est le débat entre les sophistes et Platon (cf. aussi les enjeux politiques de l'époque à Athènes). Au départ, la dialectique est une certaine façon d'user du λόγος (le discours). Le combat entre les sophistes et Platon est le combat entre l'éristique et la dialectique. C'est dans cette perspective qu'il faut étudier la dialectique platonicienne.
La dialectique peut désigner une certaine façon de pratiquer le dialogue, la science suprême, la philosophie elle-même au sens général, tout recours à la discussion.

Chez Platon, le recours au dialogue marque un certain nombre de refus. Il s'amuse par exemple à pasticher le jeu des sophistes. Cf. Protagoras. Socrate refuse le discours sophistique, l'affirmation qui déborde les capacités de la mémoire (crainte de la mémoire à élucider). Les longs discours sophistiques entortillent ; s'ils ont les dehors de la cohérence, cette cohérence peut n'être que de langage. Ils ont pour cible la sensibilité humaine. Or, quand on se propose de chercher la vérité, il faut accorder le droit d'interrompre son interlocuteur pour y voir plus clair, et discuter chaque point successivement, ce que le discours sophistique interdit. Socrate préfère le questionnement au discours. Mais peut-on vraiment prendre au sérieux ce que Socrate met en avant ici (refus du discours, problème de la mémoire) ? Comment expliquer ce refus, compte tenu de la cohérence de ses conversations (il met certains points de côté avant de les reprendre parfois longtemps après, par exemple). Il sait qu'il est difficile de connaître la vérité, ce qui implique au moins deux exigences essentielles :
- l'exigence définitionnelle d'unité (c'est ce qui lui permet de torpiller les définitions avec la question : "qu'est-ce que ?"),
- il faut connaître quelque chose de l'essence pour réussir à la connaître.
Or les sophistes méconnaissent ces exigences.

Dans l'œuvre de Platon, l'aporie d'un dialogue a une signification philosophique. La fausse humilité de Socrate, qui se déclare souvent inférieur à la tâche, est expressive d'une véritable humilité. Les sophistes sont amenés à faire des discours pour briller, ce qui est puéril ; ils prétendent en user pour parvenir à "l'emporter sur". C'est justement l'habileté de Socrate que de montrer que l'important, pour accéder au vrai, c'est de renoncer à vouloir discourir pour battre quelqu'un, car la réfutation et l'acceptation de la réfutation sont le signe d'un progrès dans le dialogue. Mettre quelqu'un dans l'embarras par la définition l'amène à progresser, et évite le recours au discours sophistique. Le discours suivi a de réels inconvénients : il rend difficile, voire impossible la contestation. L'échange de monologues fait que chaque interlocuteur reste dans sa position initiale. La pratique socratique, plutôt que de montrer de façon didactique les contradictions de quelqu'un, consiste à lui faire vivre ses propres contradictions. En effet, si on en fait soi-même l'expérience, on en tire plus efficacement les leçons. Cf. le livre VII de la République : comment éduquer le futur philosophe ? Il faut certaines contraintes, mais pas trop décourageantes car dans l'âme, aucune étude forcée ne s'établit durablement. Il ne faut pas séparer le résultat de l'investigation et la démarche elle-même.

Enfin, et toutefois, peut-on vraiment parler d'écoute, dans le dialogue socratique ? Socrate est attentif à son interlocuteur, à ses difficultés, cela est indéniable. Le dialogue a pour mission de faire que s'exprime l'opinion, de permettre à l'âme de chacun d'exprimer les opinions qui sont les siennes, non pas parce que Socrate en attend un profit, mais parce qu'il faut justement dépasser l'opinion, à cause de ses carences. Mais seul le dialecticien est compétent, Socrate est par exemple capable de tirer des réalités de l'opinion de ses interlocuteurs, grâce au travail de la contradiction.

I. διαλεκτική

1. La dialectique : une science architectonique ?

Dans l'Euthydème (ou de l'Éristique), se pose la question de savoir ce que l'on peut bien raconter à un jeune homme pour le convaincre de devenir philosophe et vertueux. Le débat entre Socrate et Euthydème est un échec, et révèle l'impossibilité de communiquer entre le dialecticien et le sophiste. Comment peut-on apprendre ? Est-ce l'ignorant, ou bien celui qui dispose déjà d'un peu de savoir, qui peut apprendre ? Socrate part de ce constat : tous les hommes cherchent le bonheur (accomplissement de soi, excellence de l'humanité). Mais pour y parvenir, il faudrait atteindre la vertu et le savoir. (Le bonheur dont parle Socrate est l'εὐ-τυχία, le bon-heur, la bonne fortune, la chance, la réussite.) Cela ne dépend que d'une chose : de la compétence, du savoir. Mais qu'est-ce que cette compétence et ce savoir ? Compétence et savoir de quoi ?

Ne peut rendre heureux qu'une compétence qui porte non seulement sur l'effet, mais aussi et surtout sur les fins. Qu'est-ce ? La stratégie ? (Euthydème et son frère Dionysodore enseignent l'art du combat.) Ceux qui ne le savent pas eux-mêmes doivent se confier au dialecticien. Ce que capturent les généraux, ils ne sont pas eux-mêmes capables de l'utiliser convenablement, ils le remettent donc aux hommes politiques. De la même façon, les scientifiques qui capturent les idéalités ne savent pas les utiliser, ils les remettent aux dialecticiens (s'ils sont sensés). Cf. 290c. Dans Le Politique, on peut lire que certains arts reçoivent des ordres des autres arts (l'art du maçon reçoit par exemple ses instructions de l'art de l'architecte). Il y a donc des arts architectoniques (expression qui ne fut forgée qu'après Platon toutefois, par Aristote), autrement dit qui sont dans le même rapport que l'art de l'architecte avec celui du maçon.
Mais y a-t-il dans la série des fins une fin qui soit exclusivement une fin et pas un moyen ? Selon Aristote, l'élan qui nous pousse vers quelque chose s'arrête forcément quelque part, sinon les désirs humains seraient vides, sans objet. C'est l'idée d'un Bien final, d'un bien suprême qui permettrait d'élaborer la science architectonique (celle qui porte sur les fins le plus éminemment). La politique serait-elle cette science architectonique ? Or, l'acte 2 de l'Euthydème s'arrête sur cette question, car elle contient d'énormes difficultés.

Clinias y définit la dialectique comme l'art capable d'utiliser ce que trouvent ou produisent d'autres arts. Un art dont il n'est pas évident qu'il produise quoi que ce soit, mais qui, en tout cas, a un domaine ou une portée générale : c'est l'art d'utiliser à bon escient les autres arts. Cette définition de Clinias est étonnante, car il l'énonce comme si elle allait de soi. Elle est étonnante pour 2 raisons :
- D'abord, c'est un dialogue socratique. Or un dialogue socratique pose la question du "qu'est-ce que ?" ("quelle est la nature de ?"), puis les interlocuteurs de Socrate proposent des définitions qu'il met en pièces. Ces dialogues sont aporétiques : on débouche sur un échec. Il est donc difficile de s'y mettre au niveau de l'essence, car ce sont des dialogues préparatoires, antérieurs aux dialogues qui mettent en place la théorie des Formes, des Idées, de l'Essence.
- Ensuite, cette définition est énoncée par Clinias, pas par Socrate. Or Clinias n'a pas une formation philosophique suffisante. De plus, le texte ne fournit aucune explication à l'énoncé du jeune homme. Pourquoi la dialectique aurait-elle le privilège qu'il lui attribue ? Tout se passe comme si nous nous trouvions devant une conception déjà constituée de la dialectique : la dialectique comme art suprême. Mais cette conception est dérivée.

2. Les origines de la dialectique

Quand Aristote parle de la dialectique, il ne semble ni vouloir introduire une conception nouvelle, ni se référer à l'usage platonicien, mais plutôt systématiser, théoriser une pratique commune ou suffisamment connue pour qu'il soit superflu de la définir. Dans ses Réfutations sophistiques, chap. 34, 184a-184b, on peut lire que la rhétorique a été fondée depuis longtemps et qu'elle est donc parvenue à un point avancé de son développement. En revanche, pour la dialectique ou le raisonnement, Aristote dit qu'il a dû innover, car rien n'existait en cette matière, et il n'y avait rien à citer : "antérieurement, il n'y avait absolument rien". Il n'y avait pas d'ouvrage théorique, mais une pratique. Les sophistes enseignaient non pas l'art de la dialectique, mais les résultats de cet art. Dans d'autres textes, pourtant, par exemple dans le livre A de la Métaphysique (987b 32), il affirme que Platon est l'inventeur de la dialectique. Mais dans le livre M, il affirme que la dialectique existait déjà bien avant Socrate, quoique insuffisamment élaborée.

On pense que Zénon d'Élée est l'inventeur de la pratique, mais pas du mot (cf. Léon Robin, La pensée grecque et les origines de l'esprit scientifique). Zénon était disciple de Parménide. C'est le créateur de ce qu'on appelle l'antilogie (discours tenu contre), qui consiste à réfuter les réfutations des ennemis de Parménide. De là est née l'éristique (un des genres de l'antilogie). [Précisons que Platon essaie de distinguer la pratique éristique et le discours philosophique. La réfutation philosophique n'est pas de même nature que la réfutation des sophistes.] C'est de cette pratique (la dialectique) qu'Aristote essaie de faire la théorie : lorsqu'il parle de la dialectique, il ne se réfère pas à l'usage platonicien, mais à un usage antérieur à Platon, et supposé déjà connu.

