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La deuxième conception ellulienne de la technique : le système technicien

Dès La Technique ou l’enjeu du siècle, Ellul pressentait que les caractères du phénomène technique le feraient basculer du phénomène au système. Il étudie ce processus dans Le système technicien, où il reprend son analyse des caractères en la réorganisant. Parmi les cinq caractères qu’il avait reconnus dans le phénomène technique, il n’en retient plus que trois : l’autonomie, l’unité, et l’universalité ; en leur ajoutant ce quatrième : la totalisation, qui lui permet de tirer les conséquences des trois précédents et de saisir en quoi le phénomène technique est un système. Par totalisation, Ellul dit que le phénomène technique est, « en même temps, spécialisateur et totalisant ».

Jacques Ellul
Il est un phénomène global, dans lequel ce qui compte, c’est moins chacune des parties (…) que le système de relations et de connexions entre elles — ce qui veut dire d’ailleurs, que du point de vue scientifique, on ne peut étudier un phénomène technique que globalement : aucune étude particulière de tels aspects, de tel effet ne peut aboutir […]. [La spécialisation] technicienne implique une totalisation.

Ellul voit bien que les effets pervers de la technique, ne faisant l'objet d'aucune synthèse, n’ont donné lieu à aucune étude globale. Conscient de la singularité du phénomène technique, ayant mis au jour la régularité statistique de ses effets imprévisibles, il montre que le phénomène technique n’est pas qu’un phénomène parmi d’autres : il est global ; et doit être analysé comme tel, si on veut le comprendre. C’est là que les difficultés commencent : en guise d’études globales, le phénomène technique n’alimente que les idéologies. La question est de savoir comment éviter cela, sachant qu’une compréhension globale reste nécessaire.

Suivons le cheminement intellectuel d’Ellul. Deux des caractères qu’il imputa d’abord au phénomène technique, l’auto-accroissement et l’automatisme, sont désormais imputés à la progression technique. Pour quelle raison ? Dans La technique ou l’enjeu du siècle, Ellul dit qu’au point de vue de l'efficacité technique, « l’orientation et le choix techniques s’effectuent d’eux-mêmes », non par déterminisme mais parce que la logique de la situation est telle que les moyens techniques sont privilégiés par avance (cf. l'automatisme, parmi les cinq caractères du phénomène technique). En effet, les individus expérimentent un nombre incalculable de fois l’efficacité de ces moyens, et, par un effet d’agrégation, semblent dire d’une seule voix : « Il faut supprimer le hasard ». Au point de vue de l'auto-accroissement, « la technique s’engendre elle-même » : chaque découverte technique trouve de multiples champs d’application. Les techniques se combinent, et plus elles se combinent en réalité, « plus il y a de combinaisons possibles ».

Dans Le système technicien, Ellul examine la possibilité de concevoir le phénomène technique comme un phénomène statique, c’est-à-dire comme non progressif, bien qu’évolutif. Cela impliquerait la possibilité pour les individus de décider, à un moment ou à un autre, que l’efficacité technique à laquelle ils sont parvenus les satisfait pleinement. Chose inconcevable, puisque la technique est aussi source d’insatisfactions. Si la raison et la prise de conscience définissent le phénomène technique (la raison comme capacité de trouver d’autres moyens que des moyens non-techniques pour agir, et comme volonté de perfectionner l'efficacité des moyens techniques ; la prise de conscience comme volonté d’étendre à toujours plus de domaines la rationalité technique), cela implique la progression technique, distincte de la simple évolution. Or, progression et phénomène techniques forment le système technique.

