Aktaíôn a écrit: La question portait de mon côté sur le romantisme ou le classicisme en tant que je comprenais que l'un privilégiait l'intellect et l'autre la sensualité ou la sensibilité. J'aurais préféré des exemples illustrant ces deux courants pour que l'on me montrât ce que signifiait réellement faire dans la peinture romantique ou dans la peinture classique, en quoi l'on voit que l'on privilégie les idées ou les sens.
Liber a écrit: C'est un peu plus complexe. Le romantisme privilégie plutôt l'intériorisation des sentiments ou au contraire leur exubérance, tandis que le classicisme les montre pudiquement et simplement. Tu as, si tu veux des exemples, Delacroix qui peint des gestes exagérés, des couleurs criardes, Ingres au contraire des gestes retenus, des couleurs douces. Quant à la sensualité à proprement parler, l'érotisme est nerveux et angoissé chez les romantiques, tandis qu'il est sain et paisible chez les classiques.
Comme le rappelle Liber, c'est un peu plus complexe, en effet. La distribution entre intellect et affect se retrouve à l'intérieur de chaque période, et à l'intérieur de chaque œuvre. Quand un peintre classique est amené à montrer des sentiments, il en fait autre chose que ce qu'en fait un peintre romantique. En outre, les peintres qui ne seraient qu'intellectuels et ceux qui ne seraient que sensibles sont peu nombreux, et permettent de tracer des frontières commodes, mais avec lesquelles il faut être prudent. En France par exemple, seul Delacroix est un peintre véritablement romantique, tout simplement parce que les Français sont et restent classiques ou attachés au classicisme. La sculpture et l'architecture n'ont pas suivi le même mouvement que la peinture, et les beaux-arts eux-mêmes (peinture comprise) ne pouvaient suivre le même mouvement que la littérature.
Or c'est dans la littérature seulement que le romantisme français a trouvé à s'exprimer, avec deux moyens formels différents qui n'interdisaient pas l'expression de la subjectivité : l'écriture autobiographique (version Chateaubriand) et le lyrisme poétique (la triade Hugo, Lamartine, Musset). Ces deux moyens étaient les plus propres à l'expression affirmée des sentiments, toujours près de déborder, mais dont le débordement même est comme rattrapé et compensé par des formes et des règles classiques (le sonnet et l'alexandrin pour la poésie lyrique et amoureuse), ou une forme de récit ancestral, noble et réglé (le mémoire, qui permet à Chateaubriand d'inscrire son histoire dans l'histoire, peignant une fresque gigantesque qui appartiendrait, si nous devions nous livrer à ce genre d'exercice, à la peinture d'histoire).
Le romantisme forcené qui ne demande qu'à s'abandonner au dérèglement des sens est peu répandu en France : Rousseau et ses
Confessions, où la sincérité "automaniaque" confine à l'hystérie ; Baudelaire "nécromane" et la multiplication de moyens scripturaux en principe non littéraires ; Rimbaud, qui n'est pas exactement un romantique, mais qui achève le mouvement circulaire du romantisme avec ce qu'on peut appeler son "hétéromanie", l'autre ou l'envers de l'hystérie (je est un autre), et qui finit par abandonner la littérature à elle-même. Or ces trois-là ne sont pas les références auxquelles ont recourt pour l'expression des sentiments.
Les trois peintres-écrivains choisis par Liber, maîtres de la description, adoptent une démarche opposée à celle des trois aliénés que j'ai choisis. Ils utilisent une forme d'écriture moderne, le roman, ce qui me paraît plus propre à hériter du classicisme (c'est pourquoi, par exemple, on ne saurait s'étonner que Gautier annonce les parnassiens ; comme il n'est pas étonnant que ce soit Stendhal qui conceptualise la différence entre romanticisme et classicisme). L'égotisme stendhalien est
scientifique (cf. la préface à
De l'amour) : Stendhal étudie ce qui est romantique. Avec Balzac et Gautier, il forme un ensemble d'écrivains réalistes qu'on pourrait rapprocher de la renaissance toscane (Gautier primitif ou préraphaélite en ceci qu'il s'intéresse plus aux objets qu'aux personnes), du réalisme hollandais (Balzac), ou du naturalisme caravagesque (Stendhal). Il est très significatif que le XIXe siècle français, Stendhal en tête, redécouvre des écrivains de la Renaissance, à commencer par Shakespeare et Ronsard.
De quel réalisme pourrait-il s'agir ici ? D'un réalisme anatomique. Rien d'intellectuel donc. La description la plus achevée interdit l'intellectualisme, en préservant et l'objet étudié (le réel), et le point de vue adopté (distance, objectivité). D'où ma remarque initiale à propos de la manière la plus propre ou pertinente dont on peut hériter du classicisme, nos trois réalistes ayant l'intérêt de s'opposer à l'académisme ou au néoclassicisme, qui risquent d'associer des formes et des objets incompatibles. Ce qui "sauve" ou autorise David, c'est l'épopée (la violence) révolutionnaire et surtout napoléonienne, politique, et son impact sur la pensée (Socrate, Marat) ; ce qui "sauve" Ingres c'est son érotomanie. Dans les deux cas, la violence leur impose un formalisme classique, seul régulateur assez puissant pour éviter le n'importe-quoi. Delacroix, lui, a les moyens du romantisme, précisément parce que sa couleur accepte de faire le travail du dessin, de la forme, et que son intérêt va à des choses moins nobles ou sublimées, tout ce qui est propice au défoulement face à la morale bien-pensante (le peuple, l'orientalisme). C'est donc un peintre bourgeois (et critique de la bourgoisie) en ceci qu'il peint tous les fantasmes auxquels la bourgeoisie aimerait s'abandonner mais qu'elle endigue avec son puritanisme et sa morale contreproductifs (tant cela même corrompt les passions en pathos).