3. En quoi consistait cet ancien usage de la dialectique ?

La dialectique est l'art d'interroger. Le dialecticien est l'homme capable de formuler des propositions et de faire des objections. C'est aussi l'art de soutenir par le raisonnement aussi bien le pour que le contre. C'est l'art de conclure les contraires. Mais quelle théorie en propose Aristote ? Elle aurait un caractère universel, globalisant. Son but : trouver une méthode grâce à laquelle nous pouvons raisonner sur tout problème proposé, en partant de thèses probables (cf. ἔνδοξα, 'opinement', 'jugement', neutre pluriel de l'adj. ἔνδοξος, qui signifie, entre autres choses, 'probable'). On distingue donc 2 caractéristiques de la dialectique : - l'universalité de son domaine ; - la probabilité de son point de départ.

a. Son universalité :
En ce sens, elle s'oppose à la science (selon Aristote), puisque la science porte nécessairement sur un genre déterminé de l'être, et sur un seul. Il n'y a pas de science stricto sensu de l'universel, mais seulement d'un domaine déterminé de l'être. Pourtant, la dialectique prétend raisonner sur tout. Si la science s'appuie sur des principes qui lui sont propres, ses principes premiers (qui lui sont propres = génériques), la dialectique s'attache à des principes communs à toutes les sciences. Certes, toutes les sciences communiquent entre elles par des principes communs, ceux qui jouent le rôle de bases dans la démonstration, on doit cependant distinguer cette base et les objets qui leur sont spécifiques, et sur lesquels portent les démonstrations. La dialectique communique avec toutes les sciences, comme le ferait toute science qui tenterait de démontrer des principes généraux (comme celui d'égalité, par exemple). Mais la dialectique n'a pas d'objet déterminé, elle n'est pas limitée à un seul genre. C'est pourquoi elle procède par interrogations, au contraire de la démonstration (quelqu'un qui interroge ne démontre pas).

b. La probabilité :
Dans les Seconds analytiques et les Réfutations sophistiques, Aristote dit que : "L'examen des réfutations, qui procède des principes connus et qui ne tombe sous aucun art particulier, relève de la compétence du dialecticien". Cette seconde caractéristique de la dialectique, à savoir partir d'ἔνδοξα, découle de la première. La probabilité de la thèse dialectique est la contrepartie de sa généralité. La probabilité s'oppose strictement à la nécessité des prémisses du syllogisme démonstratif.
Ainsi, pour Aristote, on peut opposer :
- dialectique et science
- dialectique et analytique
- supputatif et démonstratif
- universel et genre
- principes communs et principes propres
- probable et nécessaire.

4. Syllogismes démonstratifs vs thèses probables

A. La démonstration :

Elle s'opère par le recours au syllogisme, raisonnement qui enchaîne 3 propositions. Le syllogisme est doublement démonstratif parce qu'il y a une nécessité formelle, les prémisses étant données, de la conclusion. Ex :

- Tous les A sont B
- Or C est A
- Donc C est B

1. Les 2 premières propositions s'appellent prémisses ; la 3e s'appelle conclusion. La première prémisse est la majeure ; la deuxième est la mineure. La majeure contient le terme qui est prédicat dans la conclusion. L'enchaînement des propositions a pour fonction de mettre des termes en rapport. Il faut 3 termes pour que cet enchaînement soit possible. Un terme figure dans les deux prémisses (A) : c'est le moyen terme, le moyen de la conclusion. Il est cause, il met en rapport (C) et (B).

On appelle prédicat une proposition de la forme [A est B]. On appelle assertion une proposition qui se présente comme un jugement de réalité (sa modalité est la réalité, le quelque chose qu'elle énonce est énoncé comme quelque chose qui est). Le prédicat s'intéresse à une proposition du point de vue de sa forme ; l'assertion s'intéresse à une proposition du point de vue de sa modalité. Enfin, dans la proposition [A est B], B est le prédicat de A.

2. La nécessité est liée à la vérité (pour Aristote, le démonstratif s'identifie au syllogisme : le syllogisme, c'est ce en quoi consiste la démonstration). La nécessité formelle ne suffit pas, car on ne peut se contenter de dire :

- si P1 est vraie,
- et si P2 est vraie,
- alors P3 est vraie.

Dans ce cas, P3 n'est vraie que si P1 et P2 sont vraies ; or, on n'en est pas sûr.
Il y a aussi nécessité des prémisses elles-mêmes : elles doivent être vraies. Mais de quoi dépend leur vérité ? D'une démonstration syllogistique antérieure. Pour être identifié à la science, le syllogisme suppose un savoir qui a un commencement naturel. Le syllogisme est un procédé déductif (descendant), qui part des principes ; la dialectique ne part pas des principes, mais les cherche. La science est de l'ordre de la démonstration à partir de principes ; la dialectique est de l'ordre de la recherche des principes.

B. Les thèses probables :

On ne peut démontrer les principes premiers de chaque science, encore moins les principes communs à toute science. Ces principes communs, qui sont les fondements de toute démonstration, ne sont pas démontrables. Mais alors, quel est le critère d'acceptabilité ? Ce critère, c'est la probabilité même des thèses qui ont cours au sujet de ces principes.

Cf. Topiques, 101a 37 - 101b 4 [Saint-Hilaire] :
Aristote, pp. 20-21, traduction Tricot, Vrin a écrit:
[En] ce qui regarde les principes premiers de chaque science, il est, en effet, impossible de raisonner sur eux en se fondant sur des principes qui sont propres à la science en question, puisque les principes sont les éléments premiers de tout le reste ; c'est seulement au moyen des opinions probables qui concernent chacun d'eux qu'il faut nécessairement les expliquer. Or c'est là l'office propre ou le plus approprié, de la Dialectique : car en raison de sa nature investigatrice, elle nous ouvre la route aux principes de toutes les recherches


Que faut-il entendre par 'probable' (ἔνδοξα) ?
Ce terme polysémique réfère principalement à 2 éléments : - la conformité de l'opinion ; - ce qui est connu de l'opinion, ce dont on a bonne opinion.
Cette notion, au moins dans l'usage qu'en fait Aristote, n'est pas seulement péjorative (comme chez Platon), mais dépréciative si on la compare à la nécessité des prémisses d'un syllogisme démonstratif. Mais elle est valorisante si on la réfère à la thèse simplement postulée. Le probable n'est pas une affirmation arbitraire et gratuite. Cf. Topiques, 100b 21 [Saint-Hilaire] :
Aristote, id. p. 17 a écrit:
Les thèses probables sont celles qui correspondent à l'opinion de tous les hommes, ou de la plupart d'entre eux, ou des sages ; et, parmi ces derniers, soit de tous, soit de la plupart, soit enfin des plus notables ou des plus reconnus

On trouve chez Aristote la quête d'un consensus acceptable. Si les thèses probables sont celles qui correspondent à l'opinion de tous les hommes, Aristote les considère comme le critère d'acceptabilité suffisant pour admettre un principe.
Les thèses probables confirment l'universalité de la thèse dialectique. (Il faut veiller ici à bien différencier la généralité de la thèse dialectique et la généricité de la science.) On peut parler d'une généralité universalisante de la dialectique. Comme telle, elle est certes inférieure à la démonstration, mais sa valeur tient à ceci qu'on peut la faire intervenir quand une démonstration est impossible. Tel est le but d'Aristote, du reste : si la démonstration est impossible, on peut tout de même se soucier d'un mode d'établissement qui ait de la valeur. Chaque fois que le discours s'universalise au point de perdre tout point d'appui réel, la dialectique corrige notre éloignement des choses par le recours à l'autorité et au consentement des hommes.

Selon Aristote, le dialecticien n'est pas un savant, ce n'est pas un spécialiste (la science réfère nécessairement à un domaine spécifique). Le dialecticien n'a pas de domaine de compétence qui lui soit propre, la dialectique n'a pas d'objet propre. Sa compétence s'étend à tous les domaines. En tant que tel, le dialecticien communique avec toutes les sciences et, d'une certaine façon, les domine, puisqu'il permet à chacune d'elles de remonter à ses principes communs. En ce sens, c'est lui qui assigne au discours spécifié et partiel des sciences sa place générale.
Mais, si le dialecticien a des clartés sur tout, il n'a que des clartés. Il est moins savant que cultivé. Il ne sait rien par lui-même. Il répète ce qui se dit. Il est obligé de se satisfaire de l'acquiescement qu'il obtient de ses interlocuteurs. Or, à procéder ainsi, on n'est jamais certain d'aller jusqu'au bout de ce qui est le savoir possible. En tant que "spécialiste des généralités", le dialecticien peut paraître supérieur au savant. En réalité, il est inférieur aux savants, dans leur domaine propre.

5. Une toute puissance du λόγος ?

Cette prétention ou cette ambition d'une toute puissance par le logos, c'est dans le Gorgias qu'elle apparaît le plus clairement. Pour Gorgias, la rhétorique est l'art suprême, car : - elle n'a pas d'objet propre ; - mais elle impose son commandement à tous les arts. (La rhétorique est l'art de faire valoir les autres arts, elle donne son efficacité réelle aux autres arts ; cf. 456b-c.) La tradition philosophique a été très sévère à l'égard de la rhétorique. Le sophiste et le rhéteur sont tenus pour des marchands d'illusions. C'est la compétence qui domine, d'après Platon, et non l'art de persuader. Mais dire que le médecin doit se doubler d'un rhéteur, comme l'affirme Gorgias, n'est-ce pas rappeler que le rapport médecin/malade est un rapport de compétence ? Faire place à la rhétorique, n'est-ce pas aussi reconnaître que le rapport médecin/malade est également un rapport humain ? Le médecin est impuissant sans la confiance d'un malade ; le savoir ne confère d'autorité que si le médecin est reconnu compétent. Toutefois, la rhétorique n'est-elle pas qu'un art parmi d'autres ?
Elle n'a pas d'objet propre. Dans ce cas, s'agit-il d'une πολυμάθεια (polymathie : compétence universelle, encyclopédique) ? Cette capacité à parler de toutes choses correspond à ce que l'on entend par 'culture générale'. La technique de la rhétorique est purement formelle : elle ne suppose aucun savoir des choses, mais une certaine maîtrise de la langue, une expérience des hommes dans leurs relations. Si la rhétorique est un art de persuasion, c'est qu'elle intègre une expérience des hommes. Sur ce point, Aristote se sent plus proche des rhéteurs que de Platon. Or, quelle serait la position platonicienne ici ?

Platon affirme une opposition radicale entre rhétorique et philosophie (dialectique). La rhétorique se détache de la vérité du discours. Pourtant, on trouve dans Phèdre (260e sq.) l'hypothèse de 2 rhétoriques différentes :
- celle des sophistes, routine fondée sur l'opinion
- celle entièrement normée par la dialectique (et qui ne se confond pas avec elle)
Or, suffit-il d'énoncer le vrai pour convaincre ? La dialectique comme science de la réalité n'a-t-elle pas besoin d'une rhétorique ? Socrate recourt à la psychologie (étude des différents types d'âmes). A partir d'une science de la diversité des âmes et des discours, il serait possible de faire correspondre différents types de discours aux différents types d'âmes pour les faire accéder au vrai. Mais cette hypothèse ne sera jamais reprise. Aristote rejette l'idée même d'une rhétorique 'scientifique' : il n'y a pas d'autre rhétorique que celle des rhéteurs. Le rhéteur ne peut être un homme de science, parce que la science spécialise et isole. Elle sépare l'homme de lui-même, le morcelle ; elle ne permet pas de trouver en soi la plénitude de l'humanité (cf. Gorgias : le rhéteur l'emporte sur le savant, en tant qu'homme ; à la transcendance de ceux qui savent, il substitue la fraternité de ceux qui touchent aux opinions). Aristote réhabilite cette démarche de la pensée qui prend pour objet l'opinion.

3 questions doivent être posées, ici :

- Quelle est la valeur respective de la polymathie (de la culture générale) et de la compétence ?
- Quel rapport envisager entre science et opinion ?
- Qu'en est-il de cette question à la fois philosophique et politique entre universalité et commandement (cf. l'architectonique) ?

Ces 3 questions sont liées à cette question fondamentale, posée plus haut (cf. Euthydème) :
Quel est l'art ou la science que l'homme doit posséder pour être heureux ?

6. Quel art ou science l'homme doit-il posséder pour être heureux ?

Un fait : les hommes aspirent au bonheur (mais les Grecs ne se demandent pas si le bonheur est un idéal légitime ; c'est Kant qui se demandera s'il faut ou non récuser cet idéal).

Le bonheur dépendrait de la possession, par les hommes, d'une science, d'un art qui leur permettrait d'y accéder. C'est la sagesse. Mais qu'est-ce que cette sagesse ? Comment la concevoir ? Quel est l'art, quelle est la science qui mène à la sagesse ? Cf. le Philèbe : quelles sciences rentrent dans la constitution de la vie bonne pour l'homme ? C'est cette même question qu'Aristote se propose d'étudier dans Éthique à Nicomaque : quelle est la science capable de satisfaire l'aspiration des hommes (ὄρεξις) ?

Si l'on s'en réfère à l'expérience, l'homme vise une pluralité de fins (santé, richesse, etc.). Pour cela, l'humanité a construit des techniques appropriées. Mais est-ce que ces fins empiriques sont divergentes, voire opposées ? Selon Aristote, elles ne le sont pas : toute fin particulière visée est moyen pour une autre fin plus haute. Mais quelle est la fin suprême, qui n'est qu'une fin, et pas un moyen ? Quelle est la science architectonique par excellence ? Selon lui, c'est la politique. Réponse traditionnelle à une question non moins traditionnelle (cf. Euthydème, encore). Pourtant, à la fin de l'Éthique à Nicomaque, ou bien au début de la Métaphysique, c'est à la sagesse elle-même qu'Aristote accorde ce privilège. Mais, encore une fois, comment définir la sagesse ? A quelle science doit-on accorder la primauté sur les autres ? Laquelle est architectonique ? Laquelle, en somme, est la plus apte à commander ? (cf. Métaphysique, Livre A, chap. 2.)

Le présupposé commun à Platon et Aristote : l'accès au bonheur est affaire de science, de connaissance. Mais quelle science posséder, quelle compétence, quel savoir, pour accéder au bonheur ?

A. Quelles sont, dans les traditions intellectuelles grecques, les positions en présence à propos de cette question ?

Pierre Aubenque, par exemple, se réfère aux Rivaux, dialogue postérieur à Platon, mais qui en recueille la tradition. Ce dialogue nous renseigne sur ce qu'est devenue la tradition platonicienne.
Qu'est-ce que philosopher ? Quelles sont les sciences constitutives de la philosophie ? Dans ce dialogue, 3 réponses sont proposées :
- la philosophie est la science de toute chose
- la philosophie n'est la science que d'une seule chose, mais d'une chose qui prévaut sur toutes les autres : ce qui a trait à l'excellence de l'homme, l'ἀρετή
- une certaine culture générale, entre compétence universelle et spécialisation (cf. 135d), qui permet à l'homme cultivé :
Les Rivaux, Éd. Gallimard, Pléiade, p. 1277 a écrit:
[sans] avoir de chacun de ces arts une connaissance aussi exacte que celui qui en possède la technique ; [...] d'être capable de suivre, mieux que tous les assistants, les propos de l'homme de métier, et d'apporter la contribution de son avis personnel, de manière à passer pour être, de tous ceux qui chaque fois assistent soit à un entretien sur tel ou tel art, soit à l'exécution d'une œuvre de cet art, le plus fin connaisseur et le plus averti

Cette description ne va pas sans ambiguïté. Quoique positive, puisque même un non spécialiste peut comprendre l'art du technicien, le non spécialiste n'est pas compétent : il paraît seulement compétent.

Évaluons ces 3 hypothèses :
- la première correspond à la polymathie
- la deuxième à une compétence éminente (science universelle parce que première)
- la troisième à la culture générale (qui ne confère qu'une primauté apparente)

Elles correspondent à 3 types :
- l'érudit
- le philosophe (au sens restreint)
- l'homme libre et cultivé

B. L'érudit, le philosophe et l'homme cultivé

a. Le polymathe, l'érudit, renvoie à Démocrite, "polytechnicien", dont la compétence était réputée être universelle. Cf. également Hippias, qui se vantait d'avoir fabriqué la totalité de ce qu'il portait sur lui. Il appartient à la première génération de sophistes, qui prétend accéder à la polymathie, à la polytechnicité (à toutes les spécialités). Signalons également que dans l'Euthydème, Platon oppose aux sophistes de la deuxième génération (ceux de l'éristique), les grands anciens, les "tout savants", les pansophoi.
b. Le philosophe au sens restreint ne connaît pas tout, mais le principe du tout. C'est le philosophe du principe.
c. L'homme cultivé, sans être compétent en rien, peut parler de beaucoup de choses. C'est la caricature du rhéteur.

Le dialogue élimine l'homme cultivé pour ne s'occuper que des deux autres. Pourquoi ? En tant qu'athlète, par exemple, Socrate était supérieur, dans l'ensemble, aux autres athlètes, mais inférieur, dans chaque discipline particulière. C'est le cas de l'homme cultivé. On ne peut être le premier en tout genre. Il faut trouver un homme qui soit le premier dans l'ensemble, sans être le dernier dans le détail, et qui soit vraiment compétent. La science que nous recherchons est-elle la science de toute chose, ou bien la science d'une chose unique mais privilégiée ?

Partons de la polymathie (cf. Démocrite - dont Diogène Laërce précise, en se référant au catalogue de Thrasyllus, qu'il est l'interlocuteur anonyme des Rivaux - commence son traité sur La nature en affirmant : "Je vais parler de tout"). Spontanément, les premiers penseurs de la Grèce auraient été polymathes, et les sophistes furent les premiers théoriciens conscients de la polymathie, de la polytechnicité. Mais, disait déjà Héraclite : "Un savoir universel n'instruit pas l'intellect" (frag. 40 trad. 1 | trad. 2). A la polymathie spontanée, reprise et théorisée par les sophistes, Héraclite oppose la qualité d'un savoir en raison inverse de son extension : à vouloir tout savoir, on ne sait rien de manière réelle. Mais si la philosophie ne peut pas tout savoir, que lui reste-t-il à savoir pour se distinguer des autres sciences ? (Alexandre Kojève, dans son Introduction à la lecture de Hegel, affirme que le sage demeure, dans la pensée hegelienne, l'homme omnicompétent, omniscient. On peut lire par ailleurs, de Pierre Macherey, "Kojève et le mythe de l'intellectuel".)

Selon Gorgias, l'art suprême n'est pas cet art universel, omnicompétent, mais l'art qui met en valeur les autres arts (cf. Euthydème), autrement dit, selon lui, la rhétorique. C'est l'art des arts ; elle donne, dans tous les domaines spécifiés, le pouvoir d'autorité. Et c'est Socrate qui, le premier, dénonce la prétention des rhéteurs à une telle puissance, à la sagesse. Cette dénonciation est distincte de celle de Platon. Socrate dénonce en effet, dans la rhétorique, une "imposture morale" qui lui paraît sacrifier la vérité sur l'autel de la puissance. Mais, ce faisant, il apporte un appui aux thèses rhétoriques, puisque dans un procès, il ne suffit pas de dire la vérité pour convaincre.

C. De l'ignorance socratique à la dialectique platonicienne

Mais cette dénonciation n'épuise pas la réflexion socratique sur la rhétorique. Il a repris et régularisé un thème cher aux rhéteurs : le désaveu des savoirs particuliers. En critiquant le spécialiste, au motif qu'il est enfermé dans son domaine, son étroitesse et l'ignorance où il est des fondements de sa spécialité, Socrate met en évidence la polymathie. La science suprême, architectonique, n'est à chercher ni dans la compétence toujours fragmentaire du spécialiste, ni dans l'apparente compétence à laquelle prétend la sophistique (cf. le "connais-toi toi-même", qui est une exhortation à la reconnaissance de nos limites). Si la science suprême n'est à chercher ni dans la compétence, ni dans l'apparence de la compétence, il ne reste qu'un savoir qu'on peut dire universel et premier : c'est le savoir du non savoir. Socrate découvre par là le seul pouvoir qui soit légitimement universel, celui de la question, l'art de poser des questions dans le dialogue : la dialectique. Ce savoir du non savoir a un apport positif qui consiste à mettre chacun à sa place particulière, lui évitant ainsi de se prendre pour quelqu'un d'universel.

Mais si la position de Platon diffère de celle de Socrate, quelle est-elle ?
A cette dévalorisation de la compétence, dévalorisation rhétorique d'abord (méthode éristique), socratique ensuite (méthode dialectique), qui fait du premier venu le juge de la compétence, Platon oppose une conception aristocratique. Il s'oppose à la fois à Gorgias et à Socrate. Il revendique certes une filiation socratique dans la dénonciation de ce qui devient pour lui une fausse compétence ou une compétence insuffisante (et ce, au point de s'approprier la dialectique) ; mais il se démarque aussi de la dialectique socratique pour élaborer une philosophie qui débouche sur une science suprême, qu'il appellera διαλεκτική : dialectique (d'où la multiplicité des dialectiques platoniciennes).

Conclusion du chapitre

Pour Platon, en tant qu'elle se confond avec la sagesse même, la politique est l'art suprême. (Mais il faut distinguer entre la politique comme compétence, et la politique comme pratique.) La raison de cette supériorité réside dans le savoir.

Sa thèse implique une opposition radicale avec la démocratie athénienne et ses dérives inadmissibles à ses yeux, par exemple la pratique des tirages au sort pour l'accès aux fonctions publiques, ou encore le risque démagogique. Cela lui paraît devoir renforcer sa dénonciation de la rhétorique. Contre les dérives politiques d'une Athènes pourtant fière de sa démocratie, Platon considère que la chose politique n'est pas du domaine public. Elle ne relève pas de l'opinion, principale victime du rhéteur, qui a les moyens de l'infléchir. La politique relève d'une technique particulière, et cette technique est elle-même fondée sur une science.

Une telle conception est opposée à celle de Gorgias. Dire en effet que la politique est un art parmi d'autres, c'est méconnaître ce que cet art a de particulier : sa visée d'universalité. Gorgias pensait que la politique n'a pas d'objet propre ; Platon considère que le dirigeant politique est celui qui saisit l'idée du tout pour assigner à chacun la place qui lui est propre. Il y a donc un point commun à Gorgias et Platon : la politique exclut la spécialisation. Mais pour Gorgias, comme c'est la science en tant que telle qui spécialise, la politique ne peut être une science, elle relève seulement du domaine de l'opinion.

Or Platon estime qu'il est possible d'unir la compétence et l'universalité. Pour désigner cette science universelle, il emploie paradoxalement le terme même qui résumait l'impossibilité de cet idéal d'universalité du savoir aussi bien aux yeux de Gorgias que de Socrate : la dialectique. Ainsi, Platon est le seul philosophe pour qui la dialectique ne s'oppose pas à la science. (Cf. République, VII, 534c : chez les rhéteurs, la dialectique est une technique de persuasion et de réfutation. Chez Socrate, c'est un instrument de critique. Dans les deux cas, comme chez Aristote, elle s'oppose à la compétence des doctes, elle constitue une culture générale, se distinguant de la science de la chose.)

Pourquoi Platon choisit-il de désigner cette compétence suprême, qui est celle du philosophe, du même nom de dialectique, qui désigne et désignera chez ses successeurs une pratique dont les règles excluent le savoir ? Platon renverse la signification du terme. Il l'associe à l'idée de science. Entre la pratique socratique de la dialectique et la compétence suprême, Platon essaie de mettre à jour une continuité.

Dernière édition par Euterpe le Lun 25 Juil 2022 - 17:21, édité 12 fois

descriptionLa dialectique platonicienne. EmptyRe: La dialectique platonicienne.

more_horiz
II. Les dialectiques platoniciennes ?

Remarques liminaires

a. Remarques complémentaires à propos du terme de dialectique.

Le terme η διαλεκτική est extrêmement rare dans le discours platonicien. Le plus souvent, les termes employés sont au pluriel, et on pourrait tous les traduire par : 'dialectique'. Quelques précisions toutefois sur les occurrences qu'on trouve dans l'œuvre :
- substantivation de l'infinitif : το διαλέγεσθαι (le 's'entretenir', le 'discuter', le 'dialoguer'). C'est le fait de pratiquer le dialogue d'une certaine façon, d'une façon dialectique
- ἡ διαλεκτική τέχνη : savoir-faire, compétence de type pratique (habileté dialectique). Compétence qui porte sur la technique du dialogue.
- δύναμις : faculté d'user du dialogue de façon dialectique
- το διαλεκτικόν : le 'dialogué' (qui concerne le dialogue, une thèse qui est dialoguée, discutée)
- η διαλεκτική μέθοδοσ : la méthode dialectique
- η πορεἱα διαλεκτική : le débouché dialectique

b. On doit faire face à une double difficulté.

La philosophie platonicienne s'est élaborée progressivement, avec des remaniements. Dès lors, y a-t-il une cohérence (à parler) des thèses platoniciennes ? Quelle est la part de son enseignement écrit et celle de son enseignement oral ?
- hypothèse qu'il y aurait 2 conceptions successives de la dialectique chez Platon. La philosophie de Platon ne se donne pas sous la forme d'un système
- la terminologie platonicienne : la conceptualisation s'élabore au fil même de l'œuvre. Dans les dialogues, coexistent plusieurs acceptions pour un même mot grec. Il n'y a pas de système de concepts qui serait défini une bonne fois pour toutes. L'œuvre doit sens cesse être interprétée ; et on risque de manquer la "bonne" interprétation.

c. Recourir à l'entretien, discuter :

Le terme est pris au moins en 2 sens qui sont liés :
- le dialoguer : cela désigne tout recours à la discussion, l'échange d'idées, d'arguments. Mais ce recours peut avoir lieu à tort et à travers. Donc, le dialoguer ne caractérise pas entièrement la dialectique.
- l'entretien questionnant et dialogué, pour se mettre en quête du vrai. Est dialecticien celui qui a recours, de cette manière, au dialogue, et qui sait en user de façon féconde. Ce dialecticien, c'est déjà le philosophe.

d. Pourquoi le recours au dialogue ?

Ce recours exprime la distance prise avec d'autres pratiques communément utilisées à l'époque, comme la sophistique notamment. Le "dialoguer" s'oppose au discours d'apparat des sophistes (l'επίδειξις, autrement dit un discours argumentatif, persuasif, qui prétend prouver telle ou telle thèse), façon dont les sophistes dispensaient leur enseignement. Le but de ce discours est d'apprendre à l'élève à en faire par lui-même, de persuader, d'établir des thèses souvent novatrices (cf. Jacqueline de Romilly, Les grands sophistes dans l'Athènes de Périclès). Pourquoi Socrate refuse-t-il ce discours d'apparat ? Il prétend manquer de mémoire. Lorsqu'on est soumis à un long discours, on ne parvient pas, à la fin, à retenir l'ensemble de ce qui a été dit. De ce point de vue, le recours au dialogue comme façon de philosopher s'explique par :
- le refus de l'exposé
- le refus du discours sophistique

[On retrouve cette question de la mémoire chez Descartes : la temporalité de l'esprit est la marque même de sa finitude, et une cause fondamentale de l'erreur]


1. Le dialecticien-philosophe

Les longs discours entortillent, leur cohérence n'est le plus souvent que verbale ; leur majesté oratoire s'adresse au moins autant à la sensibilité qu'à la raison. Elle fait même violence à la raison. Le dialogue, en revanche, permet de s'interrompre, de poser des questions, et d'être amené à un accord avec les interlocuteurs.

C'est en s'instruisant auprès de ceux qui savent ou qui disent savoir, en les questionnant, en s'interrogeant avec eux sur ce que valent leurs réponses, que l'on peut progresser. Les sophistes réagissent souvent mal et estiment que Socrate essaie de ruser, de les manipuler. Mais il parvient presque toujours à imposer ses exigences dialectiques aux sophistes. Pour autant, obtenir d'eux le recours au dialogue, c'est souvent le résultat d'un rapport de force ; comme s'il n'allait pas de soi de convaincre l'autre d'y recourir (cf. l'entretien emblématique à cet égard entre Socrate et Thrasymaque dans le Livre I de la République). Le dialogue ne peut toutefois avoir de valeur intellectuelle que si les interlocuteurs ne sont pas complaisants. Cependant, l'accord entre interlocuteurs n'a pas, comme tel, une valeur incontestable (c'est la principale critique adressée par Aristote). Cela n'enlève rien à sa fécondité dans la mesure où, dans la pratique dialectique, il se passe quelque chose en l'autre, dans son âme.

Dans les dialogues platoniciens, Socrate est le porte-parole de Platon. Dès lors, doit-on penser que pendant la première période de sa vie intellectuelle, Platon voulait rendre hommage à Socrate ? Cette façon de pratiquer le dialogue, au début de sa carrière philosophique, caractérise le premier élément constitutif de la dialectique. En l'état, la dialectique ne constitue pas exactement un savoir. Elle constitue plutôt un travail préparatoire (l'interrogation, l'ignorance) [dialectique 1], et se distingue en cela de 3 autres caractéristiques :
- la dialectique comme cheminement même de l'esprit vers la connaissance (dialectique ascendante) [dialectique 2]
- la dialectique comme résultat de ce cheminement (accès au vrai, contemplation) [dialectique 3]
- la dialectique comme art de découper, de diviser, comme dichotomie (dialectique descendante) [dialectique 4]

Les dialogues platoniciens nous apprennent que l'on n'ira pas plus loin tant qu'on ne se soumettra pas à cette étape [dialectique 1]. C'est dire son importance.

Remarque à propos de l'ignorance socratique, à propos du défaut de savoir : elle s'inscrit dans le problème de la distinction entre le Socrate véridique et le Socrate comme personnage des dialogues. Assurément, Socrate en sait plus sur l'essentiel que les sophistes :
- il sait que connaître la vérité, ce n'est pas spontané, et que "tout le monde" (l'opinion) n'est pas capable de nous l'apprendre, contrairement à ce que prétend Alcibiade lorsqu'il affirme avoir appris de tout le monde ce qu'est la justice.
- il sait que le dialogue implique de satisfaire des exigences essentielles, qui sont à la fois des exigences logiques et morales. Or les opinions nous cachent ces exigences.


A. L'entretien questionnant et dialogué [dialectique 1]

Cette pratique répond à deux types d'exigences : des exigences logiques et des exigences morales.

1. Les exigences logiques :

- reconnaissance du principe de non-contradiction (ce qui caractérise le sensible et l'opinion, c'est que la contradiction y règne ; or la meilleure façon de montrer cette contradiction aux interlocuteurs, c'est de les faire parler).
- exigence définitionnelle d'unité et d'universalité (mais l'essence, contrairement à ce que proposaient les nominalistes, n'est pas le concept, n'est pas le mot. Cf. le Cratyle : il ne faut pas partir des mots. Cf. le Ménon, où se pose la question de savoir si la vertu peut être enseignée. Est-ce une science ? Qu'est-ce que la vertu ? La vertu n'est pas un essaim de vertus. Il faut voir s'il existe un caractère commun à toutes les vertus : c'est l'unité et l'universalité de désignation linguistique que mentionne Socrate. Cependant, l'essence n'est pas seulement ce caractère commun désigné par un mot, c'est aussi la cause, ce qui fait qu'un être est ce qu'il est). L'exigence définitionnelle n'est pas simple à faire comprendre.

2. les exigences morales :

Elles portent sur le travail à effectuer quand il s'agit de connaître les valeurs. Avant de rechercher l'essence de quelque chose, il faut déjà savoir quelque chose de cette essence, quelque chose de sa valeur (un minimum est de savoir qu'une valeur a de la valeur). Cf. le Livre I de la République : la moralité, c'est la vertu même de l'humanité, l'excellence de l'humanité. La justice est une valeur, l'injustice un vice, et la justice est supérieure à l'injustice.
Selon Platon, il y aurait donc un "appel" moral (comme il y a un "appel" érotique vers la beauté, appel qu'effectue en nous la perception sensible du beau, cf. le Banquet, la beauté formelle à laquelle nous sommes sensibles est une façon de nous appeler vers la forme même de la beauté ; comme il y a aussi un "appel" rationnel, cf. le Philèbe, avec l'idée que la mesure est le chiffre même de l'essence).

Telles sont les exigences sur lesquelles s'appuie Socrate pour réfuter les réponses de ses interlocuteurs. Or il sait que les sophistes méconnaissent ces exigences.

3. L'ignorance et l'inventivité dialectique :

On trouve chez Platon cette idée que le cheminement et le débouché dialectique ne sont pas fixés par avance. Le bon dialecticien est celui qui est capable d'inventer ce cheminement, cheminement qui permettrait d'accéder au monde intelligible des Idées, de l'Être. Dans le Discours de la méthode (3e partie), Descartes dit qu'il faut bien prendre parti et faire tout ce qui est possible pour déterminer le bon chemin ; et il donne l'exemple d'une situation où je n'ai pas le savoir pour juger, mais qui exige de moi que je prenne parti, même si je me trompe (ce qui ne doit pas m'amener à avoir des jugements faux). L'invention exigée par le dialecticien est plus complexe encore. Ce problème de l'invention dialectique est comparable à quelqu'un qui se trouverait sur l'océan sans boussole : dans sa quête du vrai, l'esprit ne trouve aucun chemin. Inventer la voie, c'est justement la capacité dialectique (et c'est pourquoi la pratique dialectique est difficile et décourageante).

L'aveu d'ignorance de Socrate comporte une part de fausse humilité : il est faux qu'il ne sache rien. Mais il y a aussi une part authentique d'humilité, car l'exposition du vrai pose un problème. Cet exposé ne consiste pas à l'emporter sur quelqu'un, mais à réfuter pour progresser et débarrasser les interlocuteurs de leurs opinions fausses et qui les encombrent. A l'inverse, les sophistes cherchent à l'emporter sur, à prendre dans les filets du discours. D'où les affrontements entre sophistes et dialecticiens. Mais il y a aussi les filets du discours dialectique, qui consistent à dérouter, à utiliser des "trucs" pour éviter les pièges des sophistes. Dialectique et sophistique s'opposent en ceci que la première vise le vrai, quand la deuxième ne vise que le succès.

Le discours suivi a de graves inconvénients car il rend et la recherche, et la contestation et l'accord difficiles. Le monologue permet à chacun de camper sur ses positions. Or, l'important est d'accepter de débattre de ce que l'on affirme pour résoudre le désaccord initial. D'autant qu'un désaccord irréductible (ou qui semble tel, entre deux thèses opposées) laisse penser que ni l'une ni l'autre ne sont vraies. Un tel désaccord est souvent la marque d'une ignorance (cf. Kant, qui voulait résoudre cette difficulté dans le domaine de la métaphysique, où les désaccords étaient persistants).

4. λόγον διδόναι :

Cela explique l'exigence platonicienne de rendre compte de ce que l'on affirme. Cf. le λόγον διδόναι, institution athénienne, pratique politique qui consiste dans la reddition de compte, et qui est directement transposée par Platon pour traduire l'exigence de la philosophie, de la raison : il faut argumenter, ne pas faire violence à l'esprit (au libre examen de l'esprit qui reconnaît les fondements de la thèse énoncée).
Le travail socratique consiste à soumettre les affirmations de ses interlocuteurs à une telle reddition de compte. L'opinion n'y parvient jamais, sans se contredire au bout du compte. Et justement, le dialogue est une façon de porter la contradiction du discours de l'autre, de tester sa capacité à se défendre. Laisser parler l'autre, c'est aussi, quand le discours qu'il tient est celui de l'opinion, l'amener à une contradiction inévitable. Tandis que le discours suivi peut avoir une cohérence verbale suffisante pour masquer ses contradictions.

B. L'enseignement de la philosophie

1. La dialectique face à l'opinion

On ne peut pas enseigner la philosophie, on peut  seulement en faire, ou en faire faire. Si Socrate refuse de commencer par le discours didactique, c'est parce qu'un tel discours a toujours quelque chose de l'exposé dogmatique, et représente une forme de violence pour l'esprit, même en lui enseignant des vérités. Cf. ce passage du Livre VII (536e) de la République, dans lequel Platon distingue la formation du corps et celle de l'âme :
Platon, La République, Livre VII, 536e a écrit:
que les exercices corporels soient pratiqués par contrainte, le corps ne s'en trouve pas plus mal, mais les leçons qu'on fait entrer de force dans l'âme n'y demeurent point.

Platon met l'accent sur l'inefficacité de l'énoncé didactique, même quand cet énoncé est vrai.

Comment former intellectuellement quelqu'un dès lors que l'ignorance est esclavage et dès lors que la vie même de l'esprit est liberté ? Déjà, dans un de ses premiers dialogues, l'Alcibiade, Platon écrivait que chacun se convainc d'abord de ses propres affirmations. Le dialogue requiert un certain nombre de qualités morales de la part de l'interlocuteur, et une certaine bienveillance, une certaine attention à l'autre, de la part de celui qui conduit le dialogue. Le dialogue exige aussi de la sincérité. Il reste stérile si on ne s'engage pas dans l'exigence du vrai (exigence, pour chacun, qu'il dise au moins ce qu'il pense, contrairement à Thrasymaque et Calliclès). Sans cela, le dialogue philosophique perd ce qu'il a de fondamental, et qui consiste à débarrasser l'autre de ce qui l'encombre, de ses contradictions. On ne doit pas séparer l'aboutissement d'une recherche et l'activité intellectuelle qui y conduit. Il ne faut pas séparer le vrai des chemins qui y conduisent. Le dogmatique tue la vie de l'esprit. Philosopher, c'est, pour chacun, accomplir ce chemin intérieur que personne ne peut effectuer à sa place.

Mais peut-on dire que, dans le dialogue socratique, l'interlocuteur soit réellement écouté ? Que Socrate soit attentif, c'est incontestable. Le discours, le questionnement philosophique doit être capable de s'adapter, sinon à chaque interlocuteur, du moins à chaque type d'interlocuteur. Encore une fois, il ne suffit pas de dire le vrai pour persuader, il convient donc d'adapter le discours aux différents types d'âme (empiriquement constatables chez les hommes). Il faut faire en sorte que l'autre s'exprime, c'est aussi une nécessité dialectique incontournable. Tout simplement, c'est l'idée qu'il y a quelque chose de positif à écouter l'autre, avec cet enjeu moral du respect.

Le dialogue est une étape nécessaire pour récuser les opinions, l'opinion de chaque interlocuteur. Il s'agit donc de délivrer l'autre, de le faire accoucher de ses contradictions (μαιευτική). C'est en laissant l'opinion s'exprimer qu'il est possible de la mettre en pièce. Mais dans chaque opinion, quelque chose de la réalité se dit, Socrate le sait. Quoi qu'il en soit, l'opinion est le premier obstacle à franchir dans l'exigence du vrai et dans l'enseignement de la philosophie. Or le dialogue est la meilleure façon de détacher petit à petit chaque opinion à laquelle un interlocuteur adhère.

Car on parle bien d'une adhésion. L'opinion fonctionne en effet subjectivement comme vérité. Il y a, entre l'homme et ses opinions, une connivence intime qui ne s'exprime que par le terme d'adhérence, d'adhésion. Tout le travail préalable du dialecticien consiste à aider l'autre à se détacher de ses contradictions. Selon Platon, peu d'hommes peuvent parvenir, seuls, à s'en débarrasser. (Tandis que pour Descartes, l'esprit qui se débarrasse de ses préjugés, moyennant le doute, c'est l'esprit qui se retrouve lui-même ; il insiste en effet sur l'influence des préjugés dans l'enfance, donc dans la confusion intellectuelle). L'adhérence, telle que Platon l'analyse, est caractérisée par 3 choses :
- le désir (les opinions sont l'expression de nos désirs)
- nos intérêts
- la pression du groupe, de la foule (pour Platon, la sophistique est l'art de caresser la foule dans le bon sens du poil. La foule est une bête monstrueuse de force, avec laquelle la sophistique entretient une complicité)
Parvenir à détacher l'interlocuteur des opinions auxquelles il adhère, cela n'est pas possible sans qu'en lui se passe quelque chose. Or lui seul peut effectuer cette espèce de conversion intérieure, et non le dialecticien. Mais, de son côté, le dialecticien doit l'y aider. Le mieux, pour y parvenir, ce n'est pas de contredire l'autre, de pratiquer l'antilogie, mais de laisser, dans le mouvement même du dialogue, s'exprimer les contradictions de l'autre pour qu'il parvienne à s'en déprendre (cf. Victor Goldschmidt, Les dialogues de Platon. Structure et méthode dialectique).

Étudions un exemple, à partir du Premier Alcibiade.

2. Le flottement d'Alcibiade (116e-118a)

Gardons d'abord à l'esprit que la pratique dialectique est ce qui doit faire surgir, en l'autre, ses contradictions.

Le contexte : Alcibiade a l'ambition de jouer un rôle politique important. Il se sait bien né et doué. Socrate va lui démontrer qu'il a besoin de la philosophie. Il va parvenir à lui faire admettre que pour devenir un dirigeant politique digne de ce nom, il ne suffit pas d'être approuvé par l'opinion. Ce qui est requis, en politique, c'est de s'y connaître en matière de justice et d'injustice, et Socrate fait bien vite constater à Alcibiade qu'il n'y connaît rien. Mais, selon Alcibiade, quand l'homme politique essaie de déterminer ce qui est bon pour la cité, ce n'est pas au sens moral, mais au sens où ce qui est bon est utile. Il distingue donc justice et utilité. Cependant, Socrate va lui démontrer que la véritable utilité est la justice. Il va conduire Alcibiade, au terme d'un questionnement serré, à confesser que la véritable utilité est la justice. Pourtant, Alcibiade reste encore convaincu que la justice et l'utilité diffèrent. Il a donc l'impression d'un flottement.

Le flottement est souvent le premier résultat de la pratique du dialogue tel que le conduit Socrate. Or ce flottement embarrasse Alcibiade, de deux points de vue :
- intellectuellement, il est inconfortable de penser à la fois une chose et son contraire
- il ne comprend pas la contradiction dans laquelle il se trouve
(C'est un peu le flottement auquel conduit le discours sophistique, mais au contraire du flottement provoqué par Socrate, il n'est pas fécond.)
Qu'est-ce qui est fécond, ici ? Ce flottement permet de faire la différence entre deux modalités de l'ignorance :
- lorsqu'en l'âme, il y a le savoir, il n'y a pas de flottement
- mais lorsqu'en l'âme, il y a une ignorance complète et consciente d'elle-même, il n'y a pas de flottement non plus

Il n'y a flottement que parce qu'il y a à la fois ignorance et ignorance (inconscience, méconnaissance) de cette ignorance. Cette espèce de crise qui se produit dans l'âme d'Alcibiade l'introduit, au fond, à cette découverte qu'il y a deux formes d'ignorance, celle qui se connaît elle-même et celle qui ne se connaît pas elle-même. Or, ce qui caractérise l'opinant, c'est de croire savoir alors qu'il ne sait pas.
Ce qu'il se passe, dans cette contradiction intérieure, chez Alcibiade, c'est une ouverture de l'esprit qui, reconnaissant son ignorance, va pouvoir se mettre en chemin vers le vrai, vers la connaissance. Il suffit d'une crise de ce type pour que les choses soient une bonne fois résolues. Mais à peine cette ignorance est-elle reconnue qu'une autre opinion surgit, opinion qu'il faudra soumettre, elle aussi, à un examen dialectique.

La conversation, le dialogue en tant qu'il exclut le simple affrontement dogmatique et le monologue, constitue le point de départ obligé du travail de l'intelligence. Mais il ne suffit pas d'user du dialogue, c'est la façon d'en user qui compte. Justement, le Socrate des dialogues socratiques de Platon est le modèle de cette façon de pratiquer la dialectique. Au contraire, la dialectique sophistique est principalement soucieuse de mettre l'autre en difficulté, de porter la contradiction pour l'emporter sur lui. Au yeux de Platon, c'est là un défaut dans lequel tombent souvent les jeunes. Il développe l'idée que si cet usage sauvage de la dialectique est souvent de leur fait, on ne saurait leur en tenir rigueur : les sophistes en portent seuls la responsabilité. La conséquence qu'il en tire, c'est qu'il faut attendre que l'on soit d'un âge plus mûr pour pratiquer la dialectique.

[Lire par ailleurs : L'ignorance du philosophe et de l'opinant face au savoir.]

3. L'éducation

Dans le Livre VII (537e - 539d) de la République, Platon aborde la question des dangers de la dialectique mal pratiquée (ou pratiquée trop tôt).

Le contexte : la situation de celui qui recourt à la dialectique est comparée à la situation d'un jeune homme découvrant que ses parents ne sont pas ses vrais parents. Le jeune homme fait l'expérience d'avoir cru et d'avoir été trompé. Or, nous sommes le lieu d'une double sollicitation :
- sollicitation parentale (Elle s'efforce de nous fournir une éducation morale. Les parents essaient de donner à leurs enfants des principes pour conserver les traditions du groupe. Cette formation est conformiste, mais elle a le mérite d'apprendre à l'enfant à pratiquer la vertu.)
- sollicitation des flatteurs (Ils affirment qu'il ne faut pas se laisser avoir par ses parents. La voie de la vertu qu'ils enseignent n'est pas la bonne. Invitation à une vie qui ne sacrifie rien à la vertu, mais tout au plaisir.)
Il y a donc, dès l'enfance, 2 sollicitations opposées : - la vertu ; - le jouir (le plaisir). Lorsque Socrate achève cette comparaison, son interlocuteur ne voit pas le rapport avec la dialectique.

Nous avons, sur la justice et l'honnêteté par exemple, des maximes qui, comme des parents, nous ont appris à respecter autrui et à pratiquer la vertu. Il y a des traditions morales, une formation à laquelle un groupe social soumet chacun de ses membres, et que nous avons progressivement apprises. Mais nous avons aussi des sollicitations qui nous disent que ce conformisme n'est pas la bonne voie. Si on invite quelqu'un de conformiste, ayant reçu une bonne éducation, à s'interroger sur cette éducation reçue, à en rendre compte, il ne parvient pas le plus souvent à dire pourquoi il faudrait une telle éducation. Dès lors, il peut se sentir trahi par ses "premiers parents". Apparaissent en lui la défiance, le doute, l'ignorance. Il est susceptible de se laisser séduire par la dialectique, sans la comprendre. Or, c'est précisément le mal de la dialectique que de pratiquer l'éristique (façon querelleuse de pratiquer l'entretien) ou l'antilogique (user du discours, de l'argumentation, pour s'amuser à contredire). Dans les deux cas, nous avons affaire à un verbalisme qui se fait passer pour la pensée elle-même, d'autant plus séduisante et dangereuse que nos habitudes sociales et morales sont incapables de rendre compte de l'éducation reçue.

Platon n'accepte pas une telle éducation, aussi correcte soit-elle, car il s'interroge sur ce qui fonde la règle morale. Certes, il préfère la valeur des traditions au nihilisme des sophistes. Mais, puisque les victimes de la "dialectique" (du mal dialectique) sont incitées à ne plus croire à grand chose, à ne plus respecter les règles morales, puisqu'il y a une insuffisance rationnelle dans l'éducation des parents et du groupe (dans les traditions), il faut combler cette insuffisance rationnelle - l'enjeu étant aussi d'apprendre aux Athéniens à faire la différence entre la dialectique (la philosophie) et la sophistique.

Le dialecticien ne réfute pas pour le plaisir. La réfutation n'a de valeur que si elle est 'conductrice'. Il ne faut pas détacher les êtres trop jeunes de leurs convictions morales, ni les laisser dans l'aporie. Or Socrate ouvre d'emblée à Alcibiade la voie morale à laquelle il faut s'attacher, lorsque ce dernier fait l'expérience du flottement ; tandis que les sophistes en restent au niveau destructeur de la réfutation. Une éducation suffisante doit ainsi impérativement précéder la pratique de la dialectique. La dialectique est ce qui achève l'éducation.

C. Le διαλέγεσθαι comme rupture avec le discours de l'expérience et le discours poétique

1. Le refus du discours de l'expérience

Source : République (ou De la justice), Livre I (l'entretien entre Céphale et Socrate).

On a plaisir à dialoguer avec les anciens : ils nous ont précédés et ils ont suivi une route que nous aurons peut-être à suivre. C'est pourquoi il est intéressant de s'enquérir auprès d'eux, car il ont de l'expérience. Mais leur sagesse (et celle de Céphale, homme d'expérience) est limitée.
C'est bien de concevoir les désirs comme un esclavage, la tempérance comme un signe de liberté intérieure. Mais ce qui est en jeu n'est pas le caractère des hommes. Pour Céphale, la justice consiste à rendre ce qu'on doit aux autres. Or Socrate réfute ce qu'il dit en recourant à l'exemple de l'arme (exemple qui relève de la casuistique).

Au moment où l'entretien se focalise sur ce que doit être son objet philosophique (la justice), Céphale s'en va précipitamment. Ici, le διαλέγεσθαι récuse le discours de l'homme d'expérience. Pourquoi récuser ainsi l'homme d'expérience en tant qu'interlocuteur ? Il y a une différence entre :
- récuser l'homme d'expérience comme interlocuteur
- récuser les gens qui sont censés s'y connaître dans un certain domaine (les τεχνικοί)
Céphale est modeste, ce n'est pas lui qui a eu l'idée de définir la justice. Dans la pratique, il s'oriente de façon tout à fait correcte. Il y a comme une rectitude de l'expérience : Céphale est mesuré, modéré. Mais l'homme d'expérience n'est pas un interlocuteur possible. Pourquoi ? Cela tient à 2 raisons :

a. inévitable particularité et contingence de l'expérience.
Or la particularité de l'expérience particularise nécessairement l'enseignement. L'expérience permet certes de voir correctement les choses, mais cette correction, cette droiture ne suffit pas en philosophie. La vérité n'est pas une opinion droite, correcte ; même si, par ailleurs, elle se souciait de rendre compte d'elle-même, l'opinion droite ne pourrait valoir comme vérité. Cette rectitude est loin d'être au niveau de ce qui est nécessairement la vérité. Cette particularité, qui n'exclut pas la rectitude de l'expérience, ne permet pas d'accéder à la vérité. Il faut un raisonnement spécifique, celui de la philosophie.

b. Incapacité de l'expérience à rendre compte de ce qu'elle peut énoncer.
C'est son mutisme fondamental qui la rend impropre à participer à la dialectique. Elle n'existe jamais sous la forme d'un savoir transmissible. Dans l'expérience, il y a quelque chose d'indicible, de muet. Il y a aussi une répétitivité narrative des hommes d'expérience : ils ressassent, mais ils n'argumentent pas. On constate ainsi une incapacité de l'expérience à se dire.

Le διαλέγεσθαι doit donc prendre ses distances avec la seule expérience. Hegel, dans sa Phénoménologie de l'esprit, présente très explicitement sa phénoménologie comme une science de l'expérience de la conscience. L'accès au savoir doit nécessairement emprunter 2 voies : - l'expérience même, dont le débouché est de se supprimer elle-même pour accéder au savoir ; - le savoir (cf. la 3e partie de la préface). Platon, quant à lui, vise autre chose en récusant l'expérience, d'où le strict essentialisme de la pensée platonicienne.

2. Le refus du discours poétique

C'est déjà une pratique sophistique de commenter les œuvres du patrimoine littéraire. Platon pense que l'on peut faire dire n'importe quoi aux œuvres poétiques. Elles doivent être interprétées, c'est pourquoi elles lui paraissent suspectes, car cette nécessité de l'interprétation permet parfois aux politiciens de leur faire dire des imbécillités.
Il y a en outre une ambiguïté quant aux origines de la poésie (et du poète). Les Grecs tiennent le poète pour un homme inspiré, un homme divin. Au mieux, toutefois, la poésie est révélatrice. Elle dévoile. Mais quant à expliquer, c'est ce qu'elle ne fait pas. Les sentences poétiques sont énigmatiques. Le discours poétique dit peut-être des vérités, mais il n'en rend pas compte (et est incapable d'en rendre compte).

Il n'y a pas grand chose à tirer, philosophiquement, du discours poétique. Mais le dialecticien a la possibilité de recourir au mythe, quand cela est légitime, car il est des domaines où le discours de vérité est impossible, et où il faut recourir à des interprétations vraisemblables (cf. par exemple la formation physique du Cosmos dans le Timée). Dans le domaine politique également, le dialecticien peut légitimement recourir au mythe pour mener la foule là où il faut, car la foule ne peut pas être philosophe selon Platon, elle refuse de se soumettre à la raison. Or le mythe peut la persuader de suivre le dialecticien. Cependant, il ne faut pas confondre cela avec la démagogie : le mythe a pour but le bien de la foule.

En conclusion, le διαλέγεσθαι est à la fois ce qui permet à l'interlocuteur de se détacher de ses opinions, et de prendre conscience de ses contradictions. C'est une propédeutique à la science, mais c'est plus que cela : c'est une impulsion et un chemin, qui va mener à la connaissance. S'il en est ainsi, c'est que le διαλέγεσθαι a un rapport intime avec la pensée, c'est que le διαλέγεσθαι est déjà le διανοεῖσθαι.

2. διανοεῖσθαι [dialectiques 2, 3 & 4]

διαλέγεσθαι, cela désigne le 'dialoguer' ; διανοεῖσθαι, cela désigne le 'penser'.
Chez Platon, seule la pratique dialectique est expressive de la nature même de la pensée.

Sources :
A. Théétète (189e-190a)
B. Sophiste (263d et sq.) [et Phèdre (275d et sq.)]
C. Philèbe (16b et sq. & 39c et sq.)

Toutes ces œuvres sont des dialogues de la maturité, postérieurs à la République. Pour chacun des trois extraits, le contexte est identique : ce sont les 3 seuls où Platon s'interroge sur ce que c'est que penser. La réflexion porte sur l'une de ces redoutables apories sophistiques, celle qui consiste à montrer qu'un logos ne peut pas être faux. Selon Platon, dire, c'est dire quelque chose. Sa conviction, c'est que le logique et l'ontologique sont inséparables [On peut lire, éventuellement, le fil "Une nouvelle interprétation du Poème de Parménide", à partir d'ici].

Cela implique de reprendre la question de l'être : il faut bien qu'il y ait du non-être dans l'être pour qu'un discours soit faux (cf. la notion de l'autre). Ne faut-il pas qu'il y ait de la béance dans l'être pour qu'il soit dicible ? Comment un discours peut-il dire autre chose que de l'être, puisque dire quelque chose de faux, c'est nécessairement dire quelque chose qui n'est pas ? Platon se réfère à une analyse de ce que c'est que penser, pour essayer de résoudre l'aporie de la fausseté du discours.


A. Théétète (189e-190a)

Dans l'extrait considéré, il est question de savoir quel est le moment de la pensée véritable, de la réflexion. La διάνοια désigne le type de pensée de ceux qui atteignent les sens mais qui ne vont pas plus loin. Elle est hypothétique et ne sait pas rendre compte de ses propres hypothèses. Le διανοεῖσθαι désigne la pensée au sens générique du terme. Le moment de la pensée à proprement parler, c'est un entretien dialogué de l'âme avec elle-même. Mais de quoi cet entretien peut-il bien être constitué ?
- l'âme se pose à elle-même des questions
- elle essaie d'y répondre
- tantôt elle affirme, tantôt elle nie
Lorsqu'elle parvient à statuer, à dire une seule et même chose, alors on peut dire qu'elle a une opinion.

Cette forme dialoguante retenue par Platon pour définir la pensée s'appuie justement sur ce dialogue de l'âme avec elle-même, comme sur un fondement dernier. C'est une définition nominale (quid nominis) : "qu'appelles-tu penser ?" [par exemple, le §9 des Principes de la philosophie de Descartes constitue une définition nominale de la pensée]. Ce travail préparatoire permet progressivement de s'entendre sur ce dont on parle. S'entendre sur ce dont on parle, c'est s'assurer qu'on parle bien de la même chose.

Mais ce dialogue de l'âme avec elle-même ne débouche-t-il que sur une opinion ? En effet, Socrate émet une restriction : "c'est à la façon d'un ignorant que..." Pour que l'analyse de la nature de la pensée soit satisfaisante, il faudrait que la pensée soit pensée dans sa liaison avec son objet même. Or, ne faut-il pas distinguer entre la pensée seulement 'opinante' et ce discours vivant et animé de celui qui sait ? Au sens strict, penser désigne la vie même du savoir dans l'âme. Cette espèce d'hésitation, d'alternance entre affirmations et négations est la préparation de ce qui advient en elle : l'opinion. Mais la pensée, lorsque nous la pensons en rapport avec son objet, ce n'est pas autre chose que cette vie 'questionnante', 'examinante' de l'esprit, et dont la fonction et le sens du dialogue est de s'exprimer. Il y a donc une difficulté à distinguer ici entre opinion et pensée.

B. Le Sophiste (263d et sq.)

La pensée est un dialogue de l'âme avec elle-même, se produisant à l'intérieur d'elle-même, sans voix. Le discours, c'est le courant qui, parti de l'âme, passe par la bouche avec l'accompagnement de sons articulés. Dans les propos qu'elle se tient à elle-même, il y a des affirmations et des négations, et lorsque cela se produit silencieusement en l'âme, on n'a pas d'autre mot pour le désigner que δόξα. C'est parce qu'il a été établi que le discours peut être faux que l'on peut ainsi démontrer que la pensée elle-même, qui est une sorte de discours, peut l'être.

Quoi qu'il en soit, on constate le caractère actif de la pensée :
- elle discute avec elle-même
- elle se pose des questions
- elle se répond (elle y répond)
Mais n'est-ce pas là la nature d'une pensée encore séparée du savoir en l'âme ? Qu'en est-il de l'âme quand elle atteint enfin son objet, quand la pensée est devenue science ? Platon va-t-il devoir reprendre l'analyse de la pensée lorsque l'âme est en possession de l'intelligible ?

Cf Phèdre : l'écriture ne produit que des simulacres du réel. Le pire, c'est que nous prenons ce simulacre pour le réel lui-même. Les discours écrits sont un simulacre, pourtant "vous croiriez, à les entendre, qu'ils sont bien savants ; mais questionnez-les sur quelqu'une des choses qu'ils contiennent, ils vous feront toujours la même réponse". Platon entend opposer à ce discours de perroquet, moins le dialogue hésitant de l'âme avec elle-même, que ce qui fait que ce dialogue est vivant et animé. Or, enseigner, c'est tenir à l'autre un discours qui le féconde. La capacité dialectique est désormais la capacité de qui sait ensemencer l'esprit de celui qui apprend ce discours vivant et animé qu'est la pensée, qui apprend à penser. (Socrate choisit l'image du laboureur, pour donner à voir cette idée de fécondité en l'âme.)

Le projet de Platon est de concevoir une rhétorique différente de celle de Gorgias, une rhétorique philosophique normée par le dialecticien, consistant à : - analyser le discours et l'âme ; - proportionner le discours au type d'âme auquel on a affaire. Quel discours tenir à quelles âmes, pour les instruire ? Cela n'est resté qu'une idée, dans l'œuvre de Platon. Est-ce parce que "planter" un discours dans l'âme est très, voire trop difficile ? N'y a-t-il pas, d'ailleurs, dans ce discours instructif, dont le but est de féconder l'âme, une part même minime de violence ?


C. Philèbe (16b et sq.)

1. Διαλεκτικός désigne 4 choses principales :
- la pratique de l'entretien dialogué (le fondement le plus incontestable de cette pratique, c'est que la pensée, au moins dans la phase initiale de sa recherche, est un entretien dialogué)
- le parcours ascensionnel
- la science qui rend possible un tel parcours (connaissance des essences et de leur vie, connaissance structurée, éclairée par le Bien)
- Est dialecticien celui qui sait pratiquer de façon féconde les divisions (διαίρεσις)

Cette remontée s'effectue-t-elle selon un ordre obligé et invariable ? Si l'on considère la dialectique comme une méthode, la réponse est non. Il n'y a pas un parcours unique, mais des procédés.
Le πόρος (l'issue, le débouché) n'est pas tracé d'avance, il n'y a pas de mode d'emploi. Le géomètre, pour saisir l'intelligible, a besoin de l'image. C'est un point d'appui possible, qui doit cependant être dépassé. L'image ne sert que si on ne peut voir l'invisible au sein du visible. Or les mots ont la même fonction que l'image. Le nom nous met en chemin vers le concept, il nous permet de nous élancer vers l'essence. Il permet d'unifier le sensible (le terme "abeille" permet de grouper toutes les caractéristiques communes aux abeilles - cf. concept et définition nominale). Mais entre nous et l'essence, il y a un fossé qui s'explique par la fonction mimétique des mots, qui se distinguent en cela des choses auxquelles ils se rapportent. Pour apprendre le réel, il faut partir du réel lui-même, et non des mots, quelle que soit leur fonction mimétique, diacritique (opérer des distinctions didascaliques d'enseignement). Mais doit-on considérer les définitions (exigence d'unicité et d'universalité) comme le niveau intermédiaire entre les noms et les essences ? Ici, la conception de Platon est analogue à celle d'Aristote : la définition nous donne l'essence.

2. L'art dialectique serait le présent le plus précieux qui puisse être fait aux hommes. La route qu'emprunte le dialecticien est une voie d'origine divine. Et le fait de l'emprunter, c'est un peu se rendre divin. Mais elle n'appartient pas réellement aux hommes, qui peuvent la désirer éternellement. L'aporie dialectique est en quelque sorte un châtiment infligé aux hommes pour leur démesure, leur prétention à maîtriser la dialectique. N'ayant pas pu leur offrir l'immortalité, Prométhée, outre le feu, leur aurait donné la dialectique comme un substitut à l'immortalité. Mais la dialectique est jalonnée d'apories, elle est difficile. C'est un chemin presque trop beau, trop divin. Or c'était justement pour leur faire don de la mesure, car la dialectique évite aux hommes :
- d'aller trop vite ou trop lentement
- de passer trop vite de l'unité à la multiplicité (cf. Phèdre)
La dialectique permet de trouver les intermédiaires, de nombrer avec précision, de trouver les rapports, de mesurer. Socrate affirme même que cette science des intermédiaires est à l'origine de tous les autres arts (cf. 2 τέχναι choisies comme exemples : l'art musical et l'art grammatique), qui sont liés, d'une certaine façon, à la dialectique, art de maîtriser les divisions.

La question posée dans le Philèbe est celle de la vie bonne : qu'est-ce que le bien vivre, pour l'homme ? Socrate estime que des deux réalités concurrentes que sont l'intelligence et le plaisir, aucune des deux ne suffit à constituer la vie bonne. A elle seule, l'intelligence ne peut constituer le bien vivre. Personne, même le sage, n'accepterait de vivre sans le plaisir, et réciproquement. Ceci oblige à élaborer une théorie des plaisirs. Pour cela, il faut être capable de penser l'unité et la multiplicité du plaisir. Quelle sera la proportion ? Un seul type de plaisir est finalement accepté : le plaisir pur (jouissance esthétique), seul compatible avec l'intelligence. Platon établit une hiérarchie :
- les τέχναι (techniques du plaisir, compétences liées à l'intelligence, en fonction du critère lié à la mesure, mais fondées sur la seule expérience, et même sur la routine)
- techniques et sciences qui usent du nombre, de la pesée, de la mesure
- la faculté dialectique
Cette hiérarchisation n'introduit pas de rupture entre techniques et sciences, mais entre ce qui relève du nombre et ce qui n'en relève pas. C'est d'après ce critère que Platon place la dialectique en haut de la hiérarchie. Mais, par nature, elle ne se distingue pas d'abord des autres sciences. C'est à la fin du dialogue que la dialectique est déclarée science suprême, la plus exacte de toutes.

3. La science dialectique

On assiste, à la fin du Philèbe, à un revirement qui pose un problème d'interprétation et de compréhension de la dialectique platonicienne. Socrate revient sur l'hypothèse de la dialectique comme science suprême, en réaffirmant que les autres sciences et techniques du nombre contribuent, en fait, à la vie bonne. Pourquoi renoncer à la hiérarchie d'abord proposée ?

A. Quelques interprétations

D'après Sarah Kofman, dans Comment s'en sortir ?, si le Philèbe propose une définition de la dialectique comme science suprême, c'est parce que Platon souhaite abandonner cette conception 'techniciste' (cf. les τέχναι), cette définition prométhéenne de la dialectique (art de la division nombrée, dichotomie, double travail de division et d'unification). Il serait tenté de reprendre une définition plus ancienne, celle de la République, car la dialectique, comme science de l'être, est la seule qui soit toujours identique à elle-même. La supériorité de la dialectique ne serait plus liée à la seule supériorité de ses instruments (la mesure), mais à la supériorité de son objet. Tout se passe comme si, au moment même où il avait établi sa hiérarchie dialectique (comme science suprême, rupture avec les autres sciences), Platon éprouvait le besoin de se rétracter (rupture dans son œuvre). Une telle interprétation repose sur cette hypothèse qu'entre la République et la fin de sa vie, Platon aurait évolué vers une conception de la dialectique comme une partie seulement de l'ensemble des moyens que doivent posséder les hommes pour vivre une vie bonne. Pourtant, quand Sarah Kofman déclare que la dialectique serait un vol prométhéen, Socrate parle d'un cadeau divin. Cette interprétation, comme celle de Goldschmidt, consiste à faire de la dialectique comme science de la division, une dialectique logique, technique, donc en rupture avec la dialectique ontologique initiale.

Goldschmidt [lire également Henri Joly, Le renversement platonicien, notamment le chap. 1 : "Étymologies et néologismes"] tient cette fabrication de néologismes pour significative de la rupture entre dialectique ontologique (science suprême) et dialectique logique (technique, instrument de mesure). Elle serait expressive d'exercices dialectiques (mais ces exercices ne sont que des exercices, ils ne sont pas la dialectique). Le procédé diviseur est appliqué par Platon à des sujets qui exigent un traitement philosophique (cf. Sophiste et Politique). Goldschmidt insiste pour dire que ces exercices sont une propédeutique à la dialectique et qu'il ne faut pas prendre Platon à la lettre lorsqu'il affirme, comme dans le Politique, que ces exercices dialectiques ne servent pas à former des hommes politiques, mais de meilleurs dialecticiens. L'argument de Goldschmidt : dans Phèdre, les divisions sont trop importantes pour croire Platon, qui dit que seul le dialecticien est philosophe. Pourtant, même dans les textes où Platon parle de l'importance des divisions, il s'en tient toujours à la définition de la République.

D'après Auguste Diès, il ne s'agit que de différents aspects d'une même conception fondamentale, aspects qui se manifestent successivement dans l'œuvre de Platon. Les divisions dichotomiques ne sont pas une nouvelle conception de la dialectique, mais une méthode auxiliaire.

B. La dichotomie

La division dichotomique tend vers une division en deux (âme-corps ; intelligible-sensible ; réalité-apparence, etc.). Cependant, il n'y a pas de rapport immédiat entre dichotomie et dualisme.

Par dichotomie, Platon entend toujours séparer une voie droite et une voie gauche. La droite est celle de la rectitude ; la gauche est celle de la maladresse (voie sinistre - synonyme de gauche, de maladroit, qui signifie accident -, voie mauvaise). Avec la dichotomie, la voie droite permet d'avancer, la voie gauche reste improductive.

Attention cependant, la représentation du corps humain que propose Platon, quand il en parle explicitement, n'est pas dichotomique (cf. le Timée) mais ternaire. Auguste Diès néglige l'analyse ternaire de l'âme, chez Platon. La structure anatomique du corps humain est la mise en œuvre de la tripartition de l'âme. Car il y a une analogie structurelle entre l'âme et le corps :
- le νόος (ou νοῦς)
- le θυμός
- l'ἐπιθυμητικόν

Ce qu'il y a de nouveau, dans le Sophiste et le Politique : si la méthode dichotomique y est privilégiée, c'est que la dialectique semble désormais se réduire essentiellement à une méthode. Mais la dialectique reste multiple. Simplement, pour chaque nouvelle préoccupation, Platon se concentre sur un aspect seulement. Quelques exemples.

- Dans le Cratyle, la fonction de la dialectique, celle qui est privilégiée, c'est de diriger et de juger le travail du législateur instituant les noms (double fonction diacritique - faire des distinctions -, et didascalique - enseigner). Ici, le problème est de savoir si la science est toute dans le langage, et si le rapport entre les mots et les choses ne nous amène pas à considérer le réel comme entièrement fluant.
- Dans la République, Livre VII (537c), la dialectique a pour fonction de synthétiser ce que les diverses sciences ont de vertu ascensionnelle, de prolonger et d'achever l'élan vers le Bien. La dialectique rend capable d'une vue d'ensemble (synoptique). La préoccupation majeure de la République, c'est de former des chefs d'État. Il s'agit donc de marquer le rôle directeur de la dialectique, et la fin ultime de tout être et de tout acte (le Bien).
- Dans Phèdre, il s'agit de susbtituer à la prétendue psychagogie (capacité à conduire les âmes) de la rhétorique la psychagogie du dialecticien, fondée sur la connaissance et l'amour du vrai. Platon y met en œuvre son souci philosophique de conduire l'âme vers le lieu où elle doit être conduite, autrement dit vers le vrai.
- Dans le Sophiste, si le travail d'analyse est fait par éliminations successives, et si ces éliminations successives sont faites par divisions dichotomiques, la voie gauche étant improductive, c'est que le Sophiste a à établir, contre une éristique issue des Éléates, la possibilité d'un discours faux, d'un discours qui dit être ce qui n'est pas. D'où l'insistance ici à montrer qu'aucune détermination ne s'affirme sans se distinguer, sans nier de soi ce dont elle se distingue (cf. Spinoza et Hegel, pour qui toute détermination est une négation). [On peut se reporter à la notice du Sophiste, aux Éd. des Belles Lettres, pp. 273-280.]


Au total, s'il y a bien, dans les dialogues de la fin de la carrière de Platon, une insistance sur le travail dichotomique, on ne peut vraiment parler de tournant. Il est indispensable de parler de LA dialectique, à quelque moment que ce soit, même si la dialectique est multiple, car elle n'est multiple que dans ses aspects, ses moments. Le dialecticien est celui qui maîtrise l'unité et la multiplicité de la dialectique.
Lisons côte à côte le Philèbe, en 57e, et la République, Livre V, en 454a et sq. Dans le texte de la République, où la dialectique est pour la première fois abordée de manière aussi développée, aussi systématisée, la référence au travail dichotomique est explicite, d'autant plus que la méthode de division distingue le dialecticien et permet de le reconnaître. Dans le Philèbe, il est explicitement rappelé que la dialectique, c'est LA connaissance suprême, la science de l'Être (la réalité de l'Être est ce qui, de sa nature, est éternellement immuable - confirmation de l'interprétation moniste de la dialectique).[/spoiler]


Conclusion

Pourquoi doit-on redescendre, une fois atteint le Bien ? Plotin, par exemple, choisit de s'arrêter au Bien.

Platon n'est pas un mystique, on ne peut dire que la fonction de la dialectique est de s'arrêter au Bien. Il faut redescendre, une fois le Bien atteint. C'est de la politique, de la vie des hommes que Platon se soucie (quoique cette interprétation soit limitée).

La République montre 2 préoccupations :
- une préoccupation ontologique
- une préoccupation logique

Après la République, Platon aura 3 préoccupations :
- le discours des hommes (Sophiste)
- le monde dans lequel ils vivent (Timée)
- la vie que mènent les hommes (Philèbe)

Tout cela implique une redescente, c'est pourquoi la dialectique ne cesse pas dans la contemplation.
privacy_tip Permission de ce forum:
Vous ne pouvez pas répondre aux sujets dans ce forum
power_settings_newSe connecter pour répondre