Jacques Ellul
Le phénomène technique est spécifique de la civilisation occidentale depuis le XVIIIe siècle. Il se caractérise par la conscience, la critique, la rationalité. […]. Mais le phénomène technique ne suffit pas en lui-même à constituer le système, en effet, il peut être considéré comme essentiellement statique : on peut être tenté de prendre le phénomène tel quel et le considérer, l’analyser en l’état. Or, ce faisant, on ne commettrait pas seulement l’erreur habituelle à ce genre de ‘‘coupe’’, à un moment donné, mais encore on manquerait le système lui-même, car celui-ci est en tant que tel évolutif. Mais il faut bien préciser le point : je ne veux pas dire que les objets ou le phénomène technique évoluent. Cela va de soi, c’est une évidence […]. Chacun sait que les automobiles de 1970 ne sont plus celles de 1930. Mais en cela, l’objet technique ou plus globalement le phénomène, n’est pas différent de n’importe quel caillou. Or, nous disions que le système technique est constitué du phénomène et de la progression. Celle-ci n’est pas la modification de l’objet, ni son évolution. Or, c’est ce que nous sommes toujours tentés de penser. ‘‘Tout coule’’, le temps passe, donc l’objet change. […]. Mais précisément avec la technique nous sommes en présence d’une tout autre réalité, c’est la technique qui produit son propre changement. […]. La progression fait en quelque sorte partie de l’objet même : elle lui est constitutive. Il n’y a pas, disions-nous, de technique s’il n’y a pas progression. Le progrès technique ce n’est pas de la Technique qui évolue, ce n’est pas des objets techniques qui changent parce qu’on les perfectionne […]. La technique comporte comme donnée spécifique qu’elle se nécessite pour elle-même sa propre transformation.

Rien d’idéologique dans l’analyse d’Ellul, qui parvient donc à penser le phénomène technique dans sa globalité, sans pour cela faire appel à une Loi de la Technique, encore moins à la Technique comme Loi déterminant l’évolution de notre société. La technique est un système, elle « a pris maintenant une telle spécificité, qu’il est devenu nécessaire de la considérer en elle-même, et en tant que système. » Mais qu’est-ce qu’un système ?

Jacques Ellul
Il existe aujourd’hui de nombreuses conceptions du ‘‘système’’. […]. [La définition] de Parsons (deux unités ou davantage reliées de telle façon qu’un changement d’état de la première soit suivi d’un changement d’état de toutes les autres, qui sera suivi à son tour d’un nouveau changement de la première, constituent un système), qui caractérise bien un aspect du système technicien, mais elle est en réalité beaucoup trop vague. En tout cas, ce qui s’applique particulièrement bien, dans la pensée de Parsons, au système technicien, c’est qu’un système est forcément intégrateur et intégré — ou encore une ‘‘organisation structurale de l’interaction entre des unités’’. Il comporte un modèle, un équilibre, un système de contrôle (Parsons, The social system, 1951, éd. Fr. : Le système des sociétés modernes, 1974). Je retiendrai pour ma part plusieurs caractères : le Système est un ensemble d’éléments en relation les uns avec les autres de telle façon que toute évolution de l’une provoque une évolution de l’ensemble et que toute modification de l’ensemble se répercute sur chaque élément. Il est donc bien évident que les facteurs composant le système ne sont pas de nature identique. Il y a par exemple des éléments quantitatifs et d’autres qui ne le sont pas. Enfin, il est certain que la rapidité de changement de chacun des facteurs n’est pas identique — le système a son processus et sa vitesse de changement spécifiques par rapport aux parties. De même qu’il comporte des lois particulières de développement et de transformation. Le second caractère que je retiendrai, c’est que les éléments composant le système présentent une sorte d’aptitude préférentielle à se combiner entre eux plutôt qu’à entrer en combinaison avec des facteurs externes. Le système économique implique une relation préférentielle, ce qui entraîne à la fois une tendance au changement pour des motifs internes et une résistance aux influences extérieures. Le troisième caractère est évidemment qu’un système qui peut être saisi à un moment de sa composition est cependant dynamique : les inter-relations entre les parties ne sont pas du type de celles qui existent dans les pièces d’un moteur qui agissent bien les unes sur les autres et en fonction les unes des autres, mais qui répètent indéfiniment la même action : dans un système les facteurs agissant modifient les autres éléments et l’action n’est pas répétitive mais constamment innovatrice. Les inter-relations produisent une évolution. Le système n’est jamais figé, tout en restant cependant un système et tel qu’il puisse être reconnu comme ce système x même après de nombreuses évolutions. Le quatrième caractère, c’est que ce système existant en tant que globalité peut entrer en relation avec d’autres systèmes, avec d’autres globalités. Enfin, il est bien connu que l’un des traits essentiels est le feed-back. […].
Un système se caractérise donc par le double élément, d’une part des inter-relations entre les éléments principaux et significatifs de l’ensemble (…) et d’autre part de sa relation organique avec l’extérieur : un système en sciences sociales est forcément ouvert. Il ne peut jamais être considéré en soi à l’exclusion de toute autre relation.
[…].
[…]. Actuellement la technique est développée de telle façon dans ses aspects qualitatifs et quantitatifs que l’on peut concevoir son développement ‘‘normal’’ : il y a une logique qui fait le système. Par conséquent, je prétends rendre compte du réel en analysant ce système et son évolution. Mais il est évident que je ne puis le faire avec une entière certitude, car le système technicien n’est pas achevé : il n’est pas clos, il n’est pas un système évoluant par sa seule et unique logique interne : il comporte donc une grande marge d’aléa. Mais il comporte aussi une grande part de probabilité.

Le système technique est à ce jour la seule réponse que nous ayons trouvée aux effets pervers du phénomène technique. Pas grand-chose donc, puisque le système à son tour multiplie ces effets (système ouvert) qui rendent le système toujours plus nécessaire (système clos). La singularité de la technique est d’être englobante — phagocytaire — : ou bien on la pense dans sa globalité, évitant ainsi une interprétation totalisante et déterministe ; ou bien on n’y voit aucune singularité, se condamnant ainsi à ne pas la comprendre. Mais la penser comme un tout, ce n’est pas intervenir sur le système technique — cela inciterait plutôt à y renoncer… On n’intervient que lorsqu’on ne la comprend pas, contribuant ainsi au mécanisme des effets pervers. Or, on intervient seulement quand on est convaincu de détenir une réponse globale, que les problèmes techniques ne permettent pourtant pas ; et simple, alors que les problèmes techniques ne le sont pas. Seuls nos objectifs techniques sont simples et imposent d’agir techniquement, nous faisant croire que les problèmes techniques sont simples — s’ils l’étaient, il n’y en aurait pas : les résultats coïncideraient avec les objectifs ; mais, dans une situation technique, l’objectif atteint n’est qu’une partie du résultat ; le reste, ce sont les problèmes techniques ! Mais, puisque nous avons du mal à les identifier comme tels, nous invoquons des causes qui n’existent pas.

Mettons-nous à la place de l’agent social confronté à l’émergence d’un problème technique, c’est-à-dire d’un phénomène émergent. Que peut-il se dire ? Reprenons une remarque de Boudon, à propos des systèmes d’interdépendance.

Raymond Boudon
Ces systèmes sont exclusivement soumis à la volonté des agents qui les composent. Pourtant, tout se passe comme si les conséquences de leurs actions leur échappaient : division du travail, nucléarisation de la famille, caractère oligarchique des partis démocratiques, anomie, ne sont la conséquence de la volonté de personne. Ces phénomènes s’imposent aux individus au point de leur apparaître comme le produit de forces anonymes.

Maintenant, imaginons l’agent social ‘‘pris’’ dans un ‘‘système’’ qu’il ne sait pas identifier : ce système lui semble à la fois surdéterminant et pourtant défaillant. Surdéterminant parce qu’il ne le maîtrise pas ; défaillant parce que s’il ne l’était pas, il ne constaterait pas une discordance entre le résultat de son action et le but qu’il s’était proposé. Il se trouve donc dans une situation incertaine, qui s’exprime par une contradiction apparemment incompréhensible. Il lui semble alors qu’une loi cachée s’exerce à son désavantage, ou bien que la contradiction est le signe d’un conflit entre la ‘‘classe’’ à laquelle il appartient, et la classe ennemie, voire dominante. Tout se passe donc bien comme si l’agent social était déterminé par ‘‘quelque chose’’ qui échappe à sa volonté. Il perçoit une distorsion entre l’efficacité de son action et l’inefficacité du résultat. Si le ‘‘système’’ dans lequel il se trouve lui paraît tout à la fois surdéterminant et défaillant, c’est pour une seule et même raison : le système entrave l’action au lieu de la rendre possible.

L’agent social a l’intuition de ce dont a pleinement conscience Jacques Ellul, lorsqu’il énonce le problème, en ces termes à peu près : si la technique est un système, ce système a l’inconvénient décisif d’être dépourvu de feed-back. Non qu’il n’y ait aucune rétroaction possible : il n’y a que des rétroactions. Mais, si elles modifient certaines structures du système, elles ne modifient pas le système lui-même, qui a la particularité d’engendrer des effets pervers, et de continuer à le faire malgré les rétroactions et à cause d’elles. D’après Ellul, face au système technique, on ne pourrait parler de rétroaction véritable que si la rétroaction modifiait les structures du système de façon qu’il ne provoque plus d’effets pervers. La seule rétroaction envisageable serait de ne pas intervenir, puisque les efforts faits par les collectivités pour éliminer les effets pervers sont cela même qui les provoque.

Jacques Ellul
Tout le drame technologique actuel tient à ce que la technique ayant conquis son autonomie et fonctionnant par auto-accroissement ne pourrait […] avoir de feed-back que par une pression externe : le feed-back est rendu possible par le complexe informatique, mais la relation doit être médiatisée par un élément non technique, ce qui va à l’encontre de l’autonomie, et est parfaitement inacceptable. Mais non seulement c’est la relation qui dépend de l’homme, c’est aussi la réception de ces informations et leur transformation en programmes : ainsi la rétroaction du système technicien passe nécessairement par la prise de conscience des effets majeurs de la Technique, prise de conscience effectuée par l’homme inclus dans le système. Ainsi ne saurait être suffisant le fait que l’homme agirait avec ses bons sentiments, ses idées morales ou humanistes, ses convictions politiques, ses principes. […]. Nous sommes passés à un stade d’organisation technique où l’homme ne devrait pas intervenir, mais il ne peut pas ne pas intervenir par suite de cette absence de régulations internes.

Dans ce cas, quel type de réponse l’agent social peut-il se proposer ? Quelle conclusion apportera-t-il à son intuition du problème ?

Ellul attribue à la progression technique deux des caractères qu’il attribuait d’abord au phénomène technique : l’auto-accroissement et l’automatisme ; deux caractères qui montrent à quel point l’action des individus est engagée, rationnelle, mais qui montrent aussi à quel point il y a un déséquilibre entre la rationalité praxéologique et la rationalité axiologique.

Jacques Ellul
Le grand mécanisme de production de l’auto-accroissement, c’est en réalité l’apparition des problèmes, dangers et difficultés. En réalité on peut les présenter de façon bien simple : toute intervention technique (…) provoque des difficultés ou des problèmes — et on se rend très rapidement compte que seule une réponse technique est utile ou efficace. Ainsi la technique s’alimente elle-même par ses propres échecs. ‘‘Notre progrès est donc un complexe de résolutions de problèmes et de création de problèmes’’ (De Jouvenel).

Mais ce qui complique encore ce "complexe de résolutions et de créations de problèmes", c’est la ‘‘leçon’’ qu’en retiennent les agents sociaux.

Jacques Ellul
J’entends par auto-accroissement le fait que tout se passe comme si le système technicien croissait par une force interne, intrinsèque et sans intervention décisive de l’homme. Bien entendu, je ne veux pas dire par là que l’homme n’intervient pas et n’a aucun rôle. Mais que cet homme est pris dans un milieu et dans un processus qui font que toutes ses activités, même celles qui apparemment n’ont aucune orientation volontaire contribuent à la croissance technicienne qu’il y pense ou non, qu’il le veuille ou non.

La progression technique a l’apparence de se produire sans l’intervention humaine, tandis que dans la réalité, ce sont les hommes qui agissent. Plus l’action est efficace et rationnelle, plus grande est la possibilité d’un écart entre le but visé et le résultat obtenu.